Notre invité dominical est Nitish Monebhurrun, Mauricien de naissance et Brésilien d’adoption. Il vient d’effectuer un court séjour à Maurice pour présenter son livre Le tableau noir. Nous en avons profité pour l’interroger sur son livre, mais aussi sur la situation politique au Brésil où le deuxième tour des présidentielles auront lieu dans deux semaines.
l Comment vous est venue l’idée du Tableau noir, le livre que vous êtes venu lancer à Maurice ?
— Je travaillais un texte sur l’oisiveté vue de la perspective d’un adolescent. Quand j‘ai présenté ce texte aux éditrices de Vizavi, elles ont trouvé que le thème n’était pas porteur dans le contexte local, mais que je parlais beaucoup de l’école. Elles m’ont conseillé d’adapter le texte au contexte de l’école mauricienne, celle que j’avais connue. J’ai essayé de me remettre à ma place dans les années 1990 pour raconter comment j‘ai vécu l’école.
l Comment est-ce que vous résumeriez Le tableau noir ?
— C’est un tableau de mon expérience à l’école mauricienne dans les années 1990, en évoquant la réalité de l’époque. J’ai voulu que le livre soit comme un miroir de ce qui se passait à l’époque, et si la réalité est violente, on ne peut pas dire que le miroir est violent. C’est un peu ça que j’ai voulu proposer. Le fait que ce livre a été perçu comme une critique du système éducatif, a été utilisé pour le pointer du doigt prouve qu’il existe un problème dans ce secteur, et ça ne me dérange pas. Quelque part, le livre traite de ce que nous savons tous, de ce que nous pensons tous sur l’éducation, mais que nous n’avons jamais dit, écrit. Ce n’était pas agréable de se lever le matin pour aller à l’école. Je ne dirais pas que c’était traumatisant, mais plutôt suffocant. L’élève doit suivre, sinon il est exclu du système éducatif qui n’arrive pas à incorporer ceux qui ne se retrouvent pas dans le programme pédagogique imposé.
l Ce que vous avez réussi à faire en vous sortant très bien…
— On me renvoie toujours au fait que j’ai réussi grâce au système, mais à quel coût ? Moi, j’ai joué selon les règles du jeu, parce que je voulais m’en aller de l’école et de toute une sphère sociale qui m’a toujours rongé, le côté communautaire de Maurice. C’était étouffant pour moi. C’est un sentiment qui a commencé à apparaître quand j’avais dix ans. Je faisais partie d’une famille mauricienne “normale”, père cadre sur une propriété sucrière, mère femme au foyer, sans problème particulier. Mais je ne me sentais pas à ma place, je n’avais pas ma chaise autour de la table mauricienne.
l Faut-il nécessairement avoir sa place ? Ne peut pas s’asseoir où on veut, autour de cette table ?
— Même si on n’a pas une place, on vous met quelque part, on vous place dans un certain milieu, une case, et comme je n’ai jamais aimé les étiquettes, ça m’a toujours beaucoup dérangé, alors que d’autres trouvent très bien le système, et c’est tant mieux pour eux. Tout ça pour dire que le seul moyen de sortir du système c’était d’être bon à l’école, d’être le premier de la classe pour pouvoir partir. J’ai respecté les règles du jeu et en HSC j’ai été classé après les lauréats.
l Paradoxalement, ce qui fait de vous un bon exemple de la réussite du système que vous critiquez…
— Oui, si on me regarde de loin sans me connaître. Je ne me suis pas limité à ce qu’on me disait qu’il fallait apprendre pour passer les examens. Dans le système, il y a quand même — heureusement — des enseignants qui essaient de tirer les élèves du bas vers le haut, et j’ai eu la chance de croiser certains d’entre eux qui m’ont tendu la main, m’ont appris à ouvrir des portes. Mais de manière générale, le seul fait qu’il faut prendre des leçons particulières après l’école est le symptôme que le système éducatif mauricien ne fonctionne pas comme il devrait. Les rouages sont très bien connectés et il est très difficile de ne pas en faire partie, dans la mesure où les familles ont un budget pour les leçons. Encore un signe qu’il y a un problème grave avec ce système éducatif. Je m’en suis sorti grâce aux enseignants que j’ai mentionnés, mais aussi grâce à ma volonté de me pas m’aligner sur les codes sociaux qui existent à Maurice et qui obligent à entrer dans une case.
l Peut-on dire que vous vous êtes senti libéré en quittant Maurice pour aller étudier le droit en France ?
— Oui. Vous avez utilisé le mot juste : libéré. Tout d’un coup, j’avais un vaste choix de matières à étudier et des propositions culturelles à foison. On me traitait comme un jeune adulte qui pouvait décider, pas un étudiant qui était obligé de suivre un parcours balisé. Je n’étais pas obligé d’aller en cours pour faire acte de présence, mais pouvais travailler librement chez moi. J’avais à ma disposition tout ce que je n’avais pas à Maurice. On était traités comme des êtres responsables, pas des gamins qu’il fallait faire obéir.
l Pourquoi avez-vous quitté cette liberté dont vous rêviez et que vous aviez trouvée en France, pour aller vous installer au Brésil ?
— Ce sont les hasards de la vie. J’ai été importé au Brésil par mon épouse brésilienne, que j’ai rencontrée alors que nous faisions nos thèses de doctorat à Paris. Elle m’a ramené dans ses bagages.
l Peut-on dire qu’avec le Brésil, vous avez trouvé le pays de vos rêves, pour ne pas dire le paradis ?
— Dès mon premier jour au Brésil, à Rio, je me suis senti chez moi. Je connaissais le Brésil par sa littérature, par des livres que j’avais pu lire. Quand je suis arrivé, je me suis rendu compte que j’aurais dû être né là, au Brésil, où malgré ses problèmes — et il en existe —, il n’y a pas les cases communautaires qui me gênaient tellement à Maurice. Il y a au Brésil un métissage qui a fonctionné : les Portugais se sont mélangés aux indigènes, aux descendants d’esclaves et aux autres immigrés arrivés par la suite — dont des Japonais et des Libanais, des Haïtiens et des Afghans. C’est le métissage qui a construit la société brésilienne. Dans ce pays, l’origine ethnique n’est pas un déterminant et on est facilement accueilli dans la société brésilienne.
l Être bien accueilli ne signifie pas forcément être intégré dans la société…
— De par mon expérience personnelle, je peux dire qu’au Brésil, on est plus facilement intégré qu’ailleurs, parce qu’il y a une culture de l’intégration. Les Brésiliens ne vont pas aller chercher votre historique pour vous mettre quelque part avant de vous accepter, de vous écouter.
l Vous vous sentez plus Brésilien que Mauricien aujourd’hui ?
— Je ne me sens ni l’un ni l’autre. Être Mauricien, Français ou Brésilien, ça ne veut rien dire pour moi. Je ne me définis pas par rapport à un passeport, un lieu de naissance, mais par rapport à ce que je suis, mes expériences, mon vécu et mes convictions. Je suis totalement intégré à la société brésilienne, peut-être même trop, comme les nouveaux convertis qui sont un peu fanatiques. Je me sens à l’aise, il n’y a pas de regard des autres sur soi. Bien sûr, les gens sont curieux de savoir d’où vous venez, mais sans plus. C’est une curiosité normale, sans arrière-pensées.
l Puisque vous êtes aussi à l’aise au Brésil, pourquoi avoir écrit un livre sur Maurice et pas sur votre pays d’adoption ?
— Je l’ai fait. J’ai déjà publié des livres et des articles en brésilien sur le droit, qui ont eu un certain succès. J’ai ensuite publié un texte littéraire un peu engagé politiquement qui évoquait la possibilité qu’un homme d’extrême droite soit élu président de la République.
l Vous aviez prévu l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro dans votre livre ?
— La fiction était basée sur des faits concrets. Comme cela a été le cas aux USA pour Donald Trump, beaucoup de Brésiliens, plus particulièrement les intellectuels, n’ont pas cru que Bolsonaro pouvait arriver au pouvoir. Je pensais différemment. Je me suis rendu compte, en parlant aux gens dans la rue, en écoutant la radio qu’ils écoutaient, qu’il se passait quelque chose dans la société brésilienne. Malgré le discours excessif qu’il tenait, Bolsonaro attirait quand même une grosse partie de la population. On sait ce qui s’est passé par la suite.
l Les Droits humains sont-ils respectés au Brésil aujourd’hui ?
— Oui et non. Ça dépend du droit, du contexte et du moment. Il y a eu, pendant le mandat de l’actuel président, beaucoup de violations des Droits humains d’une certaine partie de la population, en respectant les Droits d’une autre partie de la population. Plus précisément ceux des grands fermiers au détriment des petits propriétaires. Les Droits des indigènes ont été violés de manière flagrante. Les grands propriétaires terriens et les grands fermiers ont bénéficié de la protection du président, dont ils financement les campagnes électorales. Heureusement que le judiciaire fonctionne bien et que la Cour suprême a fait barrage quand les décisions du pouvoir n’étaient pas légales. Il y a eu quantité de décisions et de discours de Jair Bolsonaro qui sont dans une illégalité et une inconstitutionnalité total.
l Il y a pas mal de pays où le judiciaire a parfois tendance à aller dans le sens des demandes — ou des désirs — du pouvoir en place. Ce n’est pas le cas au Brésil ?
— Non. Les juges de la Cour suprême sont, comme aux États-Unis, nommés par le président. Cependant, le président n’a pu faire nommer que deux juges, ce qui ne lui donne pas la majorité, ce qui fait que la Cour suprême fait barrage contre les décisions anticonstitutionnelles ou illégales. C’est une ligne qui permet de contenir les excès et de sauvegarder les Droits des petits, des indigènes et des descendants d’esclaves — à Maurice on dirait les esclaves marrons — qui vivent en communauté et dont les Droits reconnus sont souvent attaqués. C’est un barrage qui a contenu et empêché le désastre total qui aurait fini le Brésil si les décisions de Bolsonaro avaient été suivies.
l Mais qui est donc ce Jair Bolsonaro, que l’on a surnommé le Trump de l’Amérique latine ?
— C’est quelqu’un sans métier qui a toujours vécu de la politique en étant sénateur pendant trente ans. C’est un nostalgique de la dictature. Toute sa famille politique néolibérale, qui veut tout privatiser, vit aux dépens de l’État. C’est quelqu’un d’ouvertement raciste, qui pense qu’il y a une race supérieure aux autres dont il fait partie, est totalement homophobe, misogyne et a fait l’apologie du viol.
l Comment expliquez-vous qu’une majorité de la société brésilienne, où vous sentez parfaitement à l’aise — plus qu’à Maurice en tout cas –, ait élu Jair Bolsonaro à la tête du pays ?
— Ce n’est pas une majorité qui a voté pour Bolsonaro. En 2018, il y a 30% de l’électorat qui ont voté pour lui, le reste a voté contre le candidat de la gauche Fernando Hadad. En plus, avant il y avait eu des dérives de la gauche, plusieurs affaires de corruption, la présidente avait été démise de ses fonctions et l’ex-président Lula condamné pour corruption. L’électorat ne voulant pas du candidat du parti des travailleurs, donc de la gauche, a cru que Bolsonaro représentait une nouveauté, un espoir. Dès que Bolsonaro a pris le pouvoir, l’électorat a rapidement réalisé qu’il avait mis à la tête du pays un monstre pour quatre ans ! Heureusement qu’il existe également au Brésil des gouverneurs qui dirigent les États et qui, comme la Cour suprême, ont fait barrage, particulièrement pendant le Covid, que Balsonaro avait qualifié de « gripette », alors que le Brésil est le deuxième pays le plus atteint par le virus après les USA ! Il y avait aux dernières élections un sentiment de ras-le-bol des Brésiliens et Bolsonaro a été aidé pour accéder au pouvoir par Sergio Moro, le juge qui avait fait condamner Lula — qui par la suite a été libéré et blanchi parce qu’il n’y avait pas de preuves contre lui. Après les élections, Sergio Moro est nommé ministre de la Justice de Bolsonaro…
l Nous sommes en pleine République bananière ou dans une série brésilienne !
— C’est l’impression qu’on peut avoir. Ce juge, qui avait fait condamner un ex-président, avait une réputation d’anticorruption jusqu’à ce qu’il soit nommé ministre. Et puis, il a fait ouvrir des enquêtes sur la famille de Bolsonaro, dont il est devenu la bête noire. Mais malgré Bolsonaro et ses excès, le Brésil n’est pas une République bananière parce que, comme je l’ai expliqué, les institutions fonctionnent. On peut avoir cette impression sur certains faits ponctuels, mais pas sur le fonctionnement des institutions brésiliennes. Ce qui explique le nombre de procès auxquels a dû et doit faire face le président de la République pendant la durée de son mandat. On l’accuse, entre autres, devant la Cour pénale internationale d’être responsable d’un génocide et d’avoir accéléré la destruction de la forêt amazonienne.
l Jair Bolsonaro dit que Luiz Inácio Lula da Silva, son adversaire à la présidentielle, est le diable, et Mme Bolsonaro affirme que son mari est l’envoyé de Dieu sur terre ! Est-ce que la religion joue un rôle important au Brésil ?
— Il n’existe pas au Brésil une confusion — souvent entretenue — entre la communauté et la religion, comme c’est le cas à Maurice. La majorité de la population est catholique, mais il y a une montée des églises évangéliques, qui ont un pouvoir politique important et ont eu un rôle primordial dans l’élection de Bolsonaro. Elles ont fait campagne ouvertement pour lui. Il faut aussi savoir que Michelle, la troisième femme du président, celle qui dit que son mari est l’envoyé de Dieu, est une évangéliste.
l Nous sommes de plus en plus dans une série brésilienne ! Et quel est le rôle de l’Église catholique, dont le Brésil était un de ses grands territoires en Amérique latine ?
— Les Brésiliens sont, je vous l’ai dit, majoritairement catholiques. Je pense qu’au Brésil, l’Église catholique est perçue comme un peu décadente parce qu’elle n’arrive pas à faire le poids face aux églises évangéliques. C’est une chose d’être catholique par tradition familiale et une autre de suivre les préceptes, d’aller à l’église et de vivre cette religion au jour le jour. Par contre, les évangélistes ont une pratique totalement différente : ils sont militants, manifestent pour leur église, sont plus présents sur le terrain et font du zèle. Il y a d’une part une majorité symbolique et de l’autre une minorité agissante — souvent agressive —, mais qui fait bouger les choses.
l Est-ce que les résultats du premier tour des élections présidentielles brésiliennes vous ont étonné ?
— Oui, parce que les sondages ne donnaient que 30% à Bolsonaro, alors qu’il a dépassé les 40%. Les sondages, qui sont généralement bien faits au Brésil, donnaient Lula vainqueur au premier tour avec entre 49% et 51% des voix. Je n’arrive pas à comprendre d’où sortent les 10% qui ont fait Bolsonaro dépasser les 40%, ce qui peut mener à un revirement de la situation. D’autre part, le fait que Lula est l’adversaire de Bolsonaro rend possible une victoire de ce dernier.
l Expliquez-nous pourquoi ?
— Lula et Bolsonaro, c’est deux politiciens et deux projets de société différents, diamétralement opposés, qui divisent la société brésilienne. Je me demande si les 10% dont nous parlons ne font pas partie des Brésiliens qui ne voteraient jamais pour un candidat du parti des travailleurs et à plus forte raison pour Lula. Il y a des gens qui n’aiment pas Lula de façon épidermique sans pouvoir parvenir à expliquer pourquoi. Tout comme il y en a qui portent Bolsonaro aux nues et pensent qu’il est le messie qui va changer les choses.
l Arrivons à la question qui dérange : est-ce qu’une victoire de Jair Bolsonaro est envisageable le 30 octobre ?
— Malheureusement, oui. J’avoue que je suis inquiet pour le deuxième tour des présidentielles. Il y a une tendance mondiale vers une droitisation de la politique, comme les élections dans certains pays européens, dont l’Italie, viennent de le démontrer. J’espère que le Brésil ne va pas suivre cette tendance. J’attends avec appréhension le 30 octobre et le deuxième tour de la présidentielle brésilienne en espérant que Bolsonaro ne sera pas réélu. J’ai vu dans les sondages cette semaine que Lula est à 51% et il faut espérer qu’il conserve cette avance. À moins qu’il ne se passe quelque chose d’extraordinaire d’ici le 30, je pense que Lula va être élu avec une moins grande majorité qu’on ne le prévoyait avant le premier tour.
l Vous avez dit « s’il ne se passe rien d’extraordinaire ». Redoutez-vous que la campagne électorale se termine dans la violence ?
— Au moment des élections, le climat social change au Brésil. C’est un peu comme cette personne qui est connue pour son calme et qui explose subitement et peut devenir violente. Des familles se brisent de manière temporaire et le climat est tendu. Il est d’autant plus tendu cette fois que les deux adversaires sont Lula et Bolsonaro, dont les bases électorales ne se supportent pas. J’espère que rien ne se passera, mais j’espère aussi que Bolsonaro ne sera pas élu.
l Revenons à Maurice pour terminer cette interview. Vous avez déclaré qu’il ne faudrait pas que l’éducation et la santé soient politisées. Est-ce que tout n’est pas politisé, ici comme ailleurs, dans le monde ?
— Malheureusement. Mais on ne doit pas jouer avec la vie des autres et, dans un sens plus global, celle des enfants. Car engager son avenir, c’est attaquer sa vie. Je pense qu’on ne doit pas utiliser les enfants comme cobayes pour aller tester des méthodes pédagogiques.
l Vous avez le sentiment que c’est le cas dans le système éducatif mauricien ?
— Si à chaque fois< on invente des réformes pour voir si ça marche ou si ça ne marche pas, qu’on change avec chaque gouvernement qui essaie d’apporter sa touche, son empreinte, en effaçant celle de ses prédécesseurs, que sont les enfants dans tout ça ? Est-ce qu’ils sont les bénéficiaires ou des espèces d’objets qu’on utilise pour essayer de se mettre en avant ? Je pense qu’on ne doit pas faire de la politique sur le dos des enfants, surtout en matière d‘éducation, qu’on ne doit pas les utiliser comme cobayes sacrifiés. C’est en tout cas quelque chose de fort dans mon éthique.
l Vous savez déjà quel sera le sujet du votre prochain livre ?
— Comme j’écris tout le temps, j’ai plusieurs projets de livres en cours. Je peux vous dire que j’ai des projets d’écriture dont les sujets portent sur Maurice.