Médecin généraliste intéressé par les nouvelles thérapies, le Dr Siddick Maudarbocus a fondé, il y a plus de dix ans, les Mariannes, une clinique médicale qui s’est spécialisée dans le traitement du stress, du burn out et des addictions*. Selon le Dr Mardarbaccus la thérapie, surtout à base de « conselling », pratiquée dans sa clinique, donne 50% de bons résultats et il propose qu’elle soit utilisée dans la lutte contre la drogue et les addictions* à Maurice. Dans l’interview qui suit, il partage son analyse sur les addictions* qui le poussent à se demander si Maurice est une nation de « drogués ».
O Selon vous, s’attaque-t-on au problème de la drogue à Maurice comme il le faudrait ?
— Quand on aborde ce sujet on parle, en général, de ce qu’on appelle les drogues dures et synthétiques, on montre des jeunes, alors qu’en fait à Maurice, toutes les catégories sociales sont concernées par la drogue. Nous sommes une nation d’addicted et la drogue ce n’est pas seulement le gandia, le brown sugar ou la synthétique. C’est aussi l’alcool, la cigarette, la pornographie, les jeux et, bien sûr, des drogues dures. Il y a beaucoup d’addictions cachées, protégées. Il faut aussi parler de la drogue sociale, des somnifères prescrits dont on augmente au fur et à mesure les doses qui apportent un soulagement. Beaucoup d’accoutumances ont commencé par des prescriptions pour vaincre la douleur au départ et qui deviennent accoutumance.
O Pour ne mentionner que le dernier exemple cité : il semblerait que des médecins participent à l’opération qui consiste à droguer les malades et à les accoutumer !
— C’est le cas comme partout dans le monde. Dans le contrat d’un médecin à un malade, il n’est jamais dit que la prescription sera pour une durée définie, limitée. Certains médecins renouvellent et prolongent la prescription jusqu’à ce qu’il fasse partie de la vie du patient qui se sent soulagé. C’est un accès légal à la drogue. Aux États-Unis et ailleurs, l’accoutumance à l’héroïne a commencé par l’oxycodone – un médicament à base de codéine – qui était un pain killer qui a bénéficié de la part de la firme productrice de ce médicament d’un marketing intense vis-à-vis des médecins pour qu’ils le prescrivent. Quand les symptômes d’addiction à ce médicament ont été enregistrés, ses fabricants ont prétendu que le problème d’addiction était antérieur à la consommation de l’oxycodone. Les médecins l’ont prescrit de plus belle et les pain clinics – cliniques pour faire disparaître la douleur – ont germé comme des champignons après la pluie aux États-Unis.
O Est-ce que Maurice se retrouve dans la même situation que celle que vous venez de décrire ?
–Il n’est pas juste de comparer Maurice aux autres pays. La clientèle de ma clinique est faite de personnes qui ont les moyens de se payer une thérapie qui comprend des soins, mais aussi un séjour médical. Je traite une couche sociale qui a des problèmes d’addition, qui sont les mêmes que ceux d’une majorité de personnes qui n’ont pas les moyens de venir se faire traiter aux Mariannes. Ce qui me pousse à poser la question suivante : sommes-nous devenus une nation de drogués ? Il faut savoir que dans le cerveau, toutes le petites satisfactions que procurent certains gestes/comportements : jouer au foot, manger un gâteau, savourer un thé, un café, un bon vin génèrent de la dopamine – surnommée la molécule du plaisir – dans notre système et nous donnent des kiks qui nous font nous sentir bien. Ces kiks finissent par devenir des addictions que le cerveau recherche. Mais avec l’héroïne, la dose de satisfaction est très supérieure aux kiks et il n’y a aucune activité qui puisse atteindre ce niveau, à part la consommation d’une autre dose d’héroïne, plus forte, capable de faire ressentir la même sensation provoquée par la dopamine. Notre société est à la recherche de la dopamine et un appel ou un message sur le téléphone portable provoque un kik, une sensation de plaisir.
O Donc, le téléphone portable est une addiction ?
— Et comment ! C’est une des plus grandes addictions de notre société. Il existe une autre molécule, la sérotonine, surnommée l’hormone du bonheur, qui procure la satisfaction d’avoir accompli une bonne action ou la pratique d’une activité spirituelle ou religieuse, humanitaire, le partage d’une conversation, la lecture, l’écoute d’une musique. C‘est une molécule naturelle du corps humain qui agit dans le long terme. Notre société a shifté de la recherche de la sérotonine, qui se fait en prenant du temps, à celle de la dopamine pour une brève sensation de plaisir que facilitent les instruments électroniques comme le portable et l’ordinateur. Au fil du temps, nous avons perdu en termes de connexion humaine avec un apprentissage, un partage, au profit des médias sociaux qui sont dans l’instantané où l’être humain ne fait que recevoir et réagir, sans avoir le temps de réfléchir. Nous sommes en train de développer un monde virtuel avec des satisfactions du même genre. La société mauricienne a choisi ce modèle de développement car, de plus en plus, nos infrastructures n’encouragent pas les relations qui prennent du temps à se mettre en place et à se développer dans le vivre ensemble. Nous n’avons pas à Maurice beaucoup de distractions, de salles de spectacles et de concerts qui impliquent une connexion humaine, un partage. Nos sommes plus dans l’isolation où chacun se retranche dans son petit coin. Par la force des circonstances, nous sommes allés dans une direction qui nous rend largement dépendants des kicks de dopamine. Il est normal aujourd’hui dans une réunion de famille, un anniversaire, un mariage, de se retrouver avec une majorité de personnes qui – au lieu de parler, de communiquer avec les membres de leur famille que la fête leur donne l’occasion de revoir – sont tous penchées sur le téléphone, à la recherche de ces kiks. Avant, quand nous allions à l’école, on discutait avec nos camarades de classe pendant le trajet, sur la chanson qu’on avait entendue à la radio, le livre qu’on avait lu, le programme qu’on avait vu à la télévision. Aujourd’hui, chacun est bloqué, isolé sur son téléphone. Nous sommes en train de perdre le sens de la connectivité sociale.
O Nous sommes en train de la perdre, ou nous l’avons déjà perdue ?
— Cette molécule est innée en nous, ce qui nous a permis de nous développer, mais elle demande à être réactivée, ce qui est difficile avec la dépendance à la dopamine. Qui ouvre la porte à d’autres accoutumances. Ce qui nous mène à l’addiction, qui est un processus qui, si nous ne faisons pas attention, si nous ne changeons pas notre mode de vie, nous mène à la dépendance. C’est la destruction de l’individu. Tout comme on dit aux diabétiques que la consommation de sucre peut avoir des effets négatifs sur sa santé, il faut faire le drogué réaliser que le produit qui lui donnent des kiks va le détruire, s’il en devient l’esclave.
O Est-ce qu’il est encore possible de sortir de la facilité de l’addiction, aux kiks vers lequel tout nous entraîne ?
— Il faut développer des activités qui amènent vers la connexion humaine, et ce, dès l’école maternelle, le primaire et le secondaire. Il faut libérer les jeunes de l’esclavage du portable.
O Donc, vous accueillez favorablement l’initiative du Curepipe College qui interdit l’utilisation de portables pendant les heures de classe ?
— C’est une initiative que j’approuve totalement et qu’il faudrait adopter pour l’ensemble du pays. C’est le moyen de faire les élèves – et même le personnel enseignant – se reconnecter entre eux, dialoguer, partager, au lieu de n’être que le réceptacle de messages envoyés par des sites, surtout pendant les heures de classe. Il faut aussi que dans les familles, on recrée les espaces et les moments de rencontre, de dialogue et d’échange où le portable est interdit, comme au moment du dîner, qui doit être un moment de partage, pas un moment où chacun mange en dialoguant pas avec ses parents et ceux qui l’entourent, mais avec son téléphone. Ce sont ces liens que nous devons absolument recréer et développer.
O Comment le faire ?
— Il faut que ceux qui prennent les décisions se rendent compte que nous avons à faire face à un grand et grave problème qui n’est pas seulement économique. On pense pouvoir régler le problème de la drogue en surveillant le port et l’aéroport : ce n’est pas suffisant, ce n’est pas efficace comme la prolifération constante des drogues le démontre. Il ne faut pas s’attaquer au problème de l’acceptation de l’addiction comme un mal qu’on ne peut pas combattre, une fatalité face à laquelle nous sommes impuissants. On s’attaque à la face visible du problème de la drogue, en négligeant de voir à quel point il mine la société mauricienne de l’intérieur, et je précise que quand j’utilise le mot drogue je fais référence à toutes celles qui sont consommées par la société mauricienne. Nous devons trouver une autre manière pour conscientiser les jeunes qui, entre 15 et 20 ans, sont à la recherche d’une éducation qui leur permettra de trouver un travail, de se réaliser et de trouver leur place dans la société. Mais si, pendant cette période de sa vie, il devient dropamine driven, sa priorité sera de satisfaire ce besoin, cette addition. La nouvelle génération a eu la vie beaucoup plus facile que la précédente qui a dû trimer pour atteindre ses objectifs. La nouvelle génération trouve normale que tout lui soit donnée sur un plateau dans son confort zone, sans aucun effort à faire, et il ne s’occupe que de satisfaire ses désirs, ses envies et ses plaisirs.
O Je reviens au téléphone portable. Vous pensez sérieusement qu’il est possible à Maurice de faire une population – pour qui le portable fait partie du quotidien, est un prolongement de son corps et de son cerveau – accepter de limiter, je n’ose pas dire interdire, son utilisation !?
— Vous avez raison : il n’est pas possible d’envisager d’interdire l’accès au portable, ni ici ni n’importe où dans le monde. Mais on peut faire prendre conscience à ses utilisateurs de l’ampleur de leur dépendance sur le téléphone portable.
O Vous pensez que les utilisateurs du portable ont envie de le savoir ?
— Ils vivent dans une forme d’inconscience, dans une zone de confort. Dans l’inconscience de nos habitudes, nous ne voyons pas, nous ne voulons pas voir les conséquences négatives, pour ne pas dire néfastes, de l’addiction au portable. Tout comme il y a un peu plus de 50 ans de cela, personne n’a lié la consommation de la cigarette aux cancers et aux maladies cardio-vasculaires. On l’a oublié, mais il fut un temps où il était normal de fumer en public, dans les autobus, dans les avions, et même dans les hôpitaux ! C’était la norme. Il faut – tout en continuant à utiliser le portable, dont les capacités techniques et technologiques sont indéniables – arriver à en contrôler l’utilisation. Je connais des personnes qui ne touchent pas à leur portable la nuit et ne commencent à l’utiliser qu’à partir d’une certaine heure le matin. C’est difficile, très difficile même, mais c’est le prix à payer pour maîtriser cet appareil et ne pas en devenir l’esclave.
O Est-ce que ce n’est pas une bataille perdue d’avance dans la mesure où tout dans le système mondial mène à une surutilisation du portable – dont des modèles de plus en plus perfectionnés sortent à intervalles réguliers – qui fait partie plus que du quotidien, mais de la vie même de l’homme d’aujourd’hui ! Comment l’inciter à se séparer de ce qu’il considère faire partie de lui-même ?
— Je n’ai pas parlé d’interdiction, de séparation, mais d’une maîtrise de l’utilisation, d’une discipline à mettre en place et à respecter. Je pense qu’il faut apprendre à avoir une relation saine avec le téléphone portable, à maîtriser son utilisation.
O Vous demandez aux gens de réfléchir, alors que le système leur demande de faire ce qu’on leur dit de faire, sans justement réfléchir et suivre le chemin tracé d’avance ?
— On doit penser aux jeunes, à la prochaine génération. Il faut que, dès l’école, l’enfant apprenne la pratique et le respect de la discipline qui lui permettra de canaliser ses efforts de façon efficace, dans les études, les sports, les activités artistiques. L’école doit mettre l’accès sur la pratique d’une discipline indispensable pour avancer dans la vie avec des objectifs précis et les étapes pour les atteindre.
O Revenons aux drogues dures. Est-ce qu’empêcher, autant que possible, l’entrée de la drogue dans le pays n’est pas une solution au problème ?
— C’est une partie de la solution, mais pas toute la solution. Il faut, certes, bloquer le trafic qui se fait en exploitant la misère des gens. Il faut aussi tenir compte de l’évolution de la situation dans le pays avec l’arrivée de la technologie dans notre quotidien. Apres le Covid et le work from home, la manière de travailler est en train de changer, donnant plus de temps libre à ceux qui travaillent. La question est de savoir comment utiliser rationnellement ce temps libre supplémentaire de manière productive ? Nous ne préconisons pas l’arrêt drastique et brusque de la consommation, mais la diminution des doses. Au départ, 30 au lieu de 40 cigarettes, 3 heures de portable au lieu de 6, deux verres de vin ou d’alcool au lieu d’une demi bouteille, et ainsi de suite, et en diminuant les doses petit à petit. Il y a aussi des stratégies psychologiques utilisées pour combattre l’addiction en diminuant la consommation, en changeant son heure. Ce sont des techniques qui reposent sur l’observation de la manière dont fonctionne le cerveau humain et qui donnent des pistes pour régler les problèmes d’addiction. Nous parlons de la surutilisation du téléphone, mais il ne faut pas oublier qu’il existe des addictions beaucoup plus lourdes que celle-ci.
O Vous pouvez appliquer les méthodes que vous préconisez dans le cadre de votre clinique où vous encadrez les patients, mais comment utilise-t-on les mêmes méthodes – que vous dites donner des résultats à l’échelle d’un pays –, même s’il est petit comme Maurice ?
— Il faut lancer une campagne d’information nationale assortie avec une série d’actions régionales impliquant l’ensemble du pays dans les écoles, les collèges, les institutions. Il faut aussi utiliser les psychologues pour ce travail d’écoute, d’explications et de prise de conscience…
O …est-ce qu’il y a suffisamment de psychologues à Maurice pour faire ce travail d’écoute et de counselling ?
— Malheureusement, non, il n’y en a pas suffisamment, et c’est un drame dans la mesure où il y a beaucoup de jeunes qualifiés qui n’ont pas l’opportunité de faire la pratique nécessaire, ce qui fait qu’ils ne seront jamais enregistrés comme psychologues alors qu’on a grand besoin d’eux. Le problème c’est qu’alors que le trafic de drogue est en train de se moderniser, de s’adapter aux nouvelles technologiques et même au marketing, nous sommes en train d’essayer de lutter avec les mêmes techniques, armes et outils du passé, dont certains sont dépassés, en ne tenant pas compte de l’évolution des progrès de l’éducation, des technologies et de la médecine. Nous sommes très en retard parce que maintenant, il ne s’agit pas de réinventer la roue, mais de suivre l’évolution de la situation ailleurs dans le monde, afin d’éviter de commettre les mêmes erreurs.
O En parlant des techniques et méthodes du passé, quelle est votre opinion sur la méthadone, qui est distribuée aux drogués ?
— La méthadone est une manière légale de donner de la drogue à un drogué, pour le calmer, pour éviter qu’il puisse commettre des actes violents, alors qu’il est en manque. Mais la méthadone, telle qu’elle est distribuée, ne règle pas le problème et ne fait que calmer le drogué sans toucher à son addiction. Sa distribution devrait aller de pair avec du conselling par des psychologues. Mais comme je l’ai dit, nous sommes en manque de psychologues, donc le traitement avec la méthadone n’est pas complet. Pour régler le problème du manque aigu de psychologues, nous avons suggéré de mettre sur pied aux Mariannes une structure qui pourrait former un millier de counsellers par an. Cette formation pourrait former des enseignants, des prêtres, des animateurs d’ONG ceux qui travaillent avec les jeunes et sont en contact avec eux aux bases du conselling, ce qui leur permettrait de diriger – si le besoin se faisait sentir – le patient vers un psychologue. La proposition a été envoyée au précédent gouvernement, mais il n’y a pas eu de suite.
O Est-ce que nous ne sommes pas allés trop loin, est-ce qu’il n’est pas trop tard pour croire qu’on peut encore combattre la drogue et ses effets à Maurice ?
— Il n’est pas jamais trop tard pour bien faire. Ce qui m’inquiète, c’est qu’avec Internet et l’Intelligence Artificielle, les nouvelles molécules arrivent trop vite sur le marché et peuvent causer de gros dégâts. Sauf si les mesures nécessaires sont prises pour inciter chaque Mauricien à se lancer dans le combat contre la drogue et les addictions, si nous arrivons à nous protéger, individuellement, collectivement, pour écarter les menaces et sauver ce qui peut encore l’être. J’espère que le nouveau gouvernement fera le nécessaire et utilisera de nouvelles méthodes, au lieu de celles qui le sont depuis des années et qui, visiblement, ne marchent pas comme la prolifération de la drogue à Maurice le prouve. Je sais que c’est facile à dire, mais c’est la vérité. Nous vivons dans une société où la drogue, tout comme l’alcool, continuera à exister Quelles que soient les mesures légales prises, la seule solution c’est de nous protéger, de protéger nos jeunes par l’information et la mise en garde sur le danger qui nous guette. Et il faut le dire et le répéter : l’addiction, ce n’est pas le problème des autres : toutes les couches de la population sont concernées.
Jean-Claude Antoine
*L’addiction, la dépendance ou l’assuétude est l’envie répétée et irrépressible de faire ou de consommer quelque chose, en dépit de la motivation et des efforts du sujet pour s’y soustraire. L’anglicisme addiction désigne tout attachement nocif à une substance ou à une activité.