Dans une République laïque, on ne demande pas au Bondie de régir les affaires de l’Etat. N’est-ce pas, M. le vice-président?
Jusqu’au 23 juin dernier, il y avait, en Arabie Saoudite, un délit qui s’appelait «Driving while female». Surréaliste dans l’appellation comme dans la réalité. Jusqu’au 23 juin dernier, l’Arabie Saoudite était le seul pays au monde où il était interdit aux femmes de conduire.
En septembre 2017, le prince Mohammed ben Salmane, qui venait d’hériter du trône, annonçait, comme partie d’un plan de «modernisation» du pays, que cette interdiction serait levée en juin 2018.
C’est donc chose faite: depuis le 28 juin dernier, à 00:00, les femmes d’Arabie Saoudite ont officiellement le droit de conduire. Et nombre d’entre elles ont, nous dit-on, cette même nuit, sillonné les rues de Ryad et autres grandes villes au volant de cortèges de voitures.
Il est plus qu’évident que bon nombre de ces femmes savaient déjà conduire. Dans une vidéo diffusée il y a quelques jours sur Twitter, on peut ainsi voir le milliardaire saoudien Al-Walid ben Talal se réjouissant de cette «grande réussite», en montrant des images de sa fille Reem conduisant un 4×4 de main de «maître» sous les applaudissements de ses petites filles assises à l’arrière du véhicule.
Pendant toutes ces années, les conservateurs d’Arabie Saoudite ont mis en avant des interprétations très rigoristes de l’islam pour justifier l’interdiction de conduire frappant les femmes. Il a même été dit que les femmes n’étaient pas assez «intelligentes» pour conduire…
Femme au volant = Mort au tournant, dit un adage courant. Et il n’est pas besoin d’être en Arabie Saoudite pour se rendre compte que les préjugés à l’égard des femmes au volant seront encore tenaces. Tenaces, même si erronés.
En mars dernier, l’institut ViAs publiait les résultats d’une étude genrée menée en Belgique sur les comportements au volant. «Notre étude tord le cou à tous les préjugés sur la conduite des femmes. Non seulement elles sont moins impliquées dans les accidents que les hommes, mais elles ont moins de PV, mettent plus leur ceinture, boivent moins et téléphonent moins au volant, et sont plus respectueuses des autres usagers. Les hommes devraient prendre exemple sur elles», commente Benoit Godard, porte-parole de ViAs.
Il sera sans doute intéressant, dans quelque temps, de mener le même type d’étude en Arabie Saoudite, où les femmes se réjouissent aujourd’hui de la fin de cette interdiction qui pendant longtemps les a maintenues confinées et dépendantes des hommes. C’est une avancée symboliquement importante. Mais il n’en demeure pas moins que dans ce pays, jusqu’aujourd’hui, les femmes ne peuvent pas étudier, travailler ou voyager sans l’autorisation de leur mari ou d’un homme de leur famille. Plus: elles n’ont pas le droit de manger seules dans un restaurant.
Ce qui nous amène bien entendu au fameux banquet organisé lundi dernier, 2 juillet, dans un hôtel à Balaclava par Showkutally Soodhun, en l’honneur du prince saoudien Abdulaziz Bin Saud Bin Naïf Bin Abdulaziz Al Saud, 35 ans, jeune ministre de l’Intérieur d’Arabie Saoudite depuis juin 2017. Banquet qui s’est déroulé en présence du Premier ministre
Pravind Jugnauth, de divers ministres de notre République et de représentants de certains organismes d’Etat. Des hommes exclusivement.
Les femmes n’étaient pas invitées.
Out Fazila Jeewa-Daureeawoo, vice-Premier ministre et ministre des Collectivités locales. Out Roubina Jadoo Jaunbocus, ministre de l’Egalité des Genres. Oui, de l’Egalité des Genres. Qui, interpelée par notre confrère l’express, s’est contentée de dire: «Je ne veux pas faire de déclaration. Je pense qu’on comprend pourquoi c’est délicat, non? Je ne veux pas en parler»… Version moderne du «Sois belle et tais-toi»?
Le Premier ministre Pravind Jugnauth, lui, a pris la parole à ce banquet. Et c’est bien là où le bât blesse. Parce que si ce banquet a, officiellement, été organisé par le député Soodhun en sa qualité de Président de la Saudi Arabia Friendship Association of Mauritius, il n’en reste pas moins que le ministre saoudien était en visite officielle de trois jours à Maurice. Et qu’il a été accueilli comme tel.
Il restera à déterminer un jour la nature réelle du pouvoir qu’a manifestement Showkutally Soodhun sur l’actuel gouvernement, lui qui n’a cessé d’en faire à sa tête pour plaire à ses amis saoudiens. Il y a probablement bien des choses sonnantes et trébuchantes en jeu.
Mais quand cet homme se permet d’organiser, pour un invité officiel, un banquet où le Premier ministre prend officiellement la parole, ce sont les valeurs de notre République qui doivent prévaloir, non celles du pays invité. Peu importe l’incongruité que l’on peut faire ressortir alors que l’Arabie Saoudite elle-même vient, en même temps que la conduite, d’autoriser l’accès des femmes aux salles de cinéma et la tenue de concerts mixtes. Nous sommes ici dans une République qui ne reconnaît pas l’interdiction des femmes aux fonctions officielles. Et il n’est pas question de se contenter de l’insolent «Al dimann bondie» lancé à la presse par M. Soodhun. C’est le garant de notre Constitution qui doit être interpellé et répondre à cette question. (Il aurait d’ailleurs été cocasse de voir ce qui se serait passé si Mme Ameenah Gurib-Fakim était encore présidente…)
Alors, M. le vice-président? République laïque ou République clanique?