Notre invité de ce dimanche est l’avocat Kailash Trilochun. Ancien membre du MSM et nominé politique, il avait été licencié de l’ICTA en 2016 pour une histoire d’honoraires jugés trop élevés. Il avait eu un affrontement avec sir Aneerod Jugnauth, le Premier ministre d’alors, qui l’avait publiquement traité de noms d’oiseaux et mis en cause ses compétences professionnelles. Après avoir gagné son procès pour licenciement abusif, MeTrilochun avait été moins polémique, plus discret. Il vient de faire son retour dans l’actualité en contestant le renvoi des élections municipales par le gouvernement. Pour ce faire, il utilise une procédure légale inédite, dont il nous explique le fonctionnement dans l’interview réalisée à son domicile de Flic en Flac, en fin de semaine.
Me Trilochun vous êtes un avocat un peu excentrique, dans le bon sens du terme, en ce qu’il s’agit de votre coiffure, de votre manière de vous habiller, de vous exprimer et, surtout, dans la manière dont vous traitez les affaires que l’on vous confie. Mais avant tout, revenons sur la blessure que vous portez en vous depuis qu’en 2016, sir Anerood Jugnuth vous a qualifié publiquement d’avocat batchiara.
— Cette phrase insultante a eu un énorme impact sur moi, ma famille, surtout au niveau de mon métier au niveau international, en dépit du fait que j’ai gagné l’affaire en question. À chaque fois qu’un client recherche des renseignements sur moi sur le net, il tombe sur l’allégation que je serais un avocat malhonnête. Des adversaires ont même utilisé ces attaques contre moi devant la haute Cour de Londres, sans succès. Ceci étant, j’ai entré un procès contre les Jugnauth et l’État qui auront à en répondre en temps et lieu et les choses suivent leurs cours au niveau légal. J’ai appris à vivre avec cela. Ceci étant, parfois, avec le recul, je me dis qu’il faut prendre le fait que sir Anerood Jugnauth m’ait insulté publiquement comme une bénédiction.
Pourquoi ?
— S’il ne l’avait pas fait, je serais peut-être aujourd’hui encore membre du MSM. J’ai des frissons d’horreur rien que d’y penser !
Des partis politiques et des individus ont contesté le récent renvoi des élections municipales par le gouvernement. Vous avez, vous aussi, contesté ce renvoi mais en utilisant une procédure différente, une procédure légale jamais utilisée.
— Qu’il soit bien clair, dès le départ, que je n’ai aucune intention de porter un jugement sur l’action entreprise par mes confrères. Permettez-moi aussi un rappel : la Constitution définit Maurice comme un état démocratique avec trois secteurs de fonctionnement : le judiciaire, le législatif et l’exécutif. La Cour utilise la procédure de judicial review qui permet de questionner le process, la manière dont a été prise une décision du gouvernement. Pas celle d’analyser le bien fondé de cette décision. Cette procédure doit établir s’il existe des raisons justifiant la demande, si cette demande a des chances d’être acceptée ou si la loi a établi un autre remède au mal suscité par la décision. Une fois cette étape franchie, les deux parties échangent des affidavits pour justifier leurs arguments que la Cour prendra en compte.
Les différentes phases de cette procédure prennent du temps.
— Beaucoup de temps. J’ai fait une étude des récentes demandes de judicial review et je suis choqué par le résultat. Il y a des cas qui datent de dix ans et plus et le cas le plus rapide, si je puis dire, entre la soumission de la demande et l’autorisation de faire appel d’une décision est… d’un an et un mois ! Je n’ai pas calculé le temps que peut prendre la procédure une fois l’autorisation accordée, mais il faut compter en termes d’années, quatre au minimum.
Qu’est-ce qui vous a poussé, vous qui n’êtes pas membre d’un parti politique, à entrer dans cette bataille légale de la contestation du renvoi des élections municipales ?
— Une démocratie repose sur un principe fondamental : les élections qui permettent au peuple de choisir ceux qui le représenteront dans diverses instances. Quand le gouvernement renvoie des élections, il suspend l’article premier de la constitution et la démocratie ne peut plus fonctionner. En tant que citoyen et avocat, je ne peux accepter cette décision anti démocratique sans réagir. C’est pour cette raison que j’ai participé à des réunions au cours desquelles ceux qui sont opposés à ce renvoi, dont des avocats, se sont exprimés. Il était clair qu’ils comptaient suivre la procédure classique du judicial review utilisée à Maurice ; moi, j’ai choisi d’utiliser la procédure britannique.
Quelle est cette procédure ?
— Le judiciaire est autorisé, en suivant les différentes procédures se terminant devant le Privy Council, à corriger une erreur ou une mauvaise interprétation d’une décision. Mais l’article 4 du Code civil parle du déni de justice, du refus d’appliquer une loi sans justification.
Le peuple dispose d’un seul recours pour rétablir la balance quand il a subi un abus de pouvoir. Et si la procédure adoptée par la Cour ralentit ou empêche l’accès à ce recours, c’est un déni de justice. Je peux vous citer le cas d’une personne qui a fait appel contre une décision d’une instance gouvernementale de ne pas lui accorder un permis de plaisancier. Quand il a obtenu un jugement en sa faveur après dix ans, il n’avait plus de bateau !
Il existe deux grands principes en droit : (i) Justice delayed is justice denied et (ii) la justice ne doit pas être juste mais perçue comme étant juste. Il faut donc tenir en ligne de compte ces principes, qui ne sont pas seulement des mots, quand une procédure judiciaire est engagée.
En 1945, le législateur a écrit un article qui dit en substance que quand un avocat va en Cour et fait une demande « d’ex parte » – dans le cas d’une affaire urgente, il peut demander un ordre interdisant la poursuite d’une procédure dans l’affaire citée. J’ai obtenu un ordre cette semaine qui interdit d’élire un nouveau président au Village Council de Petit Raffray et de remplacer les deux sièges de conseillers vacants.
Est-ce que cet ordre de la Cour est obtenu dans tous les cas ?
— Supposons que vous rentrez chez vous ce soir, après avoir subi une opération médicale, et que vous découvrez installée devant votre maison une marquise pour une rave party. Vous allez en Cour suprême qui refuse votre recours, vous pouvez alors invoquer l’article 6 pour faire appel. Mais le problème c’est que dans le cas de motions d’urgence, l’affaire passe devant le Chef Juge et on voit mal ses subordonnés casser une de ces décisions, ce qui est une anomalie.
Comment ce que vous qualifiez d’anomalie peut-elle exister en 2023 ?
— Il en existe d’autres qu’il faudra corriger au fur et à mesure. Si, comme je l’espère, il y a un changement de régime aux prochaines élections, ces corrections seront plus rapides. Revenons à notre sujet. Quand l’appel contre le décision est rejetée, cela donne à l’avocat la possibilité, dans un délai d’un mois, d’aller saisir le Privy Council pour demander d’écouter sa plainte quant à des points fondamentaux qui bloquent le fonctionnement de la démocratie à Maurice.
Il existe, donc, une possibilité de faire appel directement au Privy Council sans passer par la procédure qui consiste à demander l’autorisation de le faire à la Cour suprême ? N’oublions pas que la plainte de Suren Dayal a pris pratiquement quatre ans pour arriver devant le Privy Council !
— Il y a quelques mois, Boris Johnson, alors Premier ministre, avait prorogé le Parlement britannique pour mettre en œuvre sa politique du Brexit. Une parlementaire britannique a entré une procédure d’urgence devant le Privy Council qui a été jugé en quelques semaines. Tout ça pour dire que la Cour n’est pas aveugle et, disposant de tous les éléments du dossier, peut estimer si un cas a une importance d’ordre général et doit pouvoir déterminer l’urgence de la situation. Les membres de la Cour utilisent toutes ces informations pour rendre la justice.
Est-ce que je résume bien la situation en disant que vous avez by-passed les procédures habituelles de la Cour dans le cas d’une judicial review ?
— On ne peut pas utiliser une loi pour prendre une décision qui empêche un individu de s’exprimer démocratiquement. Il existe une formule qui permet à un citoyen de saisir rapidement le Privy Council quand un droit fondamental est mis en question. J’ai, donc, utilisé cette formule qui est accordée par le Registrar du Privy Council, qui prendra tous les faits en considération…
…votre demande a été acceptée…
— …pas encore…
…cette demande pourrait être refusée, alors ?
— C’est possible. J’ai fait une demande en arguant de l’urgence de la situation démocratique avec le droit de vote aux municipales renvoyé – donc suspendu – par un gouvernement qui redoute de perdre ces élections. Par ailleurs, le Privy Council se retrouve, dans ce cas précis, face à une Cour suprême qui, en dépit de l’urgence de la situation, utilise les longues procédures de la judicial review. Qui, au minimum, comme je l’ai déjà dit, dure une année et un mois. Si la judicial review est acceptée, c’est après des mois qu’elle sera soumise au Privy Council dont les procédures dureront encore d’autres mois – comme vous venez de le rappeler dans le cadre de l’affaire Suren Dayal. Ce qui veut dire que quand le jugement sera rendu, le renvoi des municipales ne sera plus, depuis longtemps, un sujet d’actualité !
Vous pensez que le gouvernement a pris en considération tous les éléments que vous venez d’évoquer pour décider du renvoi des municipales ?
— De mon point de vue, la réponse à votre question ne peut être que oui. Pour moi, cette décision a été prise en connaissance de tous les éléments mais elle a aussi été causée par l’éventualité d’une défaite aux municipales, à quelques mois de l’élection générale de 2024. De mon point de vue, c’est une décision autocratique et clairement dictatoriale. Ce sont des questions de fond qui agitent notre jeune démocratie. Heureusement que nous avons un grand-père – avec le Privy Council – qui est à Londres et utilise sa sagesse pour dire ce qui doit être dit, donner les ordres qu’il faut et assurer le bon déroulement des choses.
Par conséquent, ceux qui avaient dit que l’indépendance de Maurice ne saurait être totale en maintenant le Privy Council britannique avaient tort ?
— Ils avaient tort hier, ils ont tort aujourd’hui, et ce sera la même chose dans 200 ans ! Non seulement nous sommes une jeune démocratie, mais nous sommes un tout petit pays, ce qui fait qu’il nous manque parfois un peu de recul en raison des liens conflictuels qui peuvent exister ici. Cela dit, il faut souligner que nous avons des juges et des magistrats d’une grande compétence qui doivent faire face à des Cours encombrées par des affaires et un système… On vient de procéder à une série de transferts dans le judiciaire par la Judicial and Legal Service Commission (JLSC) qui, je viens de le découvrir, a beaucoup de pouvoirs dans le pays. C’est cette instance qui nomme le Commissaire électoral, les Parliamentary Counsels ou conseillers légaux du gouvernement, le Sollicitor, tous les avocats et tous les juges, sauf le Chef d’entre eux. La décision de la JLSC mutant certains magistrats peut avoir de sérieuses conséquences. Je vous cite un cas qui a commencé il y a onze ans avec quelques audiences et beaucoup de renvois. Juste comme le case était fini et qu’il ne restait au magistrat qu’a écrire son jugement, il est transféré dans une autre Cour et le procès doit recommencer depuis la base. Le deuxième procès reprend et au moment de rendre le jugement, le deuxième magistrat est lui aussi transféré ! Les transferts que décide la JLSC ne sont pas expliquées et, dans de nombreux cas, sont au dépens des affaires en cours et des personnes qui y sont impliquées. Est-ce que c’est ça qu’on appelle faire fonctionner au mieux de ses capacités le système de justice ?
Ce n’est pas pour rien que je vous ai qualifié, au départ, d’avocat excentrique, dans ses actes comme dans ses propos ! Dans les Cours de justice, il arrive souvent d’entendre des avocats dire de faire attention et de baisser le ton quand ils s’adressent à un magistrat ou à un juge. Est-ce qu’en attaquant le système, vous ne vous exposez pas à de possibles mesures de rétorsion ?
— Vous m’avez déjà demandé, quand j’ai quitté l’ICTA, en dénonçant le gouvernement et le MSM, si je n’avais pas peur. La réponse était, je crois, que je n’avais peur que de Dieu. J’aimerais profiter de cette question pour dire qu’en ce moment, il existe un climat de terreur dans le pays, comme cela n’a jamais été le cas. Depuis que j’ai recommencé à m’exprimer publiquement sur le renvoi des municipales, j’ai eu droit à quelques “incidents” comme des pneus à plat, des câbles coupés ou des boulons mal serrés.
Vous n’êtes pas en train de tomber dans une forme de paranoïa ?
— Absolument pas. Je reviens à votre question sur la peur pour dire que jusqu’à tout récemment, on pensait que le plus grand mal social du pays était la prolifération de la drogue. Aujourd’hui, les choses ont changé et je dis que le mal principal du pays c’est cette frayeur qui incite les Mauriciens à ne plus parler, à se méfier de tout et de tous. La question suivante s’est posée à moi et à ma famille : fallait-il continuer à dire, à dénoncer, ou se taire en cédant à la frayeur ambiante ? La réponse est claire : je suis un avocat qui a juré de défendre la loi et mon principal outil c’est ma voix, c’est ma parole, et je n’ai aucune intention de me taire, peu importent les conséquences. Par ailleurs, je ne crois pas qu’un avocat doit avoir peur de la Cour, d’un magistrat ou d’un juge. Je ne pense pas qu’un avocat doit aller agresser qui que ce soit par ses propos dans le cadre de son travail. Mes propos sont une critique du système…
…mais en ce faisant, vous attaquez ceux qui gèrent le système…
— …je dénonce surtout le mal qui bloque le fonctionnement du système. Je parle de processus qui réduit notre capacité à trouver des remèdes au mal qui ronge le système. Il ne faudrait pas que les choses soient prises de manière personnelle. Je ne pense qu’à l’amélioration du système, qu’à la correction des mesures qui le ralentissent et pénalisent aussi bien le public que le judiciaire.
Maurice est le pays où on cultive les préjugés, disait Malcom de Chazal. On pourrait aussi ajouter que c’est le pays des susceptibilités exacerbées. Certains de vos confrères pourraient prendre ombrage de vos propos, sur votre choix de ne pas recourir à la judicial review pour contester la non-tenue des municipales. Comme si vous saviez mieux que les autres.
— C’est vrai qu’on m’a signalé un post d’un ex-avocat radié qui écrit que je ne sais pas ce que je suis en train de dire. Je tiens à préciser qu’a aucun moment, je n’insinue que mes confrères et consœurs ne savent pas ce qu’ils font. Je dis simplement que nous avons hérité d’un système qui ne leur permet pas de réaliser qu’il faut aller chercher des solutions en dehors de ce qui se pratique déjà. S’ils n’avaient pas opté pour la méthode classique, je n’aurais pas été incité à faire des recherches pour essayer de trouver une autre procédure. J’espère que quand tout cela sera terminé, on comprendra que tout ce que j’ai fait c’est pour le bien de la justice et des Mauriciens. Le résultat de toutes ces recherches, de ce travail c’est de permettre aux Mauriciens de bénéficier pleinement de leurs droits démocratiques. Je considère que j’ai simplement fait mon devoir d’avocat et de citoyen mauricien.
Que pense votre beau-frère politicien et avocat de votre démarche originale vis-à-vis du Privy Council ?
— Vous faites référence à Nando Bodha, bien sûr. Dans ce cas du renvoi des municipales, il est un client en tant que leader d’un parti politique qui conteste la décision du gouvernement. J’ai le sentiment qu’il comprend mieux ma démarche professionnelle, maintenant qu’il est dans l’opposition, qu’en 2016 quand il faisait partie du gouvernement et du MSM. Ce qui m’avait poussé à dire qu’il préférait son parti politique à ses liens familiaux. J’espère qu’aujourd’hui, il me voit au-delà de mes longs cheveux et de l’excentricité que vous avez mentionnée !