Sur le quai de la gare

Il fait 26 degrés en ce dimanche soir de septembre. Les grosses chaleurs européennes perdurent. Une brise légère caresse les feuilles des arbres encore bien garnis. Le jour persiste en cette fin d’été, le vent siffle légèrement et les pas résonnent lourdement sur les pavés de pierre menant à la gare.

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L’heure n’est pas au bavardage puisque nous sommes venus à deux et je repars seule, laissant mon petit dernier, Ludovic, sur le sol français pour son année d’études. Derniers regards furtifs, dernières tentatives de caresse, derniers échanges ; les ultimes paroles, quant à elles, peinent à se faire entendre, tant le cœur est lourd. Les minutes filent, les secondes s’affolent. Comme le temps peut manquer au temps.

Dans cette gare à l’est de la France, les voyageurs s’activent : des vacanciers, l’air sérieux, pensent à la reprise du travail le lendemain, d’autres ont des mines défaites par trop de fête, et quelques personnes, comme moi, ont le regard triste et les entrailles déchirées car elles s’apprêtent à se séparer de ceux qu’elles aiment. J’emprunte l’escalier roulant pour m’approcher du quai. L’instant est pénible.

À l’orée de toute séparation, la brume semble sortir de nulle part pour se poser dans les yeux qui se remplissent alors de larmes. Je peine à voir, je distingue avec difficulté, tant mes yeux embrumés cherchent à arrêter le temps. Mais celui-ci ne peut se figer.

Sur ce quai, je vois le train se rapprocher et l’impressionnante horloge tourner ses grands bras sans trêve ni repos. Tic tac, tic tac… Il est 19h36. S’il y a une chose qui n’attend pas, s’il y a bien un moyen de locomotion redoutable, c’est bien le train !

Tic tac, tic tac ! Tout s’emballe, tout s’embrouille. Une fois l’annonce faite au micro informant qu’il entre en gare, il faut que je m’éloigne du bord du quai avant de m’éloigner de ma chair. Le train s’arrête et ouvre grand ses portes. Le conducteur fixe sans pitié son regard sur le cadran de la pendule, prêt à redémarrer. Moi, je fixe les souvenirs et un visage à l’affût d’une dernière expression. Rien qu’une !

Il faut faire vite. Le temps file, les secondes s’égrainent : ce n’est plus le temps des étreintes, juste le temps des regards. Je dois avancer et je m’éloigne à reculons, parmi les voyageurs pressés et la foule qui envahit l’espace.

Vite, vite ! À 19h42, il sera trop tard. Mon regard se perd dans cette masse de gens. Impossible de rester sur place et de voir au travers des ombres ambulantes et des larmes. Nous sommes parfois condamnés à ne plus voir, pendant un certain temps, ceux que nous aimons et chérissons. Dans ces moments-là, on voudrait tant retenir le temps, mais celui-ci s’échappe et file. Ce qui donne le temps aux jeunes adultes de se détacher des leurs pour grandir, mûrir et s’épanouir.

Une jeune fille blonde aux yeux vert émeraude, pressée, me frôle et sa valise à roulettes passe sur mes pieds. Elle semble perdue dans ses idées et aveuglée par ses larmes. Elle est dans le même état que moi. J’apprends plus tard qu’elle vient de quitter sa mère, sur ce même quai, et s’envole bientôt au Canada pour ses études. Pour le meilleur, le cordon ombilical vient d’être coupé : « Tchack ! » Il y a pire, c’est certain. Mais cette douleur semble insurmontable sur le moment.

Visages figés, estomacs noués ! J’avance malgré tout à grands pas pour ne point manquer cette longue chenille froide et grise qui déchirera les kilomètres à grande vitesse. L’immense tristesse ne persistera heureusement pas trop longtemps alors qu’elle me semblait définitive. Puis, comme toujours, le temps passe, les secondes s’adoucissent, les minutes apaisent, le cœur s’allège, les larmes sèchent et les souvenirs réconfortent déjà. Et, miracle, le visage retrouve un peu de quiétude, malgré le chagrin.

Pendant que je regarde défiler les paysages à travers la vitre, je ne peux m’empêcher d’imaginer l’horreur qui se vit au Maroc après le séisme. Quelques secondes et des vies englouties sous les décombres. En quelques claquements de doigt « Clac, clac ! », tout s’est effondré dans un effrayant grondement ! Sont alors restés la poussière, les débris, la détresse, l’angoisse, la frayeur… et l’insoutenable perte des proches. Ces images atroces et désespérantes me tourmentent, mais quittent toutefois rapidement mon esprit. Ce soir, je suis centrée sur ma petite personne de mère-poule éplorée.

Tic tac, il est 21h15. La nuit recouvre Paris. Le train entre en gare dans cette ville mythique qui fait rêver les amoureux et s’arrête après un long grincement de freins. Me revoilà sur un quai, quelques centaines de kilomètres plus loin.

Les voyageurs descendent du train, toujours pressés. Vite, vite, tous activent le pas et je les suis, aveuglément. Inlassablement, je me refais le court métrage de ma vie d’il y a presque deux heures. Mes pas ralentissent automatiquement comme pour me retenir dans les souvenirs, puis s’accélèrent. De loin, je me réjouis de voir deux visages lumineux d’enfants. Yeux joyeux, sourire aux lèvres, ils lèvent la main et se mettent sur la pointe des pieds, de peur que je ne les vois pas : « Tati Camille, tati Camille ! » Ici, c’est la joie des retrouvailles après la tristesse de la séparation là-bas. Sur le quai des gares, les bouts de vie se déroulent, bonheur et chagrin se côtoient et s’apprivoisent.

Épuisée, je ne pense qu’à regagner un nid douillet pour la soirée. Quant au TGV, il a terminé sa journée, est rentré au bercail et se repose pour la nuit, avant de recommencer, demain, sa tournée des adieux et des rencontres.

Gaiement accompagnée, j’arpente la gare et retrouve dehors un Paris illuminé par ses lampadaires et ses cafés en bord de routes. La ville trépide, mon cœur tressaille et je n’entends même pas mes pas, légers, sur les pavés de pierre. Ici aussi, une horloge déploie ses gros bras qui tournent sans relâche, mais maintenant ils ne m’impressionnent même plus. Heureusement que le temps ne se fige pas. Plus vite il passe, plus vite je retrouverai celui laissé plus tôt.

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