Notre invité de ce dimanche est le député travailliste Eshan Juman, qui s’est fait une réputation avec ses questions parlementaires et ses vidéos qui font le buzz sur les réseaux sociaux et dans la presse. Dans l’interview qui suit, il revient sur son parcours politique mouvementé, commente son action au Parlement et se dit confiant que l’alliance de l’opposition parlementaire remportera les prochaines élections.
Vous avez eu un itinéraire politique assez surprenant avec des allés-retours entre différents partis. Qu’est- ce qui vous a poussé à faire de la politique, au départ ?
— Ma famille a toujours été intéressée par la politique. Nous habitions une maison sur une crown land où il n’y avait pas d’électricité, pas d’eau courante, et je me souviens qu’aux élections de 1982, ma grand-mère et mon père ont marché jusqu’à l’école pour avoir les résultats. J’ai été candidat aux élections avant même de voter pour la première fois et je n’ai pas été élu, et puis je suis devenu activiste travailliste avec Jean-François Chaumière. Après, grâce à Kalyanee Juggoo, députée de l’endroit, je suis entré dans les instances rouges de la circonscription et on m’a proposé de poser ma candidature pour les municipales.
l Et au niveau études et travail?
— Nous étions une famille très pauvre du village. Mon père, qui était laboureur sur une propriété sucrière, avait perdu sa place suite à un accident et il vendait des légumes, tandis que ma mère travaillait à l’usine. Avant d’aller à l’école, et plus tard au collège, j’aidais mon père à cueillir des légumes et l’après-midi à les vendre. C’est comme ça que j’ai appris à faire du “business”, à convaincre, calculer son profit et choisir la bonne marchandise. J’ai été le premier en SC à Maurice, alors que je fréquentais le collège Islamic. Comme nous n’avions pas les moyens pour que je continue mes études, j’ai obtenu un job chez Kalachand et je suis devenu vendeur. C’était une véritable université où j’ai appris à gérer, à vendre, à parler le français et l’anglais, et même à mettre une cravate ! Après, je me suis marié et ai acheté un terrain pour construire ma maison, et je suis tombé sur un parent qui m’a proposé d’acheter du bois pour construire. J’ai été obligé de revendre le bois à une quincaillerie et c’est comme ça que je me suis lancé un petit “business” de bois, qui a grandi au fil des années.
Pour devenir une entreprise florissante. En 2005, vous avez votre “business” et vous vous jetez dans l’arène politique en participant aux municipales.
— J’ai toujours été actif dans le travail social, mais sans aucune ambition politique. J’ai été élu conseiller, nommé vice-président de la commission des finances où j’ai fait exactement ce que je viens de faire à l’hôpital : aller sur le terrain faire un audit des ressources, de ce qui n’est pas fait et des gaspillages. Je ne faisais que ce pourquoi j’avais été élu et pour lequel nous avions fait campagne : mettre de l’ordre dans la municipalité, afin d’améliorer les services auxquels ont droit les citadins. Je me suis imposé, mais ça n’a pas fait plaisir au personnel de la municipalité, que je bousculais, comme certains de mes collègues. Puis, j’ai été nommé adjoint au lord-maire.
l Et quelque temps après, survient le contrecoup qui affectera votre carrière politique : en 2008, vous êtes condamné pour avoir offert un bribe à un policier qui vous avait pris en contravention.
— C’est un contrecoup qui affectera aussi ma vie personnelle pendant des années. J’ai été surpris en train de parler au téléphone par un motard, alors que j’étais au volant d’un camion. J’ai demandé au policier de me donner une chance, il m’a demandé ce que j’avais sur moi et je n’avais pas un sou, et le ton est monté. Il m’a lors demandé d’aller au poste de police de Phœnix où il a dit que je lui avais proposé un bribe de cent roupies en montrant un billet. C’était sa parole contre la mienne.
La Cour a retenu la version du policier et vous a condamné et vous avez dû démissionner comme adjoint au lord-maire. Mais vous avez continué comme conseiller à poser des questions précises sur le dysfonctionnement de la municipalité qui ont fini par embarrasser vos collègues.
— Je voudrais d’abord souligner que si j’avais été coupable, je n’aurais pas continué à faire de la politique en tant que conseiller après avoir démissionné, parce que je suis un homme de principes. Quand les choses ne marchent pas, je le dis haut et fort, et je questionne. Je suis devenu gênant et on a tenté de faire déclarer vacant mon siège de conseiller parce que j’avais été condamné, mais c’était illégal parce que j’avais fait appel, et ils ont dû annuler leur démarche. J’ai été blessé par cette tentative faite par des gens de mon propre parti politique, j’ai démissionné du PTr…
… pour vous joindre au Militant Socialiste Mauricien.
— Pas tout de suite. J’ai siégé quelque temps en indépendant, avant d’être contacté par Showkutally Soodhun et de me joindre au MSM, et je suis devenu membre du CC et surtout un proche du leader, Pravind Jugnauth, et j’ai rencontré sir Anerood avant qu’il démissionne de la Présidence pour revenir en politique. C’est l’époque où le MMM et le MSM sont une alliance, avant que Paul Béranger la casse pour aller rejoindre Navin Ramgoolam. Le MSM m’avait déjà promis un ticket pour les générales, mais j’apprends que lors de chaque réunion conjointe MSM/MMM, Bérenger refuse que je sois candidat en faisant référence à ma condamnation pour corruption. J’ai demandé quelle était la position de Pravind sur cette question et on m’a dit qu’il me soutenait, mais il ne m’a rien dit, ce qui m’a beaucoup déçu. C’est alors que Sakheel demande à me rencontrer et me propose de revenir au PTr. Il finit par me convaincre et organise en place une conférence de presse pour annoncer que je quitte le MSM pour revenir au PTr.
Vous comprenez pourquoi j’ai dit au départ que vous avez eu un parcours politique assez surprenant !
— Je vais vous faire une confidence. Quelque temps après mon retour au PTr, un partisan m’a posé la question suivante : quand faut-il vous croire quand vous disiez, hier, que le MSM était le meilleur parti ou quand vous dites, aujourd’hui que vous l’avez quitté, qu’il est le pire ? Cette question m’a fait réfléchir et refuser de poser pour les élections municipales et aux générales de 2014, tout en donnant un coup de main au parti.
Revenons sur l’appel contre votre condamnation pour corruption. Vous l’avez gagné ?
— Non. J’ai perdu parce que je l’avais mal préparé. J’ai fait mes heures de travaux communautaires et j’ai payé ma dette à la société. Je profite de l’occasion pour dire qu’on ne devrait pas faire figurer sur le certificat de moralité exigé pour obtenir certains jobs, surtout à l’étranger, les condamnations mineures. Cette mention peut faire fermer beaucoup de portes au niveau professionnel.
O En 2019, vous demandez à être candidat aux élections générales et Navin Ramgoolam laisse savoir que vous allez poser au no. 3 avec Shakeel Mohamed. Comment s’est passé la campagne ?
— Quelques semaines avant les élections, le journal Mazavaroo, qui appartient à qui vous savez, publie en première page un article avec photo titré Un condamné veut être candidat. J’ai envoyé une copie à Navin Ramgoolam en lui disant que je ne voulais pas devenir un problème pour le PTr. Il m’a répondu le soir en me disant « Se lor pie mang ki raporte ki dimounn avoy ros » et j’ai obtenu mon ticket, mais malheureusement je n’ai pas été élu.
Est-ce que c’est la campagne menée contre le candidat corrompu condamné qui vous a fait perdre cette élection ?
— Je ne le crois pas. Malgré le fait qu’Anerood Jugnauth soit descendu trois fois dans la circonscription, pour faire campagne contre le candidat corrompu et que le MMM, de son côté, ne m’a pas épargné sur ce thème. Mais je ne crois pas que cela a joué. Quoi qu’il en soit, je suis entré au Parlement par la suite en étant nommé Best Loser et j’ai continué à faire ce que je faisais à la municipalité. On peut être un député qui maîtrise magnifiquement l’anglais et le français, mais s’il ne va pas sur le terrain, s’il ne sait pas écouter et comprendre le peuple, il ne peut pas le défendre efficacement. Après les élections, on a eu le Covid et je prends l’initiative de faire une série de propositions qui ne sont pas considérées par le gouvernement et le ministre de la Santé. Les gens m’ont alerté et c’est comme ça que j’ai découvert que les malades étaient dans les couloirs à l’hôpital ENT, que les décédés étaient placés dans des sacs exposés au soleil.
Pourquoi est-ce c’est vous qui faites ce travail et pas ceux qui sont responsables du dossier Santé au PTr ?
— Je tiens à dire ici que le Dr Aumeer, responsable de la Santé au PTr, fait très bien son travail. Nous travaillons en équipe et personne au PTr ne vient vous reprocher d’entrer dans son domaine aussi longtemps que le travail est fait dans les paramètres définis. Mais ce que j’ai fait à l’hôpital, je le fais également dans d’autres secteurs.
Ce que vous faites avec votre manière de parler fort et de ne pas mâcher vos mots vous ont établi une réputation.
— Chaque député a son style, mais moi je suis satisfait de pouvoir, par mes actions, faire bouger les choses. Quand j’ai dénoncé ce qui se passait à l’ENT, on a eu tout de suite un container frigorifié pour placer les cadavres. C’est le résultat qui compte.
On dit que vous connaissez mieux le dossier de la Santé que le ministre. Est-ce que ce sont les fonctionnaires qui vous donnent les informations nécessaires pour embarrasser le ministre ?
— Oui. Ils ne le font pas pour embarrasser le ministre, mais pour dire la vérité. Ils le font parce qu’ils n’en peuvent plus d’être forcés de travailler contre l’intérêt des Mauriciens. Ils le font parce qu’ils savent qu’ils peuvent me faire confiance et que je ne révèle jamais mes sources. Ils savent aussi que quand on me donne des informations, je vais aller jusqu’au bout et que des changements auront lieu.
Certains disent que vous pratiquez une stratégie du buzz sur les réseaux sociaux.
— Nous sommes obligés d’avoir recours à la presse et aux réseaux sociaux parce que le Parlement ne fonctionne pas normalement. Dans une démocratie parlementaire, on n’aurait pas besoin de faire ça, parce que le gouvernement écouterait les questions et prendrait des actions, mais ce n’est pas le cas à Maurice. Le Premier ministre prend 30 minutes pour répondre à une question sur le nombre de policiers recrutés depuis l’année dernière : 30 minutes, c’est une farce ! J’ai fait une vidéo sur les stores des hôpitaux et les produits avariés qui a été vue par plus de 600,000 personnes. Que se serait-il passé si j’étais allé avec une simple question au Parlement ? Le ministre aurait déclaré que tout était correct et on aurait terminé là. C’est à cause de tels comportements au Parlement que nous devons faire autrement pour attirer l’attention et obliger les ministres à agir. Même s’ils mentent et sont soutenus par le Premier ministre.
Il soutient son ministre de la Santé et vous a violemment attaqué.
— Je ne vais pas m’abaisser au niveau de Pravind Jugnauth en notant qu’au lieu de sanctionner son ministre de la Santé, il lui donne sa bénédiction. Dans n’importe quelle démocratie, le PM aurait immédiatement remplacé le ministre de la Santé après ses mensonges de ces derniers jours pour rétablir la confiance dans notre système de santé.
Même si vos questions agacent visiblement, même si vous avez été expulsé, vous n’avez pas – pas encore – été suspendu du Parlement.
— Je ne dépasse jamais les paramètres, mais je n’aurais jamais imaginé que le Parlement mauricien aurait un Speaker du niveau – ou, plus exactement, du manque de niveau – de celui qui occupe actuellement le poste. Ce qui fait que le PTr a pris l’engagement que le prochain gouvernement de l’alliance amendera les Standing Orders pour revoir les pouvoir du Speaker et permettre au Parlement de fonctionner normalement dans la transparence. Par ailleurs, toutes les questions concernant l’argent public au sein des compagnies comme MK, le MIR, la SBM seront répondues.
l Permettez-moi de vous rappeler que ce genre de promesse a été faite dans le passé et que des gouvernements, composés des différents partis de l’alliance, ont systématiquement refusé de répondre à des questions sur les institutions comme Air Mauritius.
— Nous ne pouvons pas dire une chose et faire son contraire. Après tout ce que nous avons supporté en termes de non-transparence, nous allons faire de sorte que cette situation ne puisse plus exister et je peux vous dire que tous les partis de l’alliance sont d’accord sur ce point et d’autres. Par exemple, on ne peut pas accepter que la MRA soit utilisée comme un outil de répression politique contre les membres de l’opposition et leurs familles. Savez-vous que quelques jours après la publication de la vidéo sur l’hôpital, ma femme et mes deux filles ont reçu des lettres les informant que la MRA avait ouvert une enquête pour vérifier leurs comptes !
Dans un passé récent, le MSM a souvent essayé d’attirer – pour ne pas dire d’acheter – des députés du PTr, surtout ceux de Port-Louis, pour une raison que je n’ai pas besoin d’expliquer. Est-ce qu’on vous a déjà proposé de « retourn lakaz papa bis » ?
— Mais si, bien sûr que des émissaires orange sont venus me voir. Je leur ai dit que si j’acceptais de jouer au transfuge, ce serait donner l’autorisation aux électeurs du no. 3 de me cracher dessus et que je n’avais pas l’intention de me faire cracher dessus !
Quelles sont les nouvelles de l’alliance de l’Opposition dont vous êtes maintenant un des orateurs lors des congrès public ? Si ça continue ainsi, vous allez finir, si l’alliance remporte les élections, ministre ou même Premier ministre !
— Je vous l’ai déjà dit, ma devise c’est le travail et les résultats. Je pense pouvoir assumer n’importe quel poste au sein d’un gouvernement, mais je n’ai pas d’ambitions démesurées, et je prends les choses comme elles viennent. Maintenant, l’alliance se porte très bien comme on peut le constater à chacun de nos congrès que le MSM essaye de saboter par tous les moyens.
Mais cette alliance de l’opposition que vous avez failli ma faire capoter avec votre déclaration sur le fait que le PTR était tellement fort qu’il pouvait aller seul aux municipales et les remporter !
— J’ai fait cette déclaration en répondant à la question suivante : est-ce que le PTr irait aux municipales seul. J’ai répondu que le PTr était tellement fort qu’il pourrait rafler les cinq municipalités. La question ne concernant pas l’alliance mais le PTr. Cette victoire était tellement prévisible que le gouvernement a été obligé de renvoyer les municipales.
l C’est ce qui s’appelle une afterthought politique bien pensée pour calmer les esprits ! Un récent sondage publié démontre que 2/3 des sondés souhaitent de nouveaux partis et de nouveaux politiciens. Votre commentaire ?
— Si je ne me trompe pas, ce sondage dit que l’alliance de l’opposition remportera les élections.
l Ce sondage dit aussi que le MSM est le premier parti du pays.
— Est-ce que vous pensez sérieusement qu’il faut un sondage pour savoir que le gouvernement ne remportera pas les prochaines élections? Allez poser la question n’importe où à Maurice. Allez poser cette questions aux ministres qui refusent de parler au téléphone parce qu’ils craignent d’être écoutés ! Pensez-vous qu’il y a un Mauricien sain d’esprit qui votera pour un gouvernement qui a géré de la manière que l’on sait l’économie, le système de Santé, le système d’éducation, la sécurité dans le pays, le Law and Order et maintient, en utilisant les institutions, un sentiment de terreur dans le pays et en éliminant au fur et à mesure les libertés et la démocratie ? Nous allons mettre fin à tout cela.
l C’est ce que tous les partis d’opposition disent avant de prendre le pouvoir, quand elles arrivent au gouvernement elles changent de langage ! Dans le sondage, on mentionne aussi les vieux leaders dépassés qu’il faudrait remplacer.
— Nous sommes arrivés à un niveau où le principal souci est de sauver le pays, pas l’âge de ceux qui le feront. Ce dont nous avons besoin c’est de l’expérience des aînés et de l’enthousiasme des plus jeunes pour, avec le soutien de la population, rattraper le recul enregistré depuis 2014, redynamiser l’esprit de débrouillardise et retrouver le sens du travail des Mauriciens.
l Une question sur l’actualité internationale très souvent posée depuis le 7 octobre : est-ce qu’il faut considérer le Hamas comme un groupe terroriste ?
— Avant de vous répondre, permettez-moi de souligner une autre question qu’on ne pose pas : est-ce que ce qu’Israël fait à Gaza depuis le 7 octobre respecte les Droits de l’Homme ? Je vais vous rappeler qu’aux dernières élections, une majorité d’habitants de Gaza a élu le Hamas et que ce parti a été créé et soutenu par Israël à travers le Qatar. Mais ce qui est plus important pour le moment, ce ne sont pas les rappels historiques et les définitions, c’est qu’on mette fin aux bombardements et aux tueries à Gaza!
l Votre commentaire sur ce qui s’est passé à La Citadelle ?
— Ce qui s’est passé à La Citadelle est inacceptable ! Mais ce qui est plus grave encore, c’est que le conseiller d’un vice-PM a déclaré avoir informé la police qu’il y aurait des incidents à La Citadelle et qu’aucune mesure n’a été prise pour contrôler la situation !
l Quel sera votre mot de la fin de cette interview ?
— Je vais conclure avec les électeurs, en rappelant que c’est à eux de décider quel gouvernement ils souhaitent pour diriger le pays après les prochaines élections. Je fais confiance aux Mauriciens pour faire le bon choix aux prochaines élections.