« Le public veut aujourd’hui,que l’on fasse toute la vérité sur la sombre période que fut l’esclavage », estime la Dr Stéphanie Tamby, historienne et chercheuse auprès du Musée intercontinental de l’esclavage (ISM). Dans une interview à Week-End en marge de la commémoration, ce mardi 1er février, du 187e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, elle fait valoir que des récits de cette période “ont souvent tenté de nous faire croire à des demi-vérités pour ne pas dire des contre-vérités”. La Dr Tamby rappelle que l’esclavage a d’abord été un système économique. Elle souligne d’ailleurs que ce n’est pas un hasard si son abolition a coïncidé avec le début de la grande révolution industrielle. La chercheuse auprès de l’ISM annonce d’autre part une nouvelle exposition temporaire vers le 23 août, date de la Journée du Souvenir de la Traite Négrière, avant l’ouverture permanente du musée au public d’ici à un an.
Les clés du Musée intercontinental de l’esclavage ont été officiellement remises, le 14 janvier dernier, au président du comité de direction. Pourquoi alors le musée n’est-il pas encore ouvert au public ?
En fait, ce projet d’un musée de l’esclavage se fait en deux phases. La première phase a été lancée le 20 octobre 2020 et comprenait la tenue d’une exposition temporaire placée sous le thème “Brisons Le Silence”. L’objectif était, d’une part, de présenter le projet à la population et de lui donner, d’autre part, l’occasion de faire des propositions quant à ce qu’elle aurait souhaité retrouver dans un tel lieu de mémoire. Cette exposition temporaire, qui a donc duré trois mois, soit jusqu’au 20 janvier 2021, a permis d’accueillir quelque 3000 visiteurs. Ce qui n’est quand même pas mal compte tenu de tous les paramètres — crise sanitaire, préparatifs pour les fêtes de fin d’année, mais surtout le manque d’intérêt connu du Mauricien moyen pour visiter des espaces culturels tels les musées ou les galeries d’art, par exemple.
Si la majorité de ces visiteurs était des Mauriciens de descendance africaine, je dois quand même souligner que les visiteurs comprenaient aussi nombre de personnes de diverses autres origines et même des Mauriciens qui comptent parmi leurs ancêtres des propriétaires d’esclaves. Pour revenir à votre question, le musée ne pourra malheureusement être ouvert en permanence avant au moins une année encore, je pense.
Il y a par exemple toute la scénographie qui reste encore à être mise en place. Puis, conformément aux souhaits formulés d’un musée interactif qui ferait place aux dernières technologies, toute la mise en œuvre requiert du temps. Quand bien même nous entendons entre-temps organiser d’autres activités temporaires. Sans entrer à ce stade dans les détails, je peux quand même vous annoncer que notre équipe travaille sur une deuxième exposition temporaire qui coïnciderait avec la Journée internationale du Souvenir de la Traite négrière et de son abolition qui est commémorée chaque année le 23 août.
Quelles ont été les principales propositions formulées par le public visiteur lors des consultations durant la première phase du projet ?
Ces consultations ont pris plusieurs formes. La Dr Danielle Palmyre s’est par exemple chargée d’interviewer sous un angle ethnologique des personnes d’intérêt. Des discussions de groupe ont par ailleurs eu lieu au Centre Nelson Mandela Pour la Culture Africaine sous la responsabilité du directeur, Stephan Karghoo.
Je me suis, quant à moi, occupée de la préparation d’un questionnaire dédié auquel le grand public visitant l’exposition temporaire était appelé à répondre. Ce qui en ressort essentiellement, c’est que, globalement, le public veut voir beaucoup de visuel au musée — des films, des tableaux, du contenu multimédia. Il est aussi à la recherche de détails pratiques sur ce qui faisait la vie au quotidien des esclaves. Ce qu’ils mangeaient, les vêtements qu’ils portaient. Vous savez, pendant longtemps, le fait de l’esclavage a été un sujet tabou. Des récits de cette période ont souvent tenté de nous faire croire à des demi-vérités pour ne pas dire des contre-vérités !
Le public veut aujourd’hui que l’on fasse toute la vérité sur cette période sombre. Que l’on révèle, par exemple, des noms connus de propriétaires d’esclaves. Non pour remuer le couteau dans la plaie, mais, au contraire, en vue d’une grande réconciliation des uns et des autres avec le passé. Et pour que l’on se réconcilie, il faut que la vérité se fasse. Vous savez, il y a aussi des descendants de propriétaires d’esclaves qui sont aujourd’hui profondément tourmentés par le passé esclavagiste de leurs lointains ancêtres. Ceux-là vivent mal la fortune colossale qui leur a été transmise d’une génération à l’autre grâce aux fruits de l’esclavage qui, ne l’oublions surtout pas, a été d’abord et avant tout un système économique.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’abolition de l’esclavage, notamment sous l’empire britannique, a coïncidé avec la grande révolution industrielle qui a débuté vers la fin de la première partie du XIXe siècle. Cette révolution industrielle est venue remplacer l’économie de plantation dans les colonies. La main-d’œuvre esclave gratuite, qui était jusque-là nécessaire pour la plantation, la cueillette et la transformation du coton, du café ou de la canne à sucre comme chez nous, à Maurice, allait alors être remplacée par des machines-outils, des manufactures et le travail salarié. Il ne faut surtout pas oublier ces faits…
Que dites-vous quand même aux sceptiques qui doutent de l’utilité d’un tel site de conscience qu’est ce musée de l’esclavage ?
L’esclavage a été officiellement aboli à Maurice en 1885. Mais les anciens esclaves, quand même, passent quatre longues années d’apprentissage avant d’être véritablement libres à partir de 1849. Mais quelle “liberté” puisque les autorités britanniques n’ont rien fait de probant pour leur intégration économique et sociale. C’est ce que les académiciens ont coutume d’appeler “l’unfinished business” de l’Empire britannique.
L’Empire de Sa Majesté s’est en revanche montré très généreux envers les anciens propriétaires d’esclaves de l’époque : une compensation de £ 2 millions leur avait été accordée. On peut s’imaginer ce qu’une telle somme pouvait représenter il y a pratiquement deux siècles de cela ! Non seulement ils étaient économiquement privés de tout, les anciens esclaves et leurs descendants ont souffert et souffrent jusqu’aujourd’hui des séquelles de l’esclavage. Ils sont encore souvent discriminés, marginalisés et sont victimes d’idées reçues. Mais je dois dire que ce profond mépris dont souffrent encore de nos jours les personnes d’ascendance africaine qui ont eu des ancêtres esclaves est un phénomène mondial et ne concerne pas que Maurice.
Il n’y a d’ailleurs qu’à se tenir au courant de l’actualité d’un grand pays avancé comme les États-Unis, par exemple, pour s’en convaincre. Dès le départ, les anciens esclaves ont été livrés à eux-mêmes et depuis, d’une génération à l’autre, leurs descendants ont été victimes de préjugés et de racisme. Les traumatismes psychologiques se sont transmis de père en fils, de mère en fille. Pour revenir à l’histoire du peuplement de Maurice, il faut reconnaître que quand ils ont débarqué, les immigrants indiens sont venus avec leurs us et coutumes. Ils ont été autorisés à préserver leur culture, leur art et leur religion. Or, dans le cas des esclaves, ils ont tout perdu dès qu’ils ont mis les pieds sur cette terre mauricienne : leur religion d’origine, leurs langues, leurs us et coutumes, leur culture.
On leur avait même dépourvu du droit de porter leurs noms d’origine. Pire, comme l’a rappelé le père Alain Romaine dans son livre, leurs maîtres leur ont donné des “noms de la honte”. On se gardera de nommer ces noms péjoratifs donnés pour humilier et tourner en dérision, mais on les connaît tous…
Certains se sont au départ opposés à ce que ce musée soit aménagé dans les murs de l’ancien hôpital militaire construit au temps de l’esclavage sous l’administration de Labourdonnais. C’était bien le bon choix ?
Ce site situé dans la zone portuaire dans le voisinage immédiat de Trou-Fanfaron où des esclaves ont débarqué dans l’île a été recommandé pour abriter ce musée par la Commission Justice et Vérité pour de bonnes raisons. Ce plus vieux bâtiment de l’île toujours existant construit en 1740 par des esclaves africains tailleurs de pierres avec le concours de charpentiers venus de Pondichéry et de maîtres d’œuvre français se situe pas loin de la Place d’Armes qui servait, à l’époque, de marché pour la vente d’esclaves.
De plus, cet ancien hôpital — donc, par définition, cet ancien lieu de souffrance comme n’a pas aussi manqué de le souligner le père Romaine — a non seulement servi à soigner les militaires de l’ancienne colonie, mais aussi des esclaves débarquant souvent malades et épuisés de navires négriers après des traverses éprouvantes en mer. Mais il y a aussi et peut-être surtout le fait que ce bâtiment historique se trouve juste à côté de l’Aapravasi Ghat, site de mémoire de l’engagisme qui est classé au Patrimoine Mondial de l’UNESCO.
Le fait que ces deux sites de la mémoire nationale sont juxtaposés pourrait donc leur offrir un attrait additionnel en matière de tourisme culturel, n’est-ce pas ?
Effectivement. Déjà, quand des touristes viennent à l’Aapravasi Ghat et qu’en sortant ils voient juste à côté le panneau indiquant “International Slavery Musuem” (ISM), ils sont curieux d’y entrer, même si le musée n’est pas encore ouvert en permanence au public… C’est sûr, à l’avenir, quand la pandémie sera derrière nous et que le tourisme aura bien repris son envol, on pourra envisager de “vendre” à des touristes une visite mémorable à ce parcours culturel musée de l’Esclavage/Aapravasi Ghat. D’ailleurs, pourquoi seulement à des touristes ? Les Mauriciens, dans leur ensemble, pourraient tout aussi bien prendre un bain d’immersion en ces lieux à la découverte des origines de notre diversité culturelle.
Et quel est l’apport de l’expertise française pour ce projet de Musée intercontinental de l’esclavage ?
La France, comme vous le savez, a une expertise éprouvée en matière muséographique et, de manière plus générale, pour tout ce qui touche à la préservation du patrimoine. Déjà, en octobre de l’année dernière, grâce au soutien de la coopération française, Olivia Bourrat, conservatrice-en-chef du patrimoine au ministère français de la Culture, et Damien Pigot, responsable secteur Culture et Patrimoine chez Expertise France, étaient en mission dans l’île. La première phase consistait en la réhabilitation du bâtiment historique. Il s’agit maintenant de travailler à proprement parler sur la création même du musée. Plus récemment, nous avons reçu la visite d’un autre expert français, en l’occurrence Laurent Védrine, directeur du musée d’Aquitaine à Bordeaux. Cette ville française de la côte atlantique était historiquement le lieu de départ de navires négriers qui sont venus jusqu’ici pour le commerce d’esclaves. Avec le soutien de M. Védrine, nous souhaitons une collaboration pour que les archives de la traite négrière nous soient accessibles. Mais nous travaillons aussi avec d’autres grands musées, dont le National Museum of African-American History des États-Unis et sommes en contact avec des chercheurs à l’île de La Réunion, à Madagascar, au Mozambique, en Afrique du Sud et au Kenya, entre autres.