Notre invitée de cette semaine est Rita Venkatasawmy, l’Ombudsperson for Children. Dans l’interview qui suit, elle réagit aux critiques contenues dans le rapport du Public Accounts Committee et celui du directeur de l’Audit sur les shelters. Partageant sa réflexion sur l’évolution de ce secteur, elle dit les mesures à prendre pour le rendre plus performant.
l À quoi servent les shelters ou abris ?
— Les Residential Care Institutions sont des résidences qui ont pour objectif d’offrir un abri, une famille de substitution, temporaires, aux enfants négligés ou victimes d’abus qui ont besoin de protection.
l Le secteur des shelters ou abris est sous le feux des projecteurs de l’actualité. Des parties des rapports du Public Accounts Committee et du bureau de l’Audit, soulignant des irrégularités et le non-respect des règlements dans le fonctionnement des shelters, a provoqué des réactions. Mais est-ce qu’il fallait la publication de ces rapports pour découvrir que tout ne tourne pas rond dans ce secteur ?
— Ce genre de critiques, reposant sur des faits, nous offre une opportunité de faire le point sur la qualité des services offerts par certains shelters. Il faut savoir accepter les critiques constructives de manière positive. Le rapport du PAC souligne le fait que certains shelters en fonctionnement ne sont pas enregistrés. Celui de l’Audit démontre que des shelters gérés par le gouvernement ne soumettent pas leurs comptes, comme cela est prescrit. J’avais dans mon rapport 2016-17 fait un exercice d’évaluation pour dire ce qui marchait et ce qui ne marchait pas dans le secteur. Certaines des recommandations ont été mises en place, d’autres non. Il était important pour nous de mettre en évidence les forces et les faiblesses du système, comme le font les rapports que vous citez. Il faut pratiquer le respect des règles et la transparence dans l’administration des shelters, sinon la mauvaise gestion peut aboutir à la violation des droits de l’enfant.
l Est-ce que votre rapport a été, comme beaucoup d’autres, mis dans un tiroir pour ne pas dire à la poubelle ? Ce qui risque, d’ailleurs, d’arriver à ceux de l’Audit et du PAC…
— Je ne peux parler que de mon rapport. Il a été lu par ceux qui travaillent dans le secteur ; des étudiants au niveau universitaire ici et ailleurs, et par des citoyens, parce qu’il est disponible sur internet. Je peux vous dire qu’il est lu et commenté parce que nous avons des retours et des critiques.
l Est-ce que ceux qui sont appelés à prendre des décisions dans ce secteur ont lu ce rapport et ses recommandations ?
— Oui. Mais entre lire un rapport et mettre en application ses recommandations… Cependant, certaines ont été retenues. Nous avions recommandé une close supervision des shelters qui ne peuvent pas travailler derrière des portes fermées, sans transparence. Depuis, une section, la Licensing and Enforcement Services Unit, a été créée et ses officiers effectuent régulièrement des visites d’inspection des abris résidentiels, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ils doivent faire un constat du cadre dans lequel les enfants évoluent. Ces inspections ont un impact positif sur la qualité des services offerts par ces abris. Nous avons recommandé, par ailleurs, que ces unités soient de petite taille pour accueillir un petit nombre d’enfants, douze au maximum. Et ce, pour recréer, autant que possible, les conditions d’une vie familiale parce qu’un enfant doit grandir dans une famille. Heureusement qu’aujourd’hui, la tendance est, surtout dans les ONG du privé, vers ce modèle qui a été élaboré par des instances des Nations-Unies en ligne avec la Convention des droits de l’enfant.
l Est-ce qu’il y a beaucoup de shelters qui sont de grandes unités avec beaucoup d’enfants ?
— Il existe encore des shelters qui peuvent accueillir un grand nombre d’enfants, jusqu’à 30, ce qui est compliqué pour la réhabilitation de leurs pensionnaires. Malgré toute leur bonne volonté, les carers ne peuvent donner la même qualité d’écoute et d’attention à un groupe de 12 et à un groupe de 30 enfants. Il est important que, pour les années à venir, nous puissions avoir des shelters avec un nombre limité d’enfants, pas seulement dans les faits, mais également dans les règlements. Tout cela pour pouvoir recréer, autant que possible, une structure familiale dans laquelle l’enfant puisse s’épanouir, et pour faciliter sa réhabilitation.
l Beaucoup de personnes assimilent les shelters à de petites prisons pour jeunes délinquants. Est-ce que cette image est correcte ?
— Cette image n’est pas correcte. Il ne faut pas mettre le travail de tous les ONG qui gèrent les shelters à Maurice dans le même panier. Il y en a qui font un excellent travail, d’autres moins. Il existe aujourd’hui à Maurice 32 shelters, abris ou espaces résidentiels pour cette catégorie d’enfants. La moitié, gérée par des ONG, sont de petites unités avec une douzaine d’enfants maximum. Le reste, dont quatre shelters gouvernementaux, ont plus de pensionnaires, jusqu’à 30. Les shelters du gouvernement ont plus de financement et de ressources que ceux gérées par des ONG. Il faudra à l’avenir harmoniser ces services et cela a été déjà discuté. Il y a environ 500 enfants placés dans les shelters, sans doute autant, sinon le double, d’enfants maltraités que les services sociaux n’arrivent pas à détecter. Mais 500 enfants pour une population d’un peu plus d’un million d’habitants, c’est beaucoup.
l Quel est l’organisme gouvernemental responsable de la surveillance et de la gestion des shelters à Maurice ?
— La Child Development Unit (CDU) et la Licensing and Enforcement Services Unit, dont je vous ai parlé, qui sont toutes deux sous l’ombrelle du ministère de l’Égalité des Genres.
l Vous ne pouvez pas ignorer le nombre d’ONG, de parents d’enfants et mêmes d’avocats qui ont dénoncé le fonctionnement de cette fameuse CDU. Cela fait des années que ces critiques sont faites et rien ne change.
— Ce n’est pas juste de dire que rien n’a changé. On ne peut pas dire que tous les officiers de la CDU ne font pas bien leur travail. Ils font un travail qui est beaucoup plus difficile qu’on ne le croit. Ce sont eux qui repèrent les enfants maltraités ou à risques, mènent les enquêtes et font les démarches légales pour les placer, à travers un ordre de la Cour, dans les shelters pour leur protection. On ne peut pas dire que le système ne fonctionne pas, mais je conviens qu’il peut et doit être amélioré et modernisé.
l Vous trouvez normal que des officiers de la CDU aillent « tirer» des enfants à l’hôpital en pleine nuit pour les emmener dans des shelters ? Vous trouvez que c’est un bon travail que certains officiers falsifient les faits devant la Cour ?
— Vous évoquez des controverses et des polémiques d’hier qui ont été très médiatisées, à raison, sans doute. Mais laissons le passé et permettez-moi de parler du présent. Je viens d’assister à des séances de la toute nouvelle Children’s Court, qui est un grand espoir, une grande avancée pour la protection des droits de l’enfant à Maurice. J’ai rencontré une équipe, dont des magistrats, efficace et formée, qui travaille en suivant la loi et questionne avant de prendre des décisions dans l’intérêt des enfants. Et qui questionne même les enfants quand le besoin se fait sentir.
l Comment était la situation avant la création de la Children’s Court ?
— Elle était différente.
l Les enfants dont nous parlons viennent majoritairement de milieux défavorisés, à problèmes et ont, dès leur départ dans la vie, une série de handicaps sociaux. Je ne comprends pas qu’au lieu de les protéger, pour les faire sortir de leur détresse, on a l’impression que le système les traite comme des marginaux irrécupérables socialement…
— Les enfants placés dans les shelters sont cassés, très difficiles à gérer, en souffrance, violents et souvent en butte à des problèmes psychologiques. Malheureusement, notre système ne dispose pas de suffisamment de personnel qualifié pour leur donner l’encadrement dont ils ont besoin. Nous avons besoin d’un personnel hautement qualifié qui travaille en synergie avec la Cour, la CDU et les ONG pour réussir la vraie réhabilitation de ces enfants. Le travail de réhabilitation d’un enfant, qui est extrêmement difficile, est fait par des carers non formés qui ont un petit salaire. Tous ceux qui travaillent dans ce secteur sensible ont besoin d’une formation, d’un encadrement poussé pour apprendre à gérer les conflits, à faire face à la violence, au rejet et à la contestation de l’autorité. C’est à travers un personnel formé que nous allons pouvoir réussir la réhabilitation.
l Est-ce que les autorités dites responsables ne sont pas au courant de cette situation et de ses manques ?
— Une des réponses a été la préparation, le vote, puis la promulgation de la Children’s Act. Nous avons aujourd’hui une loi adaptée à la situation qui nous permet de mieux protéger les droits des enfants. Je suis sûre que vous allez souligner qu’il y a eu un long délai entre le vote et la promulgation de cette loi. Mais il a fallu du temps pour mettre en place les nouvelles structures, comme la Children’s Court, et remplacer les anciens règlements par des nouveaux pour faire exister et fonctionner la loi.
l Vous avez dit que tous les acteurs doivent se rencontrer, discuter et partager pour que le travail puisse se faire. Est-ce que c’est le cas ?
— Au niveau de mon bureau, nous ne prenons aucune décision, ne faisons aucune recommandation sans consultation et concertation avec nos partenaires.
l Est-ce que ce n’est pas le manque de consultation et de concertation qui a mené à la situation que soulignent les rapports du PAC et de l’Audit ?
— Ce n’est pas parce que deux ou trois shelters ne fonctionnent pas selon les règles qu’il faut condamner tout un secteur. Cela dit, les commentaires du PAC sont pertinents : on ne peut pas tirer un enfant d’un endroit insécurisé pour le mettre dans un abri qui ne respecte pas les règles. De même que l’Audit a raison de souligner que des shelters subventionnés ne respectent pas les règlements en vigueur.
l Comment est-ce qu’un shelter peut fonctionner et recevoir des subventions du gouvernement s’il ne respecte pas les premières conditions de la loi : l’enregistrement et la transparence au niveau des comptes ?!
— C’est, sans doute, en raison de nouveaux règlements que ne maîtrisent pas encore certains shelters qui existent depuis des années. C’est pour cette raison que le ministère de l’Égalité des Genres est en train de revoir ses propres règlements afin de les améliorer pour les faire correspondre à la loi. Avec le Children’s Act, nous avons une loi intéressante pour protéger tous les enfants mauriciens, pas seulement ceux qui sont hébergés dans les shelters. Nous avons à faire des améliorations sur la manière dont nous plaçons les enfants dans des abris. Nous ne devons pas nous focaliser sur le taux d’occupation des shelters, mais sur la qualité du service offert à chaque enfant avec ses particularités et ses besoins. La CDU doit pouvoir faire une évaluation de chaque enfant, définir son profil et ses besoins, afin de pouvoir l’envoyer dans un abri qui lui convient le mieux. Pour éviter de créer des groupes d’enfants difficiles ou impossibles à gérer et qui déstabilisent les shelters. Je reconnais qu’à ce niveau, nous avons du chemin à faire.
l Qui sont les porte-parole de ces enfants, qui parle en leur nom pour dire ce qu’ils pensent du système et du fonctionnement des shelters, par exemple ?
— C’est une des responsabilités de la CDU qui représente et protège l’enfant, et agit comme son avocat en Cour…
l Mais jusqu’à présent, on a pu avoir le sentiment que ce n’était pas tout à fait le cas. Qu’il agissait parfois plus comme procureur que comme défenseur…
— Le Children’s Act fait clairement ressortir que l’enfant doit être consulté dans les décisions qui le concernent. La Children’s Court met cette application en pratique et quand le magistrat le pense nécessaire, l’enfant est interrogé pour protéger ses intérêts. Le bureau de l’Ombudsperson est également un porte-parole des enfants. Nous organisons régulièrement des ateliers de travail à travers l’île, avec le soutien du gouvernement et de l’Union européenne, entre autres, où les enfants peuvent s’exprimer librement. Des ateliers ont été organisés dans tous les shelters existant à Maurice et nous recevons beaucoup d’appels ou de messages de ces enfants que nous transmettons là où il le faut.
l Quel est le profil d’un résident d’un shelter et quelle est sa principale préoccupation ?
— L’enfant qui est placé dans un shelter se sent stigmatisé, mis à l’écart des autres, a honte de dire où il habite à ses camarades de classe, par exemple. Sa principale demande est la suivante : « Eski ou kapav retourn mwa mo lakaz? », même si le parent est un abuseur, même si ses conditions de vie sont difficiles. C’est un trait du caractère humain : même si sa famille le maltraite, l’enfant souffre d’en être séparé. Ces enfants ont besoin d’être écoutés, compris, mais ce n’est pas toujours le cas. Cela dit, il y a aussi des enfants qui sont heureux de ne plus vivre chez eux dans un climat de constante tension violente. J’ajoute qu’il faut aussi souligner qu’il y a des pensionnaires de shelters qui ont pu faire de bonnes études, trouver un bon job et se construire une famille. Il y a également d’autres qui ne sont pas dans ce cas et qui, au sortir des shelters, sont livrés à eux-mêmes avec les conséquences psychologiques et sociales que l’on peut imaginer.
l Est-ce que tous les cas de violence allégués contre les enfants sont genuine ou est-ce que certains le font pour régler des comptes avec des parents ou des voisins ?
— Il y a eu des cas de personnes utilisant le créneau de la protection des enfants pour régler des comptes personnels. Mais il y a beaucoup de cas genuine. Cette question me permet d’éclaircir un point souvent évoqué. De par la loi qui régit mon bureau, je dois non seulement faire la promotion des droits des enfants, mais les faire respecter dans le cadre des lois et conventions internationales ratifiées par l’État mauricien. Certains parents, et parfois des responsables d’organismes, disent
« akoz ou biro ki zenfan vinn mové, parski ou ékout ek ou krwar tou seki zot dir. » Il faut préciser qu’écouter ne signifie pas approuver et accepter in toto ce que dit un enfant. Nous écoutons en faisant du discernement dans les propos, en menant, s’il le faut, une enquête, avant de faire des recommandations aux autorités.
l Vous avez travaillé dans le secteur de la protection des enfants des années, avant d’être nommée Ombudsperson. Par rapport à votre longue expérience, avez-vous le sentiment que la situation s’est améliorée, si on peut utiliser ce terme ?
— Évidemment que la situation s’est améliorée, même s’il reste encore des choses à faire. Aujourd’hui, le personnel des shelters est plus conscient de la nécessité et de l’obligation de respecter les droits de l’enfant…
l Dans un passé assez récent, pour certains « gestionnaires », les shelters étaient d’abord un business familial qui rapporte grâce aux subventions du gouvernement. Des subventions pas toujours utilisées pour le bien-être et le confort des enfants. C’est encore le cas ?
— De moins en moins. Les shelters auxquels vous faites référence ont été fermés et, tout récemment, deux autres l’ont été par le ministère de l’Égalité du Genre, malgré le tapage que certains ont fait. Je ne peux pas dire qu’il n’y a pas eu d’amélioration, mais je ne peux, non plus, dire que tout est parfait dans le meilleur des mondes. Il faut mettre en application les recommandations de la Convention que Maurice a signée pour que la situation s’améliore sensiblement. Pour parvenir à ce niveau, il faudrait accorder plus d’autonomie aux shelters dont le personnel est celui qui connaît mieux les enfants résidents, dont il est souvent le confident, le remplaçant de la famille dont ils sont éloignés. Il faut aussi donner les moyens au personnel d’établir et de maintenir des liens avec la famille de l’enfant pour préparer son éventuel retour dans sa famille dans le cadre du back to home programme, dans les cas où il s’applique.
l Quelles sont vos autres recommandations pour améliorer le système et mieux protéger les droits de la catégorie d’enfants dont nous parlons ?
— Je l’ai déjà dit : limiter le nombre d’enfants par shelter ; donner plus d’autonomie au personnel des shelters, afin qu’ils puissent établir et développer des liens avec les enfants ainsi qu’avec leurs familles pour mieux réussir la réhabilitation ; ensuite, créer une école de formation pour les différentes catégories de personnes travaillant dans et avec les shelters.
l Est-ce qu’il faudrait envoyer dans cette école de formation les officiers de la CDU, peut-être même leurs responsables ?
— Tous ceux qui travaillent de près ou de loin avec les pensionnaires des shelters doivent bénéficier de formation et apprendre à accepter de se remettre en question. Tous les métiers s’apprennent, même la supervision, qui est un travail en lui-même et qui nécessite une connaissance des différents secteurs impliqués. Il faut un regard intérieur sur la situation et les caractéristiques d’un shelter. Un shelter est un matériau humain que l’on ne peut seulement gérer à partir de dossiers, pour éviter les analyses hors contexte menant à la prise de mauvaises décisions.
l Pouvons-nous conclure cette interview en disant que de la même manière qu’il faut savoir écouter les enfants, il faut savoir accepter les critiques sur le fonctionnement des institutions, au lieu de rejeter les rapports ?
— Les rapports ne sont pas écrits pour critiquer ou attaquer gratuitement des institutions et des responsables, mais pour aider à améliorer une situation. Nous devons être capables, de quelque bord culturel, religieux ou politique que nous soyons, d’accepter des critiques sur notre manière de fonctionner afin d’améliorer le système, en l’occurrence, celui du fonctionnement des shelters. Sinon, nous n’avancerons pas.