Notre invité de ce dimanche est le Dr Cyril Bouloux. Né à Maurice et après une belle carrière dans la recherche médicale en France, il s’est consacré aux traitements et soins post AVC. Il nous explique pourquoi dans l’interview qu’il nous a accordée lors de son récent séjour à Maurice.
Pour commencer, essayons de résumer votre riche carrière professionnelle. Vous êtes né à Maurice, plus précisément à Curepipe, à la fin des années trente du siècle dernier au sein d’une famille nombreuse…
— Effectivement. Nous étions douze enfants : huit garçons et quatre filles. Je voulais devenir médecin, mais mon père, fonctionnaire du gouvernement colonial britannique, n’avait pas les moyens de financer mes études. C’est pourquoi, après avoir passé ma Senior, section lettres classiques au collège Royal de Curepipe, j’ai discrètement postulé pour me faire enrôler dans la Royal Air Force, en espérant devenir pilote. J’ai été accepté et mes parents acceptèrent que je parte en Angleterre tenter ma chance. J’avais 17 ans et je n’étais pas fort en mathématiques. J’ai échoué à Hornchurch où se faisait la sélection des futurs pilotes. Je me suis engagé pour cinq ans comme simple soldat (Aircraftman). Je parlais l’anglais, le français couramment et fus sélectionné sur concours pour rejoindre une école secrète de langues à Crail, en Écosse, la JSSL (Joint Services School of Languages), où on enseignait le russe pour les besoins du service secret britannique. Un an après, le GCE Advanced Level en poche, je fus envoyé sur une base militaire de la RAF à Chypre, Pargamos. Nous étions une quinzaine de linguistes comprenant parfaitement le langage militaire de l’aviation russe. Nous faisions de l’espionnage en écoutant et transcrivant 24h sur 24 les communications entre pilotes de l’Armée de l’Air russe. Nous étions en pleine guerre froide. Nos transcriptions/enregistrements étaient décodés en Angleterre. J’ai passé quatre années merveilleuses dans la RAF.
Comment avez-vous quitté le monde de l’espionnage pour entrer dans celui de la médecine ?
— Je voulais dès mon plus jeune âge devenir médecin. Quand j’ai quitté Maurice en1956, je n’avais que six Credits de School Certificate, donc pas de HSC. J’ai profité de mes quatre ans dans la RAF pour passer le GCE Advanced Level en russe, anglais et français par correspondance et les obtins, ce qui me permettait d’aller à l’université.
Après quatre ans passés en Angleterre, vous choisissez d’aller faire vos études de médecine en France. Pour quelle raison ?
— Je venais de passer trois ans à Chypre où il faisait beau comme à Maurice. J’aurais pu aller faire la médecine à Manchester où ma candidature avait été acceptée, mais il faisait sombre et froid dans cette ville. Je me suis dit que je n’allais pas passer huit ans dans ce climat et j’ai décidé d’aller étudier en France. Le coût de la vie à Paris m’a contraint de rejoindre Montpellier, qui compte l’une des plus anciennes facultés de médecine au monde, où j’ai réussi le concours PCB (physique, chimie, biologie) tout en donnant des leçons d’anglais et en faisant de petits jobs pour survivre. Sans oublier une petite mais combien importante aide de mes parents, émigrés à Londres avec le reste de leur couvée. Puis, en raison de contraintes administratives, j’ai quitté Montpellier pour la Faculté de Médecine de Toulouse, où j’ai terminé mes études de médecine.
Le fait d’avoir travaillé pour le compte de l’« intelligence service » britannique vous a aidé dans vos études de médecine ?
— Le fait de parler et d’écrire plusieurs langues m’a certainement aidé. À la demande du doyen de la faculté, et contre paiement, je traduisais en anglais des articles de La Revue de Médecine de Toulouse. En cinquième année de médecine, je fus reçu comme Attaché de Recherches du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) section Anthropologie Biologique, Département Hématologie Géographique sous la direction du Pr Jacques Ruffié. Une section dédiée à l’étude des groupes sanguins chez des populations humaines vivant dans des conditions d’exception — désert, haute altitude (Cordillère des Andes), forêts tropicales (Dogons du Mali et Bedik du Sénégal Oriental) et autres. Je suis resté dix ans au CNRS où j’ai également étudié les groupes sanguins chez les singes — babouins, chimpanzés, macaques — en faisant des séjours dans des laboratoires américains. Le Pr Ruffié et moi avons publié une note sur la présence d’anticorps antihumain chez les singes, publiée par l’Académie de Médecine. Par la suite, j’ai été nommé Chargé de Recherches du CNRS, que j’ai quitté au bout de dix ans avec une médaille de bronze. J’ai alors choisi de m’installer comme médecin traitant en créant un cabinet de médecine générale avec plusieurs spécialistes, dans la banlieue de Toulouse. Tout en travaillant, je n’ai jamais cessé d’étudier et d’augmenter mes connaissances en passant plusieurs diplômes (Hématologie, Médecine du Travail Agricole, Réparation Juridique du Dommage Corporel). Comme tous ceux qui ont une formation classique, je pense que la formation continue est le socle de la connaissance.
On dirait que votre vie professionnelle est divisée en périodes de dix ans…
— Effectivement. J’ai fait dix ans au CNRS puis pratiqué dix autres années de médecine générale, puis 17 ans à SANOFI Recherche dans le département d’hématologie où on faisait de la recherche dans divers domaines. J’ai mis en place des études sur de nouvelles molécules — toujours contre un groupe placebo — chez des volontaires sains dans des centres de Phase I hyperspécialisés. En 2002, à l’âge de 62 ans, j’ai pris ma retraite et participé à des start-ups médicaux, sans succès. J’ai collaboré avec des associations, dont l’Association des Parents d’Enfants Inadaptés de l’Île Maurice (APEIM), qui envoyait des enfants inopérables à Maurice se faire opérer en France ou ailleurs.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser aux accidents vasculaires cérébraux, le fameux AVC ?
— Tout simplement le fait que j’en ai subi un. J’avais 70 ans, j’allais bien, j’avais plein d’activités et d’occupations, mais lors d’un séjour de vacances à Maurice, j’avais ressenti une petite douleur à la poitrine. En rentrant en France, j’ai subi une coronarographie qui a mis en évidence que j’avais des artères coronaires artérioscléreuses, donc en train de se boucher. J’avais le choix entre un traitement médical ou un traitement chirurgical. Comme j’avais confiance dans l’équipe chirurgicale, j’ai opté pour des pontages. Un de mes pontages s’est rompu au cours de cette intervention. C’est un aléa opératoire connu et j’avais signé un consentement éclairé. Je perdis beaucoup de sang dans le thorax. Lors de la reprise chirurgicale, un vaisseau sanguin s’est cassé dans mon cerveau, provoquant une hémorragie cérébrale : l’AVC. Après dix-huit jours de coma, je me suis réveillé complètement paralysé du côté gauche, donc hémiplégique. Il fallait soit accepter mon sort et vivre comme un légume dans un fauteuil roulant, ou me battre pour retrouver le plus de mobilité possible. Je suis membre d’une famille nombreuse où il fallait se battre pour avancer. On apprenait à donner, mais aussi à recevoir des coups, avec un père qui avait, lui aussi, une formation classique et encourageait la compétition et l’émulation.
Vous avez donc choisi le combat…
— Je me suis battu et me bats toujours. J’ai appris à utiliser un fauteuil roulant à la sortie du coma. J’avais perdu la mémoire. Il fallait que je la fasse travailler. J’ai essayé de me souvenir des poèmes que j’avais appris pendant ma jeunesse, puis en russe pendant mon passage dans l’Intelligence Service britannique. Un poème français d’Alfred de Musset — Le Pélican — est revenu. Petit à petit, j’ai retrouvé la mémoire et les circuits du cerveau ont recommencé à fonctionner normalement. Avec de la volonté et l’aide d’un personnel médical, spécialisé dans la réhabilitation des séquelles d’AVC, je suis parvenu à faire bouger mes membres paralysés et à réapprendre, quoique partiellement seulement, à faire certains gestes du quotidien. J’étais redevenu comme un bébé qui apprend vite à coordonner des gestes du quotidien, avec cette différence que le bébé coordonne spontanément le geste qu’on lui apprend à faire. Celui qui a eu un AVC avec hémiplégie sait ce qu’il faut faire pour couper un morceau de pain ou une tomate, mais il n’arrive pas à le faire spontanément. Il doit réapprendre à faire un geste, mais n’arrivera jamais à bien le faire. C’est un apprentissage long mais salvateur moralement. Après beaucoup de travail, j’ai aussi récupéré la parole que j’avais quasi perdue. C’était une aphasie partielle due à la paralysie des muscles gauches du visage.
Mais vous avez rapidement dépassé le stage du travail sur votre propre récupération pour vous occuper de celle des autres…
— Tout en travaillant sur les séquelles de mon AVC, je me suis occupé de ceux qui, comme moi, avaient subi un AVC. Je suis devenu membre de l’antenne locale de la Fédération France AVC, qui a pour objectif de faire se rencontrer des sujets ayant des séquelles d’AVC ayant les mêmes problèmes. Par exemple, je ne savais pas comment, avec une main, attacher mes lacets de chaussures, alors que d’autres avaient trouvé le moyen de le faire. Le président du bureau de l’antenne locale dirigeait depuis relativement longtemps un centre de réhabilitation des sujets ayant des déficiences neurologiques. Nous avons contacté et organisé des rencontres des malades pour rompre leur isolement dès leur sortie des centres de réhabilitation. Ils sont livrés à eux-mêmes et doivent affronter l’abandon de la famille, divorce, perte d’un emploi. Ils sont nombreux : il y a un AVC toutes les cinq minutes en France
Concrètement, qu’est qu’un AVC dont on parle souvent sans vraiment en connaître la signification ?
— C’est un accident. C’est un vaisseau du cerveau, un conduit dans lequel circule le sang qui oxygène les neurones, qui se bouche et n’assure plus sa fonction, ce qui a des répercussions sur le fonctionnement cérébral. Il y a de multiples causes médicales et non-médicales à l’AVC. Aujourd’hui, le non-médical, qui n’est pas lié à une pathologie quelconque, est très fréquent. C’est la cigarette, l’alcool, la sédentarité, l’obésité, l’alimentation — les sodas et le fast-food.
Est-ce qu’il y a des signes prémonitoires à l’AVC ?
— On n’en connaît qu’une : une forte migraine brutale, et encore, ce n’est pas toujours le cas. Il est souvent précédé d’un Accident Ischémique Transitoire (AIT). C’est un accident qui est susceptible de se reproduire dans l’année qui suit et provoquer un AVC. L’AIT fait le lit de l’AVC. Cela survient tout d’un coup. Je vous donne des exemples : vous êtes assis tranquillement et subitement vous perdez la vue d’un œil et vous la récupérez quelques minutes plus tard. Ou encore tout d’un coup, vous ne pouvez pas saisir une bouteille, un verre avec votre main, et après le geste se rétablit spontanément. C’est un pied ou un bras qui flanche pendant un moment et repart après. C’est une perte de parole pendant un instant et qui revient. On n’attache pas d’importance à ces petits accidents et tout le monde est tranquillisé. Or, il s’agit d’un Accident Ischémique Transitoire. Pendant quelques instants, le vaisseau bouché n’oxygène plus le cerveau. C‘est un signal que le corps vient d’envoyer, mais que malheureusement on ne retient pas, auquel on n’attache pas d’importance. Parce qu’on ne sait pas le déceler et l’interpréter. Si cela arrive, il faut tout de suite aller faire une échographie, une IRM. Aujourd’hui, en France, on dépiste annuellement environ trois cents enfants dans des maternités qui naissent avec une séquelle d’AVC due à un vaisseau bouché ou une hémorragie cérébrale survenue dans la période périnatale.
Quelles sont les causes de ce « rajeunissement » des victimes de l’AVC ?
— Le travail de la femme, la cigarette, l’alcool, les modes de vie, la sédentarité. Avant, l’AVC apparaissait chez des personnes âgées de 65 ans, mais aujourd’hui, des personnes moins âgées, qui ont autour de la quarantaine, commencent à en être touchées. Ce n’est plus une maladie de vieux, comme on disait autrefois, parce que les modes de vie ont changé et que l’obésité et l’hypertension ont gagné du terrain. Du coup, l’AVC ne concerne plus une catégorie particulière, un âge particulier et tout le monde peut être touché, quels que soient sa condition physique et son état de santé.
Vous avez survécu à un AVC. Est-ce que vous êtes une exception qui confirme la règle ou est-ce qu’en général on peut s’en sortir ?
— On peut s’en sortir si on se bat et on récupère un peu de ce qu’on a perdu. Il faut de la patience, de la volonté, le support de la famille, de l’entourage. Il faut qu’après la période de rééducation, le sujet puisse sinon retrouver son travail, tout au moins avoir une fonction, une occupation. Il est clair que le suivi thérapeutique est primordial, mais la plupart du temps, l’AVC laisse de séquelles plus ou moins lourdes. Surtout du côté social avec la perte de travail, l’abandon de la famille et des amis, parce que le malade qui réclame des soins et une attention constante devient un poids. C’est pour cette raison que la Fédération AVC a créé des antennes en France et dans les départements et territoires d’Outre-Mer.
Vous préconisez la création d’associations sur le même modèle que la Fédération AVC de France pour Maurice ?
— Absolument. Puisque l’incidence de l’AVC augmente au niveau mondial — et c’est certainement le cas à Maurice —, il faut faire de l’information grand public. Il faut créer des associations regroupant les sujets porteurs de séquelles d’AVC afin de rompre leur isolement, afin qu’ils puissent expliquer comment ils s’en sortent et partager leurs connaissances sur le sujet. Je serais heureux d’aider à les créer avec l’expérience que j’ai acquise au sein de la Fédération française. Il faut aller dans les écoles et les collèges parler aux jeunes, parce que parmi les causes non médicales pouvant provoquer un AVC, il y a l’alcool, la drogue, la cigarette et les nouveaux produits chimiques et synthétiques qui arrivent sur le marché, à Maurice comme ailleurs. On est certain que la consommation de ces produits va créer des problèmes. Il faut donc informer en prévenant. Il faut créer une association d’information mauricienne pour conscientiser le public en général, mais plus particulièrement la jeunesse sur les AVC.
Est-ce que l’AVC est héréditaire ?
— Non, pas que je sache. S’il y a dans une famille un parent ayant une séquelle d’AVC due à une rupture d’anévrisme, qui est une anomalie vasculaire, il faut, par précaution, faire examiner les enfants, parce que l’IRM permet de dépister la petite dilatation anévrismale d’une artère du cerveau. On peut traiter l’anévrisme.
IRM, analyse sur-le-champ, surveillance médicale. Tout cela coûte de l’argent. On peut plus facilement survivre à l’AVC si on en a les moyens financiers ?
— C’est vrai que c’est compliqué pour les pays pauvres, mais il y a de l’espoir. Parce que la médecine et les soins médicaux se démocratisent. Les méthodes techniques sont plus légères, plus faciles à utiliser : on enlève une vésicule biliaire en faisant trois petites incisions. On pourra peut-être faire un pontage coronarien avec seulement quelques petites incisions intercostales au lieu d’une grosse opération, thorax ouvert. L’imagerie cérébrale alliée à l’Intelligence Artificielle permet de grands progrès dans le domaine de la médecine. C’est fabuleux. L’imagerie cérébrale peut nous faire découvrir des mondes inconnus et nous permettre de comprendre le fonctionnement de nos neurones. Savez-vous que chaque être humain a entre 80 et 100 milliards de neurones au service de notre cerveau et que nous ne connaissons qu’une petite partie du fonctionnement d’un petit nombre d’entre eux ?! L’art de la neuroscience nécessite le travail ensemble des hommes de bonne volonté.
Ils sont un peu rares par les temps qui courent, ces hommes de bonne volonté !
— Les hommes de bonne volonté sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit. L’homme est né pour vivre. La vie n’est pas un malheur. Si c’est le cas, la naissance est également un malheur. Il faut humaniser l’homme. La découverte des antibiotiques remonte à seulement 1946. Les choses avancent. La médecine essaye d’être humaine, mais ce n’est pas facile. On ne peut obliger quelqu’un à se soigner. Autrefois à Maurice, on mettait les tuberculeux à Pointe-aux-Canonniers pour qu’ils se soignent au bon air, parce qu’il n’y avait pas de traitement. On a également envoyé là-bas les malades du HIV en disant que c’était une maladie incurable, une malédiction divine. Aujourd’hui, au niveau mondial, on soigne le HIV avec un comprimé ou deux par jour, alors qu’autrefois on en utilisait entre 17 et 20 sans espoir de guérison. Récemment, le Covid, qui a affolé le monde, alors qu’il ne le fallait pas, mais on a réussi à protéger les populations suite à la mise au point d’un vaccin. Il y aura d’autres épidémies et il faudra apprendre à les combattre, à les vaincre. Je suis un optimiste. J’ai eu un AVC et j’ai pu me battre pour reprendre un travail, des activités. Si moi j’ai pu le faire, d’autres le peuvent aussi.
Peut-on dire que vous êtes une victime d’AVC heureuse ?
— C’était un accident de parcours que j’ai bien accepté et qui fait partie de moi. J’aurais pu passer le reste de ma vie à pleurer sur mon sort, dire pourquoi ça m’arrive à moi, tomber dans la dépression, ce qui est fréquent après un AVC. Pour l’éviter, il faut regrouper ceux qui l’ont eu afin qu’il se partagent des conseils sur ce qu’il faut faire, comme s’habiller, alors qu’on n’a qu’une main qui fonctionne, mettre son pantalon, ses chaussures. Le partage donne du courage.
J’aimerais vous poser une question personnelle pour terminer cette interview, Docteur Bouloux Est-ce que vos enfants ont suivi les traces médicales de leur père ?
— Non. La vie médicale pour eux, ce n’était pas possible. J’ai adoré mon métier, mais je reconnais qu’il m’a volé une partie de l’enfance de mes enfants. Je travaillais douze heures par jour, je faisais des gardes de nuit. Nous étions trois médecins avec chacun une semaine de garde, nuit et jour, et nous nous déplacions pour aller voir les malades. Nous étions plus souvent à l’hôpital, avec les malades, que dans nos familles. Non, mes enfants ont fait autre chose que la médecine, et je peux les comprendre.