Nous sommes à la mi-août et le soleil est au rendez-vous depuis plusieurs jours. Les doux rayons réchauffent la peau ; l’hiver semble tirer à sa fin et les après-midis se parent de couleurs apaisantes.
Les ruelles de Port-Louis cachent des moments de douceur et la capitale laisse deviner que les vacances sont toujours d’actualité.
Tous les jours, en semaine, je passe devant un portail en bois entrouvert qui laisse voir une dame d’environ quatre-vingts ans, assise sur un fauteuil en rotin couleur nature. Son dos est calé avec un coussin vert foncé et le tika sur son front est d’un rouge aussi vif que les couleurs qui se marient sur les saris qu’elle porte. Tantôt orange et vert pomme entremêlé de turquoise, tantôt de couleurs fuchsias ou dorées et mauves. Chaque jour, ma curiosité me pousse à “looker” l’entrée, visible de la route. Chaque jour, elle est là, assise, souriante et paisible. Elle, elle observe les passants.
Postée sous un manguier déjà en fleurs, elle apprécie ces moments de tranquillité interrompus quelques fois par les klaxons des véhicules et par de bruyants bavards. Elle a bien remarqué mon manège quotidien et semble approuver mes indiscrétions.
Sa canne en bois repose sur le côté du fauteuil et elle lève la tête de temps en temps pour admirer le pigeon blanc-rosé posé sur le fil électrique ou pour regarder le mouvement des branches au-dessus d’elle.
Les rayons de soleil jouent sur son visage avec des reflets dansants. À cette heure, son quotidien s’habille de nature, de fraîcheur et de simplicité.
Je ne peux m’empêcher d’inventer sa vie en attendant que ma timidité ne se dissipe pour me permettre d’interrompre sa quiétude et d’aborder cette parfaite inconnue. Voilà ce que j’imagine ce qu’est sa vie…
Sans savoir pourquoi, un prénom me traverse l’esprit : Divya. Son époux s’appelle Raj. Il est casanier et préfère rester à l’intérieur de leur maison en bois style créole pour lire les journaux et regarder la télévision. Ils vivent à Port-Louis et occupent depuis belle lurette la maison des parents de Raj. Leurs enfants ont grandi ici même, avant de s’envoler l’un pour l’Angleterre et l’autre pour le Canada. Assise dans ce jardin vert, Divya rêve du retour de ses enfants et de ses petits-enfants. Elle trouve le temps long, mais jamais ne leur reproche leur éloignement. Elle a tout donné pour qu’ils réussissent leur vie ; ce n’est pas maintenant qu’elle se mettra à penser à elle. Sa vie est toute donnée à ceux qu’elle aime.
Pour demeurer si sereine, elle a appris à s’adapter et à changer au fil du temps. Des craintes, elle en a encore, comme celle de perdre son mari, mais elle les oublie à force d’occuper son esprit au bonheur des autres.
Elle se lève vers cinq heures chaque matin, et ce, depuis son mariage. À l’époque, c’était pour préparer le tifin de son époux, ensuite pour s’occuper des enfants avant qu’ils n’aillent à l’école, puis l’habitude s’est installée. Maintenant, cette heure est celle des chants d’oiseaux et du passage à bicyclette du marchand de pain maison.
Une fois son thé pris à la table en verre et en fer forgé de la cuisine, elle prend un temps de prière, avant de vaquer à ses occupations ménagères. La porte en métal qui donne sur le mur mitoyen s’ouvre vers les six heures trente en semaine. « Bonjour et bonne journée matante ». C’est Yuv, son neveu encore célibataire, qui quitte la maison de ses parents pour se rendre au travail à Mahébourg.
Elle entre dans sa chambre, peigne sa longue chevelure blanche, avant de les relever en chignon. Une dernière épingle à cheveux vient consolider sa coiffure. Quelle élégance lorsqu’elle se prépare et se pare de son sari ! Raj prend plaisir à regarder ce rituel quotidien. Puis, elle fait un peu de rangement, sort acheter deux ou trois légumes, bavarde avec sa belle-sœur par la petite porte en métal et rentre préparer le repas. Très vite, c’est l’heure pour elle de s’installer dans son fauteuil en rotin.
Tout en regardant les passants, elle réfléchit silencieusement à sa vie. Avec sagesse, elle peut affirmer qu’il vaut mieux donner tout ce qu’on a reçu en soi, car tout ce qui n’est pas donné est perdu à jamais. Elle sait que la vie est faite de compromis et de compromissions. Elle réfléchit toujours et encore sur ce qui est vrai et ce qui est sincère. Avec l’âge, elle a appris qu’il ne faut pas toujours être sincère. Sincèrement, elle regrette que ses enfants l’aient laissée à Maurice. Elle souffre de ne pas voir grandir ses petits-enfants. Si elle exprimait ses pensées et ses sentiments, elle leur causerait beaucoup de peine. Mais elle choisit de faire un constat, celui de la vérité. En vérité, ses enfants n’auraient pas eu la même chance de progresser professionnellement s’ils étaient restés ici. Quant à eux, s’ils étaient sincères, s’ils s’écoutaient, ils plaqueraient leur confort et leur vie professionnelle pour retrouver une vie plus familiale à Maurice.
Divya toise les pavés disposés sur le sol et observe comment ils s’allient et s’unissent les uns aux autres. Tous rectangulaires, ils ont chacun un relief différent et leurs couleurs varient dans les tons de blanc, beige, gris et noir. Enfouie dans son regard perdu, elle croit entendre le murmure des pierres. Cela lui donne envie de pleurer.
Elle se demande si, au fil des années, elle est parvenue à devenir quelqu’un de meilleur. Elle repense souvent à une phrase qu’elle a entendue dans une émission sur RFI (Radio France Internationale) qui parlait de livres et qui l’avait marquée au point qu’elle l’a gravée dans son cœur : “Vis, rêve, aime, crois !” *
Vis, même si ce monde te fait du mal. Rêve, même si tes rêves t’emmènent à l’autre bout du monde. Aime, comme si le monde en dépendait. Crois, comme si le monde n’existerait pas sans cela.
Cette escapade quotidienne dans le jardin est devenue pour elle une raison de plus pour vivre pleinement, malgré les aléas. Raj, qui vient de recevoir son journal en mains, observe son épouse à travers le fin rideau en voile devant la fenêtre qui donne sur leur cour. Le soleil caresse le visage de Divya et dore sa peau de ses rayons. L’homme ne peut s’empêcher de s’émerveiller et d’admirer encore sa femme. Les couleurs de cette fin de matinée subliment la belle dame et donnent à l’atmosphère une impression de parfum inattendu. Tout cela sent bon le soleil !
* Vis, rêve, aime, crois : mes conseils pour une vie bonne – Livre du pape François