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François Gemenne, politologue et spécialiste du climat : « Maurice est le candidat idéal pour l’organisation d’une COP »

Le politologue belge de renommée internationale François Gemenne était à Maurice récemment. Ce dernier, spécialiste de la gouvernance du climat et des migrations, avait participé à des séances de réflexion et de sensibilisation sur le changement climatique qu’a organisées le Groupe MCB.

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François Gemenne, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), est régulièrement sollicité par les médias, notamment français, pour ses analyses sur les grands enjeux écologiques, du réchauffement climatique et les défis de la planète. Il est également auteur de plusieurs ouvrages en ce sens. François Gemenne, qui en est à sa troisième visite à Maurice, nous a accordé un entretien où il nous donne non seulement les nouvelles peu réjouissantes sur la hausse de température qui nous guette, mais nous assure que Maurice peut se positionner comme candidate potentielle pour accueillir une édition de la COP…

Pour commencer, pouvez-vous nous dire comment  se porte la planète bleue ?

Nous n’allons pas nous mentir ni minorer la gravité de la situation. Les indicateurs au niveau mondiaux ne sont pas bons, ni pour le climat, la biodiversité, ni pour l’ensemble des limites planétaires qui définissent le cadre dans lequel nous devons opérer. Quelque part, notre aveuglement quant à l’existence de ces limites physiques fait que nous avons dépassé beaucoup d’entre elles. La température moyenne dans le monde a déjà augmenté de 1,2°C depuis la révolution industrielle du 19e siècle. Nous atteindrons une augmentation de 1,5°C entre 2030 et 2035. Or, 1,5°C est l’objectif le plus ambitieux de l’accord de Paris, ce qui fait que nous allons largement dépasser celui-ci. Et à l’heure actuelle, nous n’avons toujours pas atteint le pic mondial des émissions de gaz à effet de serre. Derrière ces indicateurs qui sont effectivement assez noirs et un peu déprimants, je pense qu’il faut néanmoins regarder ce qui est en train de se passer dans la société, il y a toute une série d’évolutions positives qui y ont lieu. Aujourd’hui, la quasi totalité des pays industrialisés ont commencé à faire baisser leurs émissions. Le problème demeure que cette baisse n’est pas suffisante et qu’elle est compensée par l’augmentation des émissions dans les pays du Sud. Donc, plus nous avançons, plus nous allons devoir coopérer, ensemble, à la fois à l’intérieur de nos sociétés, entre gouvernements, individus, entreprises, secteur privé et public, mais aussi au niveau international entre pays industrialisés et ceux du Sud.

La National Oceanic and Atmospheric Administration prévoit le retour d’El Niño pour bientôt. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle. Comment Maurice devrait-elle se préparer pour affronter le phénomène qui ne nous fera pas de cadeau ?

Non, il ne fera pas de cadeau à Maurice! Et il est certain qu’El Niño combiné au changement climatique va accentuer les risques de sécheresse et d’activités cycloniques. Il est important pour Maurice de faire d’abord un état des lieux de ses vulnérabilités. Notamment dans le secteur agricole, par rapport à certaines chaînes d’approvisionnement, y compris extérieur, qui pourraient menacer la sécurité alimentaire de Maurice. Il faudrait que l’île s’intéresse aussi aux impacts des changements climatiques qui pourraient affecter les pays limitrophes dont elle dépend. Il est aussi question de renforcer certaines infrastructures contre les risques d’inondations qui deviennent de plus en plus importants à Maurice. Et il est question d’adaptation de certains modèles économiques dans le domaine agricole, hôtelier…voir comment en développer  d’autres pour permettre à l’île de rester attractive et garantir la continuité du développement de la République. Maurice reste quand même un modèle de développement depuis 30-40 ans. Il faut éviter que le changement climatique ne mette à mal cette trajectoire de développement qui était celle de Maurice.

L’île Maurice a très peu de temps devant elle pour agir…

Elle a effectivement très peu de temps. C’est pour cela que je suis ici, pour sonner le tocsin et dire l’urgence d’agir. On sent qu’il y a encore, parfois, une difficulté à mettre certains secteurs en mouvement, parce qu’il y a à Maurice…et je le dis en toute amitié, une sorte de complexe d’infériorité. On se demande ce que l’on peut faire en tant que petite île et on questionne le poids de ses actions à l’international. Je veux dire au gouvernement mauricien que ce qui est fait à Maurice peut avoir une signification internationale tout à fait importante. Je crois vraiment que Maurice peut être pionnière dans la décarbonation de l’économie, être un laboratoire de bonnes pratiques de cette économie plus durable et peut avoir aussi un rôle à jouer dans les négociations internationales. On sent bien qu’une bonne partie de notre futur climatique va se jouer dans les COP (ndlR : Conférence des parties). Notamment pour ce qui est de la mobilisation des fonds internationaux mis en réseau pour ce qui est des énergies renouvelables, des fonds d’adaptation, de pertes et dommages. Je dis à Maurice qu’elle a la possibilité de mettre en valeur ce qu’est son économie, les risques et les impacts en organisant par exemple une prochaine conférence internationale des Nations Unies, ici, sur le climat.  Maurice a les ressources en termes de capacité hôtelière, lieux de congrès, connexion aérienne pour être le premier État insulaire à accueillir une conférence internationale sur le climat. Ce qui serait l’occasion de mobiliser des ressources pour Maurice et transformer profondément la société mauricienne et mettre en mouvement son économie. Maurice a la chance d’avoir de grands groupes industriels qui ont les reins suffisamment solides pour projeter à l’étranger toute une série de choses qui se fabriquent ici. Maurice est en ce sens le candidat idéal pour l’organisation d’une COP. Cela se fait par rotation géographique. L’Afrique vient d’organiser la COP 27 à Sharm El-Sheikh (ndlR : en Égypte), cela veut dire que le tour du continent reviendra pour la COP 31 ou 32. Et c’est maintenant que cela va se jouer. Il faut que Maurice donne de la voix et soit plus assertive dans les négociations internationales, sinon le train va lui passer sous le nez. Prenez conscience de vos atouts ! Maurice est un modèle de cohabitation et de richesse multiculturelle qui peut être mis en valeur aux yeux du monde. Et Maurice a la capacité de devenir un modèle écologique.

Dans un entretien en 2021, vous disiez : « Le changement climatique que nous avons produit est irréversible. Il n’y a pas de retour en arrière possible. » Pour faire suite à vos propos, et si vous n’avez pas changé d’avis entre-temps, quel est le scénario qui nous attend ?

Comme le changement climatique est un problème d’accumulation, l’élévation de température dont j’ai parlé plus haut est le résultat des émissions passées de gaz à effet de serre qui se sont accumulées dans l’atmosphère et qui atteignent aujourd’hui le taux d’environ 420 parties par million (ndlr : unité de mesure utilisée pour quantifier la pollution dans l’air). C’est le taux le plus haut jamais atteint depuis plusieurs dizaines de milliers d’années ! Ce qui nous attend dépend largement de ce que nous allons faire aujourd’hui et qui va déterminer le niveau futur de la hausse de température. Et ce, même si l’on sait qu’il n’y aura pas de retour en arrière, soit une baisse en température. Soit  nous ne faisons rien du tout…business as usual, dans lequel cas l’on peut s’attendre à une augmentation de la température de 3,5°C au niveau mondial d’ici 2 100, ce qui fera +4°C pour Maurice, soit les gouvernements respectent leurs engagements. Mais nous savons que, bien souvent, ils ont tendance à ne pas les respecter. Et dans ce cas, nous nous acheminerons vers une hausse de température de 2.5°C d’ici 2 100, qui veut dire approximativement +3°C pour Maurice. Ou, nous parvenons à faire davantage, et c’est évidemment ce qu’il faudrait faire. Ainsi, non seulement les gouvernements reverraient leurs engagements à la hausse, mais la société entière se mobiliserait. Ce qui est un scénario volontariste.  Dans ce cas-là, nous aurons la possibilité de limiter le réchauffement à 2°C d’élévation moyenne d’ici 2100, c’est-à-dire à peu près 2,4°C à 2, 5°C pour Maurice. Il y a donc trois scénarios qui sont sur la table, devant nous. Le rapport du Giec nous dit que nous avons désormais toutes les connaissances, technologies et financements qui nous permettent d’aller vers le scénario le plus volontariste, mais ce qui nous manque, c’est la volonté.

N’est-il donc pas temps de mettre le crédit carbone au centre des débats pour, enfin, adopter des règlements universels solides et assurer la réduction des émissions ?

Absolument! Nous nous rendons bien compte qu’aujourd’hui il y a d’énormes inégalités dans les budgets carbone de chacun, des riches et des pauvres, des pays du Nord et du Sud. Nous allons devoir passer, et c’est aussi un impératif de justice climatique, par des règlements universels qui s’appliquent à tous en tenant compte bien entendu de leurs contraintes nationales, car on ne pourra pas mettre en place le même budget carbone directement pour tout le monde. Mais l’idée c’est qu’on avance vers un budget carbone égalitaire entre tous les humains sur la planète. Pour cela, il va absolument falloir  intégrer dans le prix du carbone le coût des externalités. Pour le moment, ce n’est pas quelque chose qui a été fait. On est en train d’y arriver par le biais de différents instruments, il y a d’abord la location du marché de carbone qui permet d’intégrer la question des crédits carbone dans l’économie. J’espère que d’ici une dizaine d’années, une taxe carbone au niveau mondial se mettra en place, et c’est quelque chose sur laquelle il y a des progrès. Il y a toute une série d’indicateurs dans la comptabilité des entreprises ou des gouvernements qui doivent être intégrés pour refléter cette question des coûts et bénéfices environnementaux. Là aussi on note des progrès. Tout cela va dans différentes directions, mais avec le même objectif. J’ai quand même bon espoir que d’ici à 2030 qu’on arrive à une forme de réglementation universelle sur une taxe carbone ou un marché de crédit carbone.

Quel est votre point de vue sur la monétarisation de l’écosystème, est-ce que l’attribution d’une valeur économique est un mécanisme sûr de protection ?

Un mécanisme sûr, non ! Par contre, pour autant que nous n’allions pas dans une logique de marchandisation des écosystèmes, c’est quelque chose qui peut faire prendre conscience aux gens de la valeur de ceux-ci. Pour le moment, ces écosystèmes sont considérés comme étant sans valeur. Un exemple qui fait d’ailleurs l’actualité à Maurice, c’est la question des wetlands. On veut développer la zone humide concernée parce que l’on considère qu’elle est sans valeur. Et forcément, en termes économiques, la valeur représentée par son développement serait supérieure. En termes économiques, on voit la logique de développement et de bétonisation de cette zone. Par contre, si on reconnaît la valeur de ces wetlands en termes de protection face aux risques cycloniques et d’inondations, en termes de réservoir de biodiversité…et si on met une valeur sur cette zone, à ce moment-là, le calcul économique devient complètement différent. Nous avons aujourd’hui une série de méthodologies qui ont été développées et qui permettent de mesurer la valeur d’un écosystème notamment en termes de services rendus par la nature, c’est ce qu’on définit comme services écosystémiques.

Comment progresser dans la mise en œuvre des stratégies sur le changement climatique dans un climat de tension – sur le marché de l’énergie – avec la crise énergétique en toile de fond ?

Cette crise énergétique, aussi dramatique qu’elle a pu et continue à l’être dans certains secteurs, nous fait quand même prendre conscience de la vulnérabilité économique et géopolitique que représente notre dépendance aux énergies fossiles. Donc, la question de la sortie des énergies fossiles ne va pas simplement être une priorité pour le climat, mais aussi en matière de stratégie géopolitique, de paix et de sécurité, d’économie, de pouvoir d’achat pour éviter de plonger des ménages dans la précarité ou des entreprises dans la faillite. On se rend bien compte que notre dépendance aux énergies fossiles crée une dépendance géopolitique et économique, donc un facteur de faiblesse dans ces deux secteurs. Ce sont deux arguments, qui sont à mon sens très forts, qui doivent pousser à la sortie des énergies fossiles. Toutefois, la difficulté est que, faute d’avoir anticipé cette sortie, paradoxalement, la crise énergétique nous conduit parfois à des malheureux retours en arrière. La quasi-totalité des gouvernements de la planète ont mobilisé des aides pour soutenir des ménages à faire face à leurs factures énergétiques. Eh bien, ces aides étaient aussi des cadeaux indirects qui revenaient dans la poche de sociétés charbonnières et gazières qui toutes ont enregistré des profits record l’an dernier ! Non parce qu’elles étaient bien gérées ou particulièrement visionnaires, mais parce qu’elles ont profité de la crise énergétique.

Quelles sont selon vous les énergies renouvelables les plus adaptées à l’île Maurice ?

Clairement l’énergie solaire. Étant donné la quantité d’ensoleillement que reçoit Maurice tout au long de l’année, il y a un potentiel de développement solaire assez considérable, avec l’installation de panneaux solaires sur les toits. Mais quand on regarde ici (ndlr: Port-Louis), on en voit peu, alors que ce serait une possibilité extrêmement rentable, a fortiori que la population est relativement concentrée sur un territoire assez limité. Il y a également, ici, la possibilité de développement d’éoliens offshore, d’autant qu’en raison de sa nature archipélagique, Maurice dispose d’un important espace maritime. Quand on regarde les plans du gouvernement de faire passer la part des renouvelables de 20 à 60%, cela me parait parfaitement possible. Je dirais même qu’il est sans doute possible d’aller encore plus loin.

Qu’en est-il du gaz naturel liquéfié, est-ce qu’il reste une option ?

C’est une option intermédiaire. On ne peut pas faire du gaz naturel liquéfié une énergie renouvelable.  Il reste une énergie fossile. Mais il est certainement préférable au pétrole, lequel est lui-même préférable au charbon.

Maurice avait appuyé la résolution historique présentée par Vanuatu et adoptée lors de la dernière assemblée générale des Nations Unies visant à obtenir de la Cour internationale de Justice (CIJ) un avis consultatif sur les obligations des États à l’égard des changements climatiques. Quelles sont à votre sens les chances pour un avis positif ?

Les chances sont assez fortes. Si je devais faire un pronostic, je dirais 60-65%. Il y a même la possibilité que cette résolution soit une sorte de pierre blanche et que cela permettra aux engagements des États de pouvoir être reposable juridiquement. Que ces engagements ne soient plus que des promesses en l’air ou des résolutions de Nouvel An, mais des choses auxquelles ils doivent se tenir. C’est une résolution qui va dans le sens de l’histoire et qui est soutenue par la totalité des ONG, de la société civile, des chercheurs, du monde académique…

L’écologie n’est pas un consensus… (ndlr : titre de son ouvrage, 2022). C’est vous qui le dites. Est-ce que là où vous passez les gouvernements entendent votre message?

Il faut pouvoir reconnaître qu’on est d’accord sur le constat. Mais toute la question est, comment trouver des solutions, s’organiser… C’est le sens du débat Klima qu’on organise avec les écoles de Maurice en mai et juin prochains. Les élèves vont débattre autour des questions que soulève le changement climatique pour la société. Les gouvernements sont parfois dans une position attentiste. Plutôt que de prendre le risque de mesures impopulaires et brusquer certains intérêts, une partie de leur électorat, ils préfèrent être dans une position de recul. Je suis frappé de voir que dans de nombreux pays, la société avance plus vite que les gouvernements. Ceux-ci se placent à la remorque de la société plutôt que d’en être la locomotive. C’est aussi là où nous avons collectivement un rôle important en tant que société civile, de pousser dans le dos les gouvernements et leur montrer que nous sommes davantage prêts qu’ils ne l’imaginent.

Écologie, politique et démocratie. Est-ce que ces trois mots vont bien ensemble?

Ce n’est pas un alliage tout à fait naturel. Par essence, l’écologie est politique parce qu’elle pose des questions sur l’organisation de la société. Parfois, on a la naïveté de croire que l’écologie est apolitique et qu’elle va forcément mettre tout le monde d’accord. Pas du tout ! Parce que l’écologie nous pose la question de la manière dont nous voulons organiser la société. L’autre question est celle de la démocratie, sa capacité à se saisir de ces questions écologiques. Et aujourd’hui, autant la démocratie sur le papier pourrait parfaitement s’en saisir, mais autant nous sommes pris par le temps et l’urgence. Beaucoup de grands changements en démocratie prennent du temps, parce qu’il faut forger un consensus et parce que la démocratie n’aime pas toujours les changements radicaux. Notre démocratie, ce n’est pas seulement le Parlement et le gouvernement, mais aussi la société civile, les entreprises et les écoles. Et il faudra que la société engage les changements les plus radicaux, alors le Parlement et les gouvernements suivront.

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