Renaître de ses ruines…

Mars 2020. Jeanne vaque à ses occupations habituelles dans sa résidence de Curepipe. La musique des Quatre Saisons de Vivaldi remplit la maison, le soleil vivifie chaque pièce, les oiseaux planent et l’ambiance est sereine. Pourtant, la semaine a été difficile. Son époux, Jean, encore bien gaillard, souffrait de quelques maux, ce qui l’a amené à faire des tests. Le verdict est tombé rapidement : cancer. “Je vous conseille de partir à l’étranger si cela est possible”. Le médecin n’a pas été très confiant en voyant les résultats.

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Ce matin-là, Jean faisait les démarches, car il fallait faire vite, bien que beaucoup de choses restaient encore floues dans ce départ précipité, comme cet étrange virus, le covid, dont on commençait à parler de manière de plus en plus anxieuse. 

Une chose facilitait, par contre, leur séjour loin de Maurice. Leurs nationalités à tous les deux leur permettaient heureusement de longs, très longs séjours en France. Là-bas, il y avait déjà une partie de leur vie et un tout petit cocon sympathique les y attendait.

Jean débarque devant Jeanne. “On part demain soir.” Jeanne dépose sa tasse de tisane sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, et Marie, la femme de ménage, abrutie, dépose, elle, son ballot de linge, fraîchement cueilli de la corde à sécher, sur une chaise en plastique noire.

Et puis, tout s’emballe dans tous les sens : valises, organisation, aurevoirs (où seraient-ce des adieux ?). Tout s’enchaîne jusqu’à ce qu’ils s’envolent.

Le confinement, inattendu et jusqu’alors inconnu, s’installe et désarme. La maladie s’empare et désole. Les combats se mènent. L’espérance demeure. L’évidence désempare. La fin approche. Puis, la mort. Elle vient et anéantit.

Trois ans passent. Jeanne revient finalement à Maurice. Avec elle, les cendres de celui qui a partagé sa vie. 

“Allo, Camille ? Je suis de retour. Je suis chez ma sœur et je vais retourner chez moi pour voir ce qu’il y a à faire. Tu peux m’accompagner ?” Trois ans. Trois ans que tout est fermé, qu’il n’y a pas âme qui y vive. 

C’est ainsi qu’un samedi matin, toutes les deux, nous filons à Curepipe et empruntons l’allée qui mène chez Jeanne. Rapidement, la maison se laisse voir et, vue de l’extérieur, tout va bien. Quelques lianes ont gagné du terrain et le lierre a embrigadé une partie du garage. Nous descendons de la voiture et allons vers la porte d’entrée. Jeanne introduit la clé, la tourne et pose sa main sur la poignée. Il faut maintenant du courage pour pousser cette porte. Elle laisse échapper un grand soupir et… ça y est, nous y sommes !

À l’intérieur, le temps semble suspendu, figeant l’histoire sur ses murs remplis de toiles d’araignées. En bas, des traces de toutes sortes de “bébêtes” qui y ont élu domicile. Les poussières dansent dans les rayons de soleil à peine perceptibles.

Rideaux tirés, la maison est assez sombre et ces foutus toiles d’araignées nous collent au visage, où que l’on passe. J’entre dans une première chambre. Le lit est parfaitement fait et des grains de poussière recouvrent le couvre-lit blanc cassé. Jeanne entre dans sa chambre à coucher. Le lit est encore défait et une photo collée auparavant sur le long miroir traîne sur le sol. Le tiroir à chaussettes de Jean est ouvert. Une bobine de fil noir est posée sur la table de nuit avec une aiguille plantée dedans. La fameuse tasse de tisane repose sur le rebord de la fenêtre. 

Je regarde dehors. Les oiseaux volent encore, la nature a pris le dessus, les herbes folles s’entrelacent, les rayons de soleil peinent à atteindre les pièces de la maison et le vent murmure des récits oubliés. Dehors, le passant ne réalise même pas que la vie a pris une drôle de tournure dans cette maison depuis quelques années.

Notre visite continue. Chaque bout de peinture ébréchée raconte une histoire familiale passée. La vie de ceux qui y vivaient n’est pourtant pas perdue. La voix des enfants résonne encore. Rien n’est oublié, juste figé, suspendu, et le silence accentue le vide qui habite le lieu. Les larmes dans nos yeux troublent notre vue, surtout celle de Jeanne. Mais elle fait comme si de rien n’était.

Dans le salon, les sofas attendent sagement que nous venions les chauffer et le piano n’a plus joué de mélodie puisqu’aucun doigt ne se promène sur les touches. Sur les étagères, des photos traînent dans des cadres poussiéreux. On y voit des sourires qui témoignent de la gaieté des anciens résidents et des instantanés de mariages, d’anniversaires et de baptêmes. Tout est résumé et immortalisé dans ces cadres…

Encore quelques années et ce domicile pourrait s’apparenter à des ruines, témoins silencieux du temps qui passe, rappelant à ceux qui les contemplent la fragilité de toute chose, surtout celle de la vie elle-même. Mais nous n’en sommes pas encore là. Et même si aucune activité ne se déroule dans cette résidence et qu’une impression d’abandon s’en dégage, la vie pourrait reprendre en un rien de temps. Il suffit d’un grand coup de balai, de nettoyage à grande eau, de mise en marche de machines à laver et de coups d’éponge. Il suffit simplement de laisser le vent et le soleil habiter chaque pièce, de remettre Les Quatre Saisons de Vivaldi, de laisser ce morceau de musique jouer à tue-tête… Et la vie reprendrait sereinement, malgré le vide laissé par l’absence.

Avant de partir, mon regard est attiré par une chaise noire en plastique remplie de vêtements. Marie les avait déposés là, avant que tout ne change à jamais. Ce paquet de linge et la tasse de tisane sur le rebord de la fenêtre témoignent encore de ce jour où tout a basculé. 

Toutes ces images créent un tableau de beauté mélancolique. La colonne de ce foyer s’est, certes, effondrée et ses poussières sont maintenant enfouies dans la terre, mais à quoi cela sert-il de croire que tout ne sera que ruines désormais ? 

J’entends presque les conversations d’hier ressurgir des murs. La joie de vivre transpire encore, les rires retentissent toujours et la bonne humeur y est ancrée.

Nous sommes retournées dans ce cocon familial le cœur bien lourd et Jeanne est repartie de là toute chamboulée. Dans la voiture, elle me lance : “Tu sais, nous étions vraiment heureux dans cette maison et je me demande si on a vraiment compris que nous l’étions !” Le reste de la route n’a été que silence. Une question s’imposait : Prenons-nous la pleine mesure de nos jours heureux ?

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