Éric Ng Ping Chuen, économiste : « La vérité économique éclatera après les élections ! »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Éric Ng Ping Chuen. Dans l’interview qu’il nous a accordée cette semaine, il partage son analyse du budget, de la situation économique et des mesures qui devront être prises après les prochaines élections.

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l On dirait qu’aujourd’hui le discours du budget du pays ne passionne plus, n’inquiète plus, alors qu’autrefois c’était un événement national. Comment expliquer ce désintérêt ?

— Probablement parce que depuis les cinq dernières années, le ministre Padayachy a sorti le budget de son rôle premier d’instrument de politique économique pour en faire une distribution d’argent pour maintenir le pouvoir d’achat. Avant, les Mauriciens redoutaient le discours du budget avec des possibilités d’augmentations des taxes sur certains produits de consommation : l’alcool, la cigarette, l’essence. Au cours des cinq dernières années, le budget est devenu un exercice de redistribution de la richesse nationale dans le cadre d’un État providence qui, autrefois, accompagnait le Mauricien du berceau au tombeau. Aujourd’hui, il s’occupe aussi des enfants à naître avec certaines allocations ! On n’attend plus du budget qu’il contienne des propositions pour la gestion et le développement de l’économie, on se préoccupe surtout des allocations qu’il va contenir.

l Ce désintérêt pour le budget ne découle-t-il pas également du fait que les Mauriciens ont compris que le discours du budget et ses débats au Parlement font partie d’un spectacle, avec les députés de la majorité se transformant en « taper latab », mais que les vraies décisions économiques sont décidées et prises ailleurs ?

— C’est vrai que le discours du budget est rempli de rhétoriques, ne contient pas vraiment d’analyses objectives sur la situation économique du pays. Les députés de la majorité vont dire que toutes les mesures sont bonnes, tandis que ceux de l’opposition vont affirmer que tout est mauvais. Il est facile d’offrir des cadeaux à toutes les catégories sociales dans le discours du budget ! Il est beaucoup plus difficile de mettre en application les mesures et les grands projets de développement annoncés. Il est plus facile de faire des effets d’annonce que de les réaliser. Pour revenir à votre question, il est vrai que la gestion de l’économie ne se résume pas aux mesures budgétaires. Beaucoup de mesures économiques sont prises avant et même parfois après le budget, par exemple celle qui concerne la politique monétaire. Cette politique est du ressort de la Banque centrale, mais a une grosse importance dans l’économie nationale puisque les augmentations des taux d’intérêt ont un impact sur le crédit ou l’investissement.

l Les observateurs économiques ont souligné que le budget 2024-25 ne fait pas mention de la dépréciation de la roupie…

— Le ministre des Finances ne l’a pas fait suffisamment en tout cas. On attend aussi beaucoup du ministre des Finances après le budget, dans la mise en œuvre des mesures budgétaires, mais aussi dans l’orientation de la politique économique et, évidemment, dans l’efficacité et la performance des services publics.

l Est-ce que, comme un chroniqueur l’a écrit samedi denier, la magie de la savate Dodo, c’est le surnom donné au ministre des Finances, ne marche plus ?

— J’ai une réponse économique à cette question : la loi de la décroissance. Au début, on donne des allocations, ce qui satisfait le citoyen, on continue à lui en donner et sa satisfaction augmente. Après, il s’habitue à en recevoir, ça devient une habitude et il ne s’y intéresse plus. La réaction à la fin n’est plus la même qu’au début, où on félicitait le ministre des Finances pour ses mesures. Dans ses quatre premiers budgets, il a beaucoup distribué et il est arrivé aujourd’hui à un stade de décroissance en termes d’efficacité et de capital politique.

l Ce qui explique ces grognements et cette insatisfaction qui se résument en une phase : il n’y a pas grand-chose dans le budget…

— C’est surtout la classe moyenne qui, se sentant délaissée, exprime ce sentiment. C’est vrai qu’on focalise beaucoup sur ceux qui sont dans le besoin, mais la classe moyenne, qui constitue le plus gros de la population mauricienne, veut pouvoir maintenir son train de vie face à l’inflation. Chose qui est de plus en plus difficile.

l Quelle est, selon vous, la principale caractéristique du cinquième budget Padayachy ?

— Il a encore distribué des allocations, mais cette fois dans une perspective plus électoraliste, dans le très court terme. Nous sommes toujours dans la logique consommation, importation, endettement, inflation. Le prochain gouvernement, quel qu’il soit, aura à appliquer les mesures du dernier budget, qui n’a rien d’innovant ou de saillant. Au contraire, le ministre n’a pas créé d’espace budgétaire, de consolidation fiscale, c’est-à-dire augmenter les revenus et diminuer les dépenses en même temps, ce qui nous rend vulnérables à une crise économique demain avec un déficit budgétaire en hausse, ainsi que la dette publique. En cas de crise économique mondiale demain, ce qui n’est pas à exclure avec la situation en Ukraine et au Moyen-Orient, Maurice sera vulnérable et ce sera difficile de relancer l’économie avec un gros déficit public.

l Du point de vue économique, quel est le principal argument positif du budget 2024-25 ?

— L’enlèvement du quota sur l’importation de la main-d’œuvre étrangère pour certains secteurs, dont le manufacturier. Je pense que cette décision peut, dans une certaine mesure, résoudre le problème du manque de main-d’œuvre, si on s’occupe sérieusement de son aspect administratif, car les démarches prennent beaucoup de temps. Pour que le secteur manufacturier survive et soit compétitif au niveau international, il doit avoir recours à la main-d’œuvre étrangère.

l Cette mesure ne résout pas le problème fondamental qui inquiète de plus en plus les entrepreneurs : celui du Mauricien qui travaille moins, ce qui rend indispensable l’importation de la main-d’oeuvre étrangère…

— Peut-être que, paradoxalement, cette mesure pourrait inciter le Mauricien à revenir sur le marché du travail. Il va se rendre compte que s’il ne veut pas travailler, d’autres sont disponibles pour le faire. Aujourd’hui, le Mauricien a un salaire garanti de Rs 20 000, si cela ne l’intéresse pas, cela signifie que nous avons à Maurice un gros problème culturel.

l Et comment est-ce qu’on peut solutionner ce grave problème culturel ?

— Je l’ai déjà dit et je le répète : il faut arrêter de recruter dans le secteur public. Le Mauricien ne veut pas travailler dans le secteur privé, faire des heures supplémentaires, mais préfère des horaires fixes, la semaine des cinq jours de neuf heures à quatre heures et avoir la sécurité d’emploi, même si le salaire est inférieur. Ce sont les politiciens qui encouragent cet état d’esprit auquel il faut mettre fin.

l Vous voyez un seul politicien mauricien abonder dans votre bon sens économique ?!

— Alors qu’il ne vienne pas se plaindre du fonctionnement du service civil et de la nécessité d’avoir recours à la main-d’oeuvre étrangère pour faire marcher l’économie mauricienne. Du point de vue économique, Il faut adopter une politique et des lois pour geler le recrutement dans le service civil pour un certain temps. Il n’y a pas d’autre solution.

l J’avoue que je vois mal la classe politique abonder dans votre sens. Quel est, de votre point de vue d’économiste, le principal défaut du budget 2024-25 ?

— Il y en a plusieurs. Commençons par le manque de réforme économique et structurelle. Continuons par l’absence de stratégie de diversification de l’économie mauricienne et pour le renforcement de la base manufacturière industrielle…

l Est-ce qu’avec la concurrence internationale, cette base manufacturière industrielle reste encore un secteur compétitif ?

— Il faut reconstruire cette manufacture industrielle, lui donner de nouvelles bases avec une orientation d’exportation à plus forte valeur ajoutée, en modernisant les équipements, en ayant recours aux solutions informatiques, dont l’intelligence artificielle. Cette stratégie est indispensable pour réindustrialiser l’île Maurice. Et là, nous tombons sur une politique contradictoire du ministre des Finances qui, en augmentant le montant du salaire minium, est en train d’affecter l’industrie manufacturière actuelle, qui n’est pas compétitive en raison du coût salarial, de celui des matières premières, des équipements importés et de la dépréciation de la roupie.

l Même si vous le qualifiez d’électoraliste, le budget a déçu ceux qui en attendaient beaucoup plus en cette période électorale. Le pire — économiquement parlant et le meilleur électoralement parlant — est-il à venir avec le Finance Bill ?

— Pas nécessairement avec le Finance Bill et ses nombreuses annexes qui peuvent contenir des surprises. Je crois qu’il y aura d’autres mesures économiques annoncées après le budget et avant les élections, et on a déjà parlé de la relativité salariale. Le gouvernement est obligé de mettre en pratique cette relativité salariale parce qu’il a augmenté le salaire minimum de plus de 40%, ce qui fait que celui qui travaille et gagne dans les Rs 20 000 après des années de service ne peut pas toucher le même revenu que l’employé qui vient d’être embauché. On n’a pas encore mesuré l’impact et l’ampleur des réajustements de cette mesure à venir sur les entreprises du privé, notamment les Petites et Moyennes Entreprises. Je doute fort que le gouvernement a les moyens de subventionner les augmentations salariales, et d’ailleurs, ce n’est pas son rôle de le faire. Combattre l’inflation par l’augmentation des salaires est un enchaînement sans fin qui va mener à des licenciements et c’est pourquoi cette mesure prend du temps. La vérité économique éclatera après les élections !

l Vous avez déclaré que l’augmentation de la pension de vieillesse à Rs 15 000 en janvier de l’année prochaine était un piège tendu à l’alliance de l’opposition. Mais Navin Ramgoolam vient de déclarer qu’en cas de victoire de son alliance, il honorera la promesse du gouvernement actuel…

— Pour des raisons politiques, l’alliance de l’opposition ne peut pas refuser d’entériner cette augmentation de la pension. Elle ne peut pas dire non. C’est pour cette raison que j’ai parlé de piège.

l En sus des mesures du gouvernement, il y a également les promesses de l’alliance des partis de l’opposition parlementaire. Dans son état actuel, l’économie mauricienne peut-elle supporter la réalisation de ces promesses ?

— Je ne le crois pas. Je l’ai déjà dit, il y a un principe dans la vie qui s’applique à tout le monde, que ce soit un individu, une famille, une entreprise ou un pays : on ne pas dépenser plus que ce que l’on gagne. Même si l’on s’endette, il y a toujours un moment où il faut arrêter et revenir à une gestion saine des finances. C’est obligatoire. Rama Sithanen disait carrément sur une radio cette semaine que dans l’état actuel de notre économie, l’arrivée du FMI avec une thérapie de choc n’était pas à exclure. C’est fort, mais c’est juste.

l Que faut-il comprendre par la formule thérapie de choc ?

— Un budget d’austérité avec une baisse des dépenses publiques et une hausse des impôts. Je pense que ce qui va nous arriver, après les élections et que le gouvernement, quel qu’il soit, aura à prendre des décisions drastiques au début de son mandat. Les vraies mesures économiques passent au deuxième plan, alors que les Mauriciens se concentrent sur les principales mesures proposées par les alliances, surtout sur celles qui touchent à leur poche. On ne se focalise que sur le court terme, sur une amélioration des conditions de vie. La politique consiste à redistribuer les revenus de l’État collectés à travers les impôts et autres taxes. La question est de savoir comment et vers quels groupes sociaux il faut redistribuer les fonds. C’est ça le sens de la politique qui ne produit pas des richesses, c’est le secteur privé qui le fait.

l Justement, un mot sur ce secteur privé qu’on entend de moins en moins. Ce silence doit-il être interprété à la mesure d’un célèbre proverbe qui affirme que…

—… qui ne dit mot consent, même si c’est à corps défendant. Il n’y a pas eu beaucoup de réactions du secteur privé aux mesures budgétaires et celles qu’on a entendues étaient plutôt mielleuses que critiques. Et après, il ne faudra pas venir se plaindre si le prix des produits, matériaux et services augmente, comme celui de l’électricité. On le sait : les organisations patronales ne sont pas intéressées à l’économie dans son ensemble, mais par le rendement de leurs entreprises et le montant des dividendes de leurs actionnaires et aussi longtemps qu’elles peuvent avoir leurs permis et leurs allocations… Business Mauritius défend les grands groupes — pas les petites PME — qui ont les moyens d’avoir des lobbies qui sont écoutés par le gouvernement. Je pense qu’un nouveau gouvernement devrait changer les relations avec le secteur privé et entretenir avec lui des relations plus démocratiques pour un changement économique

l Peut-on vraiment changer de modèle économique et appliquer une politique de rupture ou continuer à suivre la politique pratiquée jusqu’à présent ?

— Le modèle économique de ces dernières années, qui est consommation, importation, endettement et inflation, doit changer pour une politique de l’offre centrée sur la production. Il faut produire, exporter, investir localement et de l’étranger, et créer des emplois pour les Mauriciens et les encourager à ne pas quitter le pays, pour mettre fin à l’hémorragie de fuite de cerveaux. C’est le modèle qui peut faire sortir l’économie mauricienne de la situation actuelle.

l Avez-vous entendu un politicien ou une alliance politique tenir ce discours en cette veille d’élections générales ?

— Malheureusement non, parce que nous sommes dans une surenchère entre le gouvernement et les partis d’opposition : plus le gouvernement dit qu’il va donner, plus les oppositions renchérissent qu’elles vont donner plus encore, tout cela dans une ambiance qui encourage la consommation. Il faut sortir de ce modèle de consommation parce que, il faut le rappeler et le souligner, nous importons 80% de ce que nous consommons, ce qui met de la pression sur la roupie et crée de l’inflation. Il faut revenir, comme dans les années 80 du siècle dernier, sur un modèle économique qui met l’accent sur le travail et l’épargne.

l On entend et les politiciens et les Mauriciens parler de l’augmentation du pouvoir d’achat pour mieux consommer, pas de restreindre la consommation et de faire des économies. Les Mauriciens sont habitués à un certain niveau de consommation…

— C’est vrai qu’au cours des cinq dernières années, les Mauriciens ont bien consommé, au-dessus de leurs moyens, sans se soucier de l’avenir. Mais il va arriver un moment où on aura à consommer selon ses moyens. Et ce moment va arriver inexorablement.

l Quelle pourrait être la réaction des Mauriciens ?

— Ils ne seront certainement pas contents, mais il faudra leur expliquer la situation, faire de la pédagogie économique. Il faudra un gouvernement fort pour faire face à cette situation en menant une politique de vérité économique. Ce gouvernement, quel qu’il soit, aura à le faire après les élections, parce qu’on ne pourra pas continuer éternellement avec le mensonge économique, même si cela risque de ne pas faire plaisir.

l Me Antoine Domingue avait déclaré, dans une interview accordée à Week-End, que les mesures économiques que le gouvernement de l’alliance de l’opposition aura à prendre, si elle remporte les élections, seront tellement impopulaires que l’actuel gouvernement pourrait revenir au pouvoir après quelques mois…

— Cette analyse est plausible, c’est un risque à envisager, mais le prochain gouvernement aura à choisir entre l’intérêt du pays ou reste au pouvoir à n’importe quel prix.

l Dev Manraj, qui a été aux Finances depuis des années, est décédé la semaine dernière. Que retenez-vous de l’action de ce grand commis de l’État qui était écouté par de nombreux ministres des Finances ?

— C’était un comptable et il analysait l’économie comme un comptable. C’est vrai qu’avec lui les budgets nationaux se sont suivis et se ressemblaient avec peu d’innovations, et on a eu du pareil au même depuis les dix dernières années au moins. C’était un bon administrateur qui a su mener la barque comme il le fallait, mais il n’a pas laissé de successeur, et je pense qu’il faudra prendre quelqu’un de l’extérieur avec une expérience du secteur public et quelqu’un qui soit un meneur d’hommes.

l Si le Mauricien travaille peu ou moins, ce n’est pas votre cas puisque vous allez publier le mois prochain votre dixième livre intitulé Penser comme un économiste, avec comme sous-titre « l’économie mauricienne en cinquante leçons ». Vous continuez à publier malgré le fait qu’on dise que le Mauricien lit de moins en moins et surtout des ouvrages sur l’économie…

— On m’a déjà posé cette question et ma réponse est la suivante : il faut publier des livres, même s’ils ne se vendent pas. Il faut que les journaux continuent à paraître, même si le lectorat diminue. C’est un devoir de participer au débat, à la discussion, aux échanges féconds, contradictoires pour que la démocratie soit vivante et que les idées circulent pour faire avancer la réflexion. Ce dixième livre a pour objectif d’essayer d’intéresser le lecteur à la science économique pour lui permettre de raisonner sur ce sujet et pour que le sujet ne soit pas évincé au profit de la politique.

l Dernière question : avez-vous obtenu un ticket pour les prochaines élections, comme vous le souhaitiez ?

— Non. Je pense qu’il faut attendre la fin de la session parlementaire pour que les choses soient claires. Je vois mal les partis politiques traditionnels finaliser la liste de leurs candidats avant la dissolution du Parlement. Il y a beaucoup de personnes qui, comme moi, sont intéressées par un ticket électoral. Mais je sais que si les candidats sont nombreux, les places sont rares. Donc, j’attends en me disant toutefois que ne pas obtenir un ticket électoral n’est pas la fin du monde. Obtenir un ticket et se faire élire n’est pas la seule manière d’aider à l’avancement de son pays selon ses compétences.

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