Le Dr Claude Grange  : « Les soins palliatifs ont des difficultés à s’imposer à Maurice »

Notre invité de ce dimanche est le Dr Claude Grange, spécialiste des soins palliatifs. C’est à ce titre qu’il avait été invité à participer à la création d’une unité de soins palliatifs à la clinique Ferrière. Nous avons profité de son dernier séjour pour lui demander un bilan de l’unité des soins qui y a été installée il y a deux ans.

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Il y a deux ans, quand vous êtes venu participer au lancement de l’unité des soins palliatifs de la clinique Ferrière, vous aviez accordé une interview à Week-End. Dans laquelle vous disiez que la médecine palliative était une idée, un concept qu’il fallait faire progresser dans le monde. À Maurice, ce concept médical a-t-il progressé depuis ces deux dernières années ?

— Pas tellement. Nous avons à la fois des difficultés en interne et en externe à la clinique Ferrière. Les difficultés en externe, c’est que les médecins ne réfèrent pas les patients à l’unité de soins palliatifs. Il me semble qu’il existe à Maurice une culture qui fait que le médecin est attaché à son patient…

Et un peu sans doute à ses honoraires…
— C’est vous qui le dites ! Mais il existe un sentiment selon lequel le malade appartient à son médecin et que ce patient a une confiance aveugle en lui et croit tout ce que dit le médecin.

N’est-ce pas normal pour un patient d’avoir confiance dans son médecin ?
— La réponse à cette question est oui, parce qu’on ne peut pas soigner sans confiance. Sauf qu’en général, les médecins ont beaucoup de mal, beaucoup de difficultés à annoncer de mauvaises nouvelles à leurs patients. C’est ce qu’ont dit les médecins qui ont participé au congrès sur les soins palliatifs organisé la semaine dernière par la Fondation Mère Augustine. Annoncer une mauvaise nouvelle, c’est être l’oiseau de mauvais augure et, aussi, quelque part, un aveu d’échec. Parce que le médecin vit la mort comme un échec puisqu’il pense ne pas avoir réussi à guérir son patient. Et puis il pense, sincèrement, qu’il y aura quelque chose qui va permettre au patient de guérir. À ce niveau, c’est clairement un péché d’orgueil que de croire qu’on peut toujours guérir.

C’est une attitude des médecins en général ou elle est plus particulière aux praticiens mauriciens ?
— Je crois que c’est une attitude générale. Quand j’ai fait mes études de médecine de 1971 à 1978, on était formatés au guérir. On n’osait jamais prononcer le mot mort et on a été conditionnés sur le guérir. C’est vrai que nous vivions, que je vivais, la mort comme un échec. Le médecin pensait qu’il devait tout faire pour guérir parce qu’il avait peur qu’on puisse lui reprocher de ne pas avoir fait tout ce qu’il fallait.

Cette notion de « tout faire » pouvait aller jusqu’à l’acharnement ?
— Oui. On ne sait pas s’arrêter, et le mouvement des soins palliatifs est parti dessus. À un moment donné, la médecine, pensant qu’elle faisait beaucoup de progrès et qu’elle pouvait tout guérir, il y a eu beaucoup d’acharnement thérapeutique qui a débouché sur une révolte des familles. Elles ont été de plus en plus nombreuses à demander : qu’est-ce qu’on fait à nos pères, à nos mères pour les maintenir en vie ?

Quand cette prise de conscience est-elle arrivée en France ?
— Il y a trente ans avec les états généraux de la médecine sur le cancer, et c’est là que l’opinion publique s’est fait entendre. En disant aux médecins ce n’est pas acceptable, pas supportable cet acharnement médical, il vaut mieux faire une piqûre pour que cette souffrance que subissent les patients s’arrête. Le mouvement des soins palliatifs est né il y a trente ans avec un positionnement clair : ni acharnement thérapeutique ni euthanasie. Ni l’un ni l’autre. C’est une médecine humaine, compatissante, relationnelle.

Sans vouloir me faire l’avocat des médecins, est-ce que les familles des patients n’étaient pas aussi partie prenante de l’option tout essayer pour guérir ?
— Oui, bien sûr au départ. Quand on aime quelqu’un, on va davantage vers le médecin qui promet de continuer les traitements qui vont le guérir. Mais après, quand on voit les conséquences des traitements disproportionnés, quand on voit tous ces tubes et tuyaux sur le patient et que quand même il décède, ça suscite des réflexions, une prise de conscience et une révolution. Cela s’est passé comme en France il y a trente ans, à Maurice ce n’est pas encore le cas.

Maurice serait donc en retard sur le concept des soins palliatifs ?
— Oui. Il n’y a pas eu suffisamment d’évolution sur cette question depuis que l’unité de la clinique Ferrière a ouvert ses portes il y a deux ans. Il y a le fait qu’on continue à vouloir guérir à tout prix, parce que certains médecins n’ont pas la sagesse d’arrêter et d’avoir un langage clair. De dire au patient : « Vous savez que vous avez un cancer et on a tout fait. L’opération, la chimio, la radiothérapie et dans les contrôles, on a vu que la maladie progressait, la dernière chimiothérapie, vous ne l’avez pas bien supportée. » Arrivé à ce niveau, il faut dire au patient : « Il est peut-être temps d’arrêter le traitement qui ne fonctionne pas. Par contre, on ne va pas vous lâcher. On va continuer à prendre soin de vous, faire en sorte que vous viviez le mieux possible pour tout le temps qui vous reste à vivre et qu’on ne connaît pas. C’est-à-dire que plus on arrête le traitement, plus on doit continuer les soins. »

Arrêter le traitement ne veut-il pas dire abandonner médicalement le patient ?
— Non. On n’arrête que les traitements inutiles, ceux qui ne marchent pas. Quelle est la personne, le patient qui veut subir un traitement qui ne marche pas ? Personne ! Or, là, on fait trop croire aux patients et aux familles qu’il y a toujours une possibilité de guérison…
Qui résiste le plus à l’abandon du traitement qui ne marche pas, le patient ou sa famille ?
— Je pense qu’à Maurice, ce sont plus les familles parce que les patients sont rarement informés dans le détail de leur bilan de santé. Les 70 médecins qui assistaient au congrès nous ont dit que pour eux, annoncer un arrêt du traitement, qui est un diagnostic d’échec, était trop difficile pour eux et mal considéré par la société et les parents…

De la même manière qu’on entend souvent dire à Maurice qu’un médecin qui ne prescrit pas de médicaments n’est pas un bon praticien…
— Exactement, et c’est culturel. Si le médecin ne propose pas l’ICU, d’aller se faire opérer en France, en Afrique du Sud, à Singapour, en Australie ou je ne sais où, ça veut dire qu’il ne fait pas tout ce qu’il faut. Il y a donc l’idée de l’échec du médecin et la réticence de la famille combinés qui bloquent l’évolution.

Mais on en parlait déjà il y a deux ans. Cela veut dire que l’idée du concept de soins palliatifs n’a pas avancé, progressé à Maurice. Pour quelle raison, selon vous ?
— Sans doute que nous n’avons pas été suffisamment convaincants. Aussi, parce qu’il y a également des résistances d’un modèle économique qui veut qu’un médecin qui réfère son malade aux soins palliatifs le perd, c’est un manque à gagner. C’est la manière dont fonctionne le système.

Que faire pour faire évoluer les mentalités sur cette question ?
— Je crois que l’évolution, comme ailleurs dans le monde, va surtout venir des familles des patients. Quand un certain nombre d’entre elles vont dire que ce n’est pas acceptable. Quand elles vont se rendre compte qu’elles ont dépensé autant d’argent et ont continué des soins intensifs alors que tout le monde savait qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. Prenons un exemple précis, celui de Dev Virahsawmy, que j’ai vu ce mardi matin. Sa femme m’a dit qu’après avoir découvert son cancer et s’être rendu compte qu’il ne pouvait pas en guérir, au lieu de suivre des traitements, il a décidé de rester chez lui, entouré de sa famille pour vivre ce qui lui reste de vie. Et en suivant un traitement palliatif qui apaise ses douleurs.

Mais tout le monde a-t-il la même force de caractère pour faire comme Dev Virahsawmy et ses proches ?
— Mon cher ami, nous savons tous que nous sommes mortels. Si comme M. Virahsawmy on a des antécédents de santé — la polio dans son cas —, un âge avancé et que l’on vous découvre un cancer qui est en train de vous ronger, on comprend dans quel état on se trouve. Il a choisi de rester chez lui pour avoir ce qu’on appelle une belle mort. C’est-à-dire, et on me le répète partout où je donne des conférences : je veux rester chez moi entouré de mes proches et surtout ne pas souffrir. C’est ça la sagesse qui n’est malheureusement pas à la portée de tout le monde, mais je suis convaincu que ça va évoluer parce que la médecine évolue, bien sûr. Il faut que des gens montrent la voie, donnent l’exemple comme le fait M. Virahsawmy. Au congrès, un médecin a dit que 50% de personnes atteintes d’un cancer meurent, donc, on ne peut pas les guérir. Pour quelle raison on leur dit le contraire en leur faisant suivre des traitements qui ne peuvent pas aboutir ? C’est ce qui me révolte un peu.

Est-ce qu’en France on en est toujours au stade de la réticence ou de la résistance face à la nécessité des soins palliatifs pour certains cas ?
— Non. Mais ça a pris du temps, ce qui explique la lente évolution de la situation mauricienne et il faut sans doute donner du temps au temps. Il y a eu en France des cas connus, comme celui de Vincent Lambert, que les parents ont décidé de maintenir en vie alors qu’il ne pouvait plus exprimer sa volonté. C’est pourquoi il existe aujourd’hui en France les directives anticipées qui permettent à un individu de dire que si un jour il est atteint d’une infection incurable, s’il n’a plus de conscience, il refuse d’être prolongé artificiellement et les médecins doivent respecter sa volonté. C’est une loi. À Maurice, la loi c’est plutôt de tout faire pour prolonger la vie.

Donc, l’unité des soins palliatifs de la clinique Ferrière ne fonctionne pas aussi bien et aussi vite que vous le souhaitiez il y a deux ans ?
— Dès le départ, on a senti les réticences, même au sein de la clinique. On a vite remarqué que le côté « curatif » ne référait pas les patients qui en avaient besoin au côté « palliatif ». Au casualty, il y a des malades qui relèvent des soins palliatifs qui sont dirigés vers le côté curatif. C’est une situation que j’ai souligné dans mon rapport. On m’a demandé mon avis, je l’ai donné.

Soyons clairs : voulez-vous imposer aux médecins de référer leurs malades à l’unité des soins palliatifs ?
— Pas du tout. Je pose la question de savoir pourquoi on envoie au curatif des malades qui devraient être dirigés vers les soins palliatifs. Ça c’est le côté interne du problème. En externe, il y a certains médecins qui réfèrent au Dr Naga, mais ceux qui réfèrent le plus ce sont les familles qui ont eu un proche soigné aux soins palliatifs qui en parlent autour d’eux. C’est exactement comme ça que le mouvement a été lancé en France il y a trente ans.

Êtes-vous découragé par cette situation ?
— Un peu. Cela fait mon sixième séjour à Maurice. J’ai commencé en 2018, avec beaucoup d’enthousiasme, à participer à la création de cette très belle unité, et je peux même vous dire qu’il n’en existe pas beaucoup de ce niveau en France. Et là je parle de l’aménagement, des équipements et de l’équipe extraordinaire qui y travaille. Cela fait mal de constater que des chambres restent vides, alors qu’il y a des dizaines de décès par jour à Maurice.

Le congrès a-t-il fait bouger les lignes des médecins vers une grande compréhension de la nécessité des soins palliatifs ?
— Je ne sais pas, mais ce que je peux vous dire, c’est que les médecins participants étaient intéressés. Maintenant, pour changer une pratique établie…

L’insuccès des soins palliatifs, ou lent lent démarrage, ne réside-t-il pas aussi dans son coût financier, qui semble réserver cette médecine aux riches ?
— Le prix de la chambre est de Rs 15 000 par jour tout compris. C’est-à-dire que ce prix comprend aussi bien la chambre, les repas, les traitements, les médicaments, les visites de médecins. Dans l’ICU, chaque visite de médecin, chaque traitement, chaque examen et chaque médicament sont comptés, ce qui fait des sommes considérables. Il faut donc comparer ce qui est comparable. Par ailleurs, la Fondation Marie Augustine, propriétaire de la clinique, lève des fonds pour permettre à des personnes nécessiteuses qui n’ont pas les moyens de faire les frais de la clinique ou qui n’ont pas d’assurance médicale d’y avoir accès. Ce qui va dans le sens de la mission des Soeurs du Bon et Perpétuel Secours. Je suis triste de voir cette unité de soins palliatifs pas très utilisée, alors que les bonnes sœurs ont cassé leur tirelire pour le faire. Mais je sais, d’expérience, que ça prend du temps pour changer les attitudes, surtout quand cela touche à la mort et ce qui l’entoure. Donc, je suis déçu de la lenteur, mais l’enthousiasme demeure. Je suis passionné parce que je trouve que c’est notre devoir d’humanité de faire en sorte qu’on ne meurt pas dans des conditions effroyables. On le doit à ses parents, à ses proches qui, s’ils sont malades, soient accompagnés et soutenus, pas dans l’acharnement thérapeutique, mais dans le juste soin.

Si tout ce que vous dites semble tout à fait logique, c’est la réticence ou la résistance dont nous avons parlé qui étonnent…
— Je n’ai pas la réponse. Cela fait six fois que je viens à Maurice, et je constate que l’on avance sur ce sujet lentement, et j’aimerais penser que l’on avance lentement mais sûrement. Mais cela ayant été dit et par rapport à mon expérience en France, je sais qu’il ne faut pas passer en force et essayer d’imposer les soins palliatifs. Il ne faut pas que nous soyons perçus comme des donneurs de leçons, des gens qui disent : c’est comme ça qu’il faut faire et pas autrement. Nous avons besoin de dialoguer et de convaincre, ça prend du temps. C’est une démarche petit pas par petit pas

Au cours de ce présent séjour à Maurice, vous avez fait projeter un film…
— Effectivement, c’est un documentaire qui a été réalisé pendant deux ans en immersion complète dans une équipe de soins palliatifs et raconte, entre autres, l’histoire de trois patients avec les témoignages de leurs parents. Mieux que des discours, ce film explique ce que sont les soins palliatifs. On est en négociation pour que ce film soit diffusé à la télévision mauricienne pour expliquer au grand public ce qu’est la thérapie des soins palliatifs et faire évoluer les mentalités.

Depuis votre dernier séjour vous avez publié un livre sur le même sujet…
— J’ai rencontré par hasard l’écrivain et philosophe Régis Debray, je lui ai parlé de mon travail et il était très intéressé et n’a pas arrêté de me poser des questions. Je l’ai invité à passer une journée avec moi dans un hôpital, il est venu et a vu comment on aborde le sujet, comment on parle aux patients et à leurs familles, comment on ne leur ment pas. À la fin, je lui ai demandé d’écrire sur ce qu’il avait vu et ressenti au cours de cette journée. Il m’a répondu que c’était à moi de le faire, mais que nous pouvions l’écrire ensemble. On s’est revus, on s’est enregistrés, on a échangé et puis on a déterminé onze titres de chapitres résumant toutes les questions que l‘on a peur de poser sur les soins palliatifs. C’est ainsi qu’est né Le dernier souffle, que la maison d’édition Gallimard a accepté de publier. L’accueil a été fantastique, le livre a été réédité plusieurs fois, et grâce à la personnalité de Régis Debray, nous avons bénéficié d’une grande médiatisation. D’autant qu’une nouvelle loi va sortir en France avec trois volets : les droits des malades, le développement des soins palliatifs et, troisièmement, l’aide médicale à mourir ou le suicide assisté. C’est un grand sujet de débat en France, ce qui n’est pas le cas ici, où la mort est un sujet tabou dont on ne parle pas. Les médecins ont beaucoup de difficultés à s’exprimer sur le sujet, et on continue à faire de l’acharnement thérapeutique.

Encore une fois, je ne joue à l’avocat de personne, mais en faisant de l’acharnement, les médecins et les parents pensent bien faire. C’est ce qui rend le sujet encore plus compliqué…
— Vous avez raison, et vous me donnez l’occasion de bien préciser les choses. Je ne voudrais pas que mes propos soient perçus comme des critiques contre les médecins. J’ai été, moi aussi, ce médecin-là pendant vingt ans. J’étais un médecin à qui les infirmières disaient : Docteur, vous ne voulez pas entrer, voir le parient en fin de vie et lui parler. Et je répondais : Que voulez-vous que je lui dise puisqu’il n’y a plus rien à faire ? Ce sont les infirmières qui me poussaient dans la chambre où je ne voulais pas entrer. C’était l’époque de la réanimation, de la médecine triomphante. Ce que je critique aujourd’hui, c’est ce médecin que j’ai été pendant vingt ans. Mais on a aussi le droit d’évoluer, de se former et dire qu’on n’est pas dans la toute-puissance qui peut tout guérir. Et je me dis finalement que ça prendra le temps qu’il faudra, mais il faut que la médecine mauricienne, ses médecins et ses soignants étudient et adoptent les soins palliatifs, se l’approprient pour le plus grand bien des patients. C’est en tout cas ce que je souhaite.Précision

L’interview du Dr Grégory Amouyal
Pour donner suite à des précisions du Dr Amouyal dans la retranscription des réponses de l’interview publiée dimanche dernier, nous avons apporté des rectifications dans la version publiée en ligne. Cette version corrigée est disponible sur le site lemauricien.com

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