Notre invité de ce dimanche est l’ancien politicien et observateur politique Joseph Tsang Man Kin. Dans l’interview qui suit, il résume son dernier ouvrage paru et partage son analyse de la situation politique locale. Qui, selon lui, subit les conséquences des amendements constitutionnels de 1983.
O Vous venez de publier La veuve égyptienne et ses héritiers, un livre sur la franc-maçonnerie. Qu’est-ce qui reste encore à raconter sur ce mouvement après les milliers de livres, d’émissions de télévision, de débats, de dossiers et d’articles de presse sur ce sujet ?
— Malgré ces publications, ces émissions et ces débats, la franc-maçonnerie est encore mal connue, sans doute à cause du secret dont elle s’est elle-mêm, entourée pendant longtemps. Il existe trois grands courants francs-maçons : le britannique qui est originaire d’Écosse et les deux courants français. Le premier est, disons, social et humaniste, suivi par le Grand Orient de France, et le second spiritualiste, axé sur le développement personnel, suivi par la Grande Loge de France. Ces courants maçonniques existent et se sont développés à Maurice depuis des siècles et après l’indépendance, j’ai été initié dans une loge égyptienne du rite ancien et primitif de Memphis Israïm en Belgique. Trois ans plus tard, j’ai demandé au Grand Maître mondial de cet ordre l’autorisation d’ouvrir une loge de maçonnerie égyptienne à Maurice. C’était au moment où l’on commençait à penser dans la région — comme dans les pays d’Afrique — qu’il était temps que les loges deviennent indépendantes, comme leurs pays respectifs. Les Malgaches ont assumé leur indépendance maçonnique alors que les Mauriciens ont continué, jusqu’aujourd’hui, à accepter un rapport de dépendance des grandes obédiences étrangères, qui rappelle trop l’ère coloniale. J’obtiens l’autorisation et je crée la loge de Memphis 200 ans après celle de la toute première installée à l’Isle de France, qui représente le troisième courant dont je parlais au départ. J’ai écrit ce livre pour raconter en détail ce que je viens de résumer, l’évolution des obédiences à travers le temps et à Maurice pour pallier la méconnaissance qui entoure le sujet et rétablir la vérité, parce qu’il y a des choses cachées qu’on n’ose pas dire dans la franc-maçonnerie.
O Y a-t-il encore de la place, dans le monde hypermatérialiste qui est le nôtre, pour un ordre comme la maçonnerie, qui préconise une recherche spirituelle et la découverte de soi ?
— Il est vrai que nous sommes dans une ère de matérialisme, mais je crois que les valeurs de la franc-maçonnerie — la fraternité, le respect de l’autre, la non-discrimination, l’amélioration de la vie humaine — sont indispensables. Je le constate à travers ceux qui, aujourd’hui, demandent à entrer en maçonnerie. Ce sont principalement des adultes qui, après avoir réussi leur vie professionnelle et familiale, se posent les questions essentielles : qui ils sont, d’où ils viennent, à quoi ils servent, où ils vont et qu’est ce qu’ils laissent derrière eux ? Ce sont les interrogations sur lesquelles travaillent depuis des siècles les francs-maçons et, sans prétention, je peux affirmer que nous avons quelques réponses, ou quelques pistes de réflexion sur ces sujets.
O Nous allons maintenant quitter le monde de la spiritualité et de la recherche en soi pour entrer dans celui, bassement matérialiste, de la politique. Vous avez été secrétaire général, député et ministre travailliste, ce qui vous a donné une expérience de la politique. Que retenez-vous de la situation politique locale ?
— Il existe deux éléments importants dans la vie d’un pays : la Constitution et les hommes responsables de son respect, de sa mise en pratique. La Constitution de Maurice a été écrite en tenant compte des craintes d’hégémonie politique et d’insécurité des minorités nationales avant l’indépendance. Nous avons eu une bonne Constitution qui nous a permis de vivre de 1968 à 1982 dans l’ordre et le respect des autres, en dépit de certains moments de tension. Notre grand malheur, c’est qu’en 1982, quand le MMM arrive au pouvoir avec les premiers 60-0, pour le malheur de Maurice, il a amendé la Constitution…
O… pour rendre impossible le renvoi des élections, ce qui avait été décidé par le gouvernement PTr-PMSD, ce qui était quand même une bonne chose !
— Attendez un peu. Ce n’était que le prétexte, l’arbre qui cache la forêt. La Constitution de 1968 avait prévu la création de plusieurs postes constitutionnels : celui du chef juge, du Puisne Judge, du directeur de l’Audit, celui des Poursuites publiques, celui du commissaire de police et celui du commissaire électoral. Quand le MMM dit qu’il va amender la Constitution pour rendre obligatoires les élections générales, il se garde bien de dire qu’il y avait d’autres amendements, votés avec effet rétroactif. Par exemple, dans la Constitution de 1968, il était spécifié que le commissaire de police était nommé pour un minimum de quatre ans. Jugnauth, Bérenger et Boodhoo ont changé cette clause pour un maximum de quatre ans. Du coup, le commissaire de police a perdu son indépendance puisqu’il faut qu’il fasse bon garçon et obéisse aux instructions pour que son contrat soit renouvelé. Et dans certains cas, renouvelable mois par mois ! Comment peut-il faire son travail en toute indépendance avec cette épée de Damoclès sur sa tête ? C’est cet amendement, avec six autres dont on ne parle pas, pas encore — comme celui de la PSC — qui est le grand crime qui a fait entrer le pays dans le chaos qui le caractérise aujourd’hui. Et dont ceux qui l’ont créé – il ne faut pas oublier que le PTr avait soutenu les amendements du MMM en 1983 — se plaignent aujourd’hui !
O Que pensez-vous de l’actuel bras de fer entre le commissaire de police et le Directeur des Poursuites publiques ?
— La Constitution est claire : le rôle du DPP est de poursuivre en justice et celui du commissaire de police d’enquêter. J’ai l’impression que le commissaire de police veut détenir le pouvoir de poursuivre, ce qui est inacceptable. Tout cela découle des amendements constitutionnels de 1983 qui fait le commissaire de police — soutenu par le Premier ministre et ministre de la police — pense qu’il peut le faire. Les amendements constitutionnels ont été proposés et votés dans une ambiance de folie au cours de laquelle personne n’a mesuré les conséquences qui pourraient en découler. Nous les subissons aujourd’hui.
O Donc, selon vous, nous payons aujourd’hui pour les amendements à la Constitution de 1983 ?
— Pas seulement parce qu’il y en a eu d’autres par la suite. Avec des hommes malintentionnés qui ont voulu servir leurs propres intérêts. Ce qui a conduit à la paralysie des institutions avec la complicité des profiteurs de notre faiblesse qui pillent les richesses du pays en toute impunité. Dans un autre pays que Maurice, ces abus auraient provoqué des réactions, sinon une révolution. Mais le Mauricien a un tempérament pacifique, il subit et laisse faire, jusqu’au jour où il va voter ! Mais il y également une autre raison pour expliquer l’apathie des Mauriciens : le Welfare State avec les protections sociales, la santé gratuite, l’éducation gratuite, le transport public subventionné. Ce sont des boucliers qui empêchent l’expression violente de la grande frustration que ressent le Mauricien face au gouvernement et ses abus.
O Quel est le regard que vous jetez sur l’opposition parlementaire ?
— En 1983, à partir du moment où SAJ a créé le MSM, un parti sans idéologie, sans projet de société en dehors de quelques slogans ronflants, tout était possible. C’est à cause de cette absence de projet de société que SAJ a pu faire des alliances avec tous les partis politiques locaux qui, eux aussi, ont abandonné leurs projets de société en se concentrant sur les chefs de partis. Depuis 1983, nous sommes entrés dans une ère de la direction du pays sans idéologie. Aujourd’hui, tous dans l’opposition veulent mettre dehors Pravind Jugnauth — qui fait beaucoup de mal et de tort au pays —, mais sans proposer une idéologie, du moins un projet de société. Pour le moment, le programme c’est : il faut mettre Pravind Jugnauth dehors et beaucoup de Mauriciens sont d’accord avec ça. Mais après qu’est-ce qu’on fait, comment on va faire pour effacer ce que Pravind Jugnauth a fait et pour le remplacer par quoi, par qui ?
O Est-ce que, comme certains l’espèrent, le pays va être sauvé par l’alliance des partis d’opposition parlementaires ?
— Je crois qu’il y a chez ces partis — mais également chez ceux qu’on appelle les petits partis — un vrai désir de changer les choses, le système. Il y a ici et là des propositions qui sont intéressantes. Le journaliste André Masson avait écrit dans les années 1970 qu’il fallait voter pour l’homme, pas pour le parti. Je crois que sa proposition est valable dans la mesure où il y a dans des partis des gens intéressants et d’autres qui le sont moins dans tous les partis. C’est une nouvelle configuration qui se dessine, dont il faut tenir compte et qui pourrait changer pas mal de choses.
O Le MSM accuse l’alliance d’opposition d’être dirigée par des vieillards à bout de souffle. Votre réaction, vous qui courrez allégrement vers vos 90 ans ?
— On devrait rappeler au MSM quel âge avait SAJ quand il est revenu au pouvoir en 2014. Il faut aussi savoir de quel âge on parle : le mental ou le chronologique !
O On parle de plus en plus d’un climat de peur, certains disent même de terreur, qui empêche les Mauriciens de s’exprimer. Est-ce que vous le ressentez, ce sentiment de peur ?
— Moi je n’ai peur de rien, comme le prouvent mes réponses à vos questions. Mais c’est vrai qu’il y a des gens qui évitent de se prononcer, de s’exprimer. Les gens ont peur, mais en 2021, cela n’a pas empêché 100 000 personnes de descendre dans la rue à Port-Louis pour le Wakashio. Mais il n’y a pas eu de suite à cette manifestation qui fait trembler le gouvernement. Les partis ne savent pas capitaliser, organiser les gens à la base, parce que les structures qui le permettaient n’existent plus. On n’arrive plus à mobiliser les gens, alors qu’on a des arguments solides pour le faire. J’aimerais aussi souligner qu’on oublie que même si le Premier ministre applique de mauvaises lois, elles sont votées par les députés. Ils sont les premiers coupables ! Il faut faire pression sur ces députés pour leur faire voter dans le bon sens, celui de l’intérêt des Mauriciens, pas en suivant les consignes du parti. Il faut que l’électeur joue son rôle et donne des directives à ses députés en leur faisant bien comprendre que le renouvellement de leur vote dépend de la manière dont ils se conduisent au Parlement.
O Quelque part, l’électeur n’est-il pas content du système sans idéologie, du moment où il obtient sa faveur, un poste à Air Mauritius pour son enfant, « so bout » ?
— C’est vrai, mais tout est une question de pourcentage. Il n’y a que quelques centaines de personnes satisfaites qui vont obtenir leur ti-bout, contre des dizaines de milliers de mécontents. Mais il ne suffit pas seulement de dire qu’on a peur, qu’on n’ose pas parler : il faut réagir et s’exprimer, ou alors arrêter de se plaindre ! Mais il va arriver un moment ou la colère sera plus forte que la peur. Et surtout, va bientôt arriver un moment où il faudra décider si on maintient, dans leur intégralité, les acquis du Welfare State dont nous avons déjà parlé. D’après mon analyse, ce sont ces avantages qui gardent les Mauriciens tranquilles, puisqu’ils en bénéficient. Mais si ce gouvernement, ou le prochain, est obligé de toucher aux avantages sociaux dont bénéficient les Mauriciens, ce serait couper la branche sur laquelle le gouvernement est assis.
O La réalité économique ne va-t-elle pas obliger le gouvernement à prendre certaines mesures disons difficiles ? Jusqu’oùu, jusqu’à quand le gouvernement va-t-il pouvoir maintenir le Welfare State, pierre angulaire de la politique locale ?
— Au vu de la situation économique mondiale et du pays, c’est une vraie question. Je vous répondrai par une spéculation : peut-être que le pouvoir en place pense se faire financer par un pays étranger à qui il a donné Agalega et qui serait heureux de le maintenir au pouvoir. Pour justement garder Agalega. Il faudrait faire voter une loi pour interdire à un pays étranger de financer le gouvernement contre une partie du territoire national. C’est de la corruption.
O Vous croyez que la classe politique locale, qui n’est jamais parvenue à tomber d’accord pour revoir le système électoral et le financement des partis politiques, va voter une telle loi ?! Qui, en plus, touche à nos relations avec un pays étranger mais ami, que certains qualifient de grand frère !
— Vous savez, beaucoup de choses que l’on croyait impossibles dans le passé sont devenues possibles. Qui aurait cru, dans les années 1970 que le mur de Berlin allait tomber ; qu’un noir pourrait devenir président des États-Unis ? Mais il faut aussi dire que tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés — j’en ai évoqué quelques-uns — existent parce que nous ne sommes pas, pas encore, une nation. Nous ne sommes qu’une réunion d’individus, qu’un assemblage de gens venant de différents pays avec un sentiment d’appartenance à un groupe plus qu’au pays. Si nous étions une nation avec un sentiment d’unité et de partage, on aurait senti que toucher à Agalega c’est toucher à notre souveraineté. Tout comme les ministres présents à la conférence constitutionnelle de Londres en 1967 n’ont pas été choqués outre mesure quand il s’est agi d’accepter que les Chagos soient retirés de notre souveraineté. Mais la notion que le dossier des Chagos est un national concern est en train de prendre de l’ampleur. Et c’est tant mieux.
O Abordons la dernière partie de cette interview. Vous ne le cachez pas, vous êtes un grand admirateur de la Chine. Le démocrate que vous êtes, par ailleurs, n’est-il pas effrayé par la politique d’expansion de la Chine dans le monde ?
— En moins de trente ans, la Chine a réussi à tirer de la famine et du sous-développement sa population qui était de 800 millions, c’est-à-dire l’adition de l’Europe et des États-Unis. Avec ses accords signés, la Chine ne craint aucune pénurie, que ce soit en termes d’énergie ou de nourriture. Par ailleurs, ses infrastructures sont remarquables et, dans beaucoup de cas, supérieures à celles des États-Unis et de l’Europe.
O Vous êtes en train de parler de la situation intérieure de la Chine. Je vous interroge sur sa politique étrangère, que certains qualifient d’expansionniste, notamment ses visées sur Taïwan et sa présence en Afrique…
— Savez-vous combien il y a de bases militaires autour de la Chine : une centaine. Depuis 1945, combien de guerres les États-Unis ont menées — et souvent perdues — dans le monde ? Deux cents qui ont détruit des pays, souvent pour prendre leur pétrole. La Chine n’a jamais attaqué ou envahi un pays…
O… et le Tibet ?
— Ça, c’est une autre histoire. En Afrique, la Chine construit des routes, des stades, des bâtiments offre des bourses d’études…
O Et en retour elle dispose des minerais dont elle a tant besoin, comme autrefois l’Europe…
— Attention, ce n’est pas la même chose ! Elle ne prend pas comme l’Europe, elle achète, elle paye.
O La Chine ne serait-elle pas en train de prendre la place de la France en Afrique pour disposer des voix des pays africains dans les instances internationales ?
— Au départ, la Chine était dans la misère et avait besoin d’alliés politiques aux Nations Unies. Maintenant, elle achète ce dont elle a besoin en négociant et en payant. Pas en s’en emparant par la force. En Afrique, la Chine fait du commerce, pas du néocolonialisme. C’est cette attitude française qui conduit aujourd’hui certains pays africains à demander à la France de s’en aller, parce qu’ils ont été trop exploités.
O Le néocolonialisme chinois est-il meilleur que le néocolonialisme français ?
— Il n’y a pas de néocolonialiste chinois. Vous êtes en train de reprendre la propagande américaine.
O On pourrait rétorquer qu’en vous écoutant, on a l’impression d’entendre Radio Beijing ! Revenons sur Taïwan…
— Les Chinois sont bien accueillis et aimés en Afrique, le reste n’est que propagande ! Taïwan est le premier producteur mondial de semi-conducteurs — TSMC — que les États-Unis veulent rapatrier chez eux. À Taïwan, 24% des habitants veulent l’indépendance, le reste veut le statu quo et des négociations sont en cours avec Beijing. La Chine n’a pas besoin d’envahir Taïwan par la force, en mettant à mal sa réputation sur le plan mondial. Elle n’a qu’à attendre que, comme les sondages le prédisent, le nombre de Taïwanais souhaitant des relations normales avec la Chine augmente. C’est plus logique. C’est tout à fait dans la logique chinoise, qui préconise d’attendre que le fruit tombe de l’arbre au lieu de grimper pour le cueillir…
O Nous allons revenir pour la toute dernière question sur la politique locale. Est-ce que malgré ce bilan négatif vous avez confiance dans l’avenir du pays ?
— Oui, et je vais vous expliquer pourquoi. Je crois dans les cycles. Je crois que Maurice est tombée au plus bas du point de vue politique, social et spirituel, et ne peut que remonter. Malgré toutes les pourritures que nous respirons chaque jour, je suis optimiste pour l’avenir. Je divise la population mauricienne en trois parties : ceux qui sont nés avant 1968, ceux qui sont nés après 1968 et ceux qui sont nés après 1992. Pour moi, ces derniers sont des républicains qui ne sont pas racistes, pas communalistes, pas castéistes et sont de vrais Mauriciens. Il existe aujourd’hui, à travers Maurice, beaucoup de cellules de réflexion et d’action faits de gens qui ne parlent pas uniquement de politique, mais aussi de social, de moyens d’améliorer la situation, de partager les expériences, de lutter efficacement contre le réchauffement climatique. La plupart de ces groupes sont composés de jeunes nés après 1992. Ce sont eux qui vont faire bouger les choses
Jean-Claude Antoine