Sheila Bunwaree : « Le monde économique et du business est en train d’accaparer les SDG »

Alors que Maurice accueille actuellement la Conférence économique africaine, organisée par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), autour du thème Supporting climate development in Africa, Le Mauricien a approché Sheila Bunwaree. L’universitaire fait le point sur la situation du développement durable dans le pays. Elle parle de son livre, consacré au développement durable et aux SDG à Maurice, et dont l’objectif est aussi de servir d’outil de plaidoirie pour un nouveau modèle de développement. « Les 17 objectifs du développement durable, tels que définis par les Nations Unies, ne peuvent être traités de façon isolée et ne pourront être atteints si l’on continue avec le système capitaliste, tel que nous le connaissons », dit-elle.
Elle a annoncé par la même occasion l’organisation d’un rassemblement par un groupe de femmes sur la thématique “Les droits des femmes sont des droits humains” au couvent de Lorette de Rose-Hill aujourd’hui. L’objectif est de provoquer une réflexion par rapport aux droits des femmes, et en donnant la voix aux femmes elles-mêmes.

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Sheila Bunwaree, vous êtes co-auteure, avec Sunil Dowarkasing et Rajendra Parsad Gunputh, d’un livre consacré au développement durable et aux SDG à Maurice. Comment ce livre a-t-il été accueilli par le public mauricien ?
Le livre a été lancé le mois dernier en présence d’un public très varié, composé de jeunes et de moins jeunes. Il a été très bien accueilli. Vu la conscience grandissante sur le développement durable, plusieurs personnes appartenant à différentes institutions, universités et du monde des ONG ont repris contact et ont demandé d’organiser des ateliers pour mieux dissimuler le contenu du bouquin et encourager un débat élargi.

Quelles sont les idées à retenir de ce livre ?
D’abord, permettez-moi de vous dire que ce livre n’est pas seulement un travail académique. Il sert aussi d’outil de plaidoirie pour un nouveau modèle de développement. Les 17 objectifs du développement durable, tels que définis par les Nations Unies, ne peuvent être traités d’une façon isolée et ne pourront être atteints si l’on continue avec le système capitaliste tel que nous le connaissons.
Prenons par exemple la question du Zero Hunger  (ODD 2). Cette question ne peut être traitée sans tenir en compte d’autres ODD et les politiques que nous mettons en place par rapport à la question de l’accès aux terres pour encourager l’agriculture, l’utilisation de la technologie et la volonté politique d’encourager plus de consommation et de production locale.
Il nous faut également tenir compte de la situation dans les océans, et empêcher que la riche biodiversité qu’ils contiennent ne soit détruite. Nos océans ont un potentiel considérable pour nourrir les populations. Les idées à retenir surtout tournent autour du fait qu’il devrait y avoir une meilleure articulation entre l’économie, l’environnement/la nature et le social.
L’urgence de mettre en place ce nouveau paradigme découle du fait que le Covid-19 a été un Eye Opener et nous oblige quelque part à nous réinventer. D’ailleurs, le titre même du livre, Sustainability and SDGS in Mauritius- COVID 19 an opportunity or crisis, pousse dans cette direction.

Vous êtes-vous arrêtés à Maurice ou avez-vous pris en considération la situation dans le monde ?
Le livre est surtout une analyse de la situation à Maurice, mais il se penche également sur quatre Petits États insulaires, ce qu’on appelle les PEID. Les petits États qui ont retenu notre attention incluent Trinidad, le Cap Vert, les Seychelles et Palau. Nous avons étudié la façon dans laquelle ils ont procédé avec leur Voluntary National Review, et comment ils ont privilégié l’approche holistique, si nécessaire, pour mieux apprécier l’avancement que les pays ont fait par rapport aux ODD.

Comment avez-vous procédé pour faire votre analyse ?
Nous avons utilisé une approche très interdisciplinaire, car comprendre le développement et trouver des solutions exige plusieurs savoirs. Notre analyse a commencé par examiner le Voluntary National Review Report (VNR) de Maurice. Nous avons constaté, d’une part, le VNR soumis par le gouvernement en 2019 et, d’autre part, le SDG Report, démontre un décalage entre les données. Ainsi, alors que Maurice se flatte d’avoir déjà accompli l’ODD 3 consacré à la santé et au bien-être, le SDG Report nous montre clairement que nous sommes loin d’avoir accompli l’ODD 3. La vérité, c’est que le pays accuse un retard considérable dans ce domaine, bien que des efforts aient été faits.
Les données sur différents aspects de la santé publique en parlent. Nous avons interviewé plusieurs Stakeholders et scruté divers rapports. Vu que nous étions en plein dans la pandémie du Covid-19 durant l’écriture du livre, nous avons aussi entrepris une étude détaillée des deux derniers budgets par rapport à la question de la Sustainability et des SDG. Nous insistons beaucoup dans ce livre sur le fait que la notion de Sustainability n’est pas seulement la question d’arriver à atteindre tel ou tel ODD, mais de s’assurer vraiment que personne n’est laissé pour compte. Il y a sur le terrain beaucoup de gens qui ont évoqué des dimensions cachées de la pauvreté qui impacte les ODD, mais qui ne peuvent être mesurés de façon adéquate. Par exemple, nous avons vu beaucoup de familles qui ne mangent pas à leur faim, impactant ainsi le SDG 2 Zero Food Hunger et l’ODD 1, ayant trait à l’élimination de la pauvreté.

Quels sont les autres ODD qui ont retenu votre attention ?
Ce livre, comme je viens de vous le dire, n’est pas une étude détaillée de tous les SDG, mais plutôt une réflexion par rapport au choix des mesures et des politiques. Il interroge les conséquences de ces choix et la qualité de gouvernance. Prenons par exemple le pilier du tourisme et ce qui se passe dans ce secteur. Nous nous posons la question de savoir si Maurice, qui subit déjà un rétrécissement de ses plages, une destruction de ses forêts, le déclin de ses coraux dans l’océan et a été décrite comme un Water Stressed Country par la Banque mondiale, doit continuer à construire des grands hôtels de luxe, ou si elle ne doit pas repenser son industrie touristique.
Cette dernière doit mieux s’allier avec toute la notion de Sustainability, et pas juste en surface, mais en profondeur. Et où se passe le vrai écotourisme, le tourisme vert culturel, le tourisme qui absorbe nos jeunes et leur offre un travail décent, comme nous demande l’ODD 8.
Ce que nous constatons est effrayant, soit un nombre grandissant de travailleurs étrangers dans le secteur pendant que nos jeunes restent sans emploi, sans loisirs. Comment voulez-vous que nius n’ayins pas une génération qui devienne la proie aux fléaux sociaux, comme la drogue et l’alcool ? Nul besoin de vous dire que tout cela génère d’autres implications sur les autres ODD, tels que l’ODD 3 (la santé) et l’ODD 5 (l’égalité des sexes).
Les femmes ont des contraintes particulières par rapport au marché du travail. Beaucoup ont perdu leur emploi pendant le Covid. Certaines sont parties pour se mettre à leur compte. Mais elles rencontrent beaucoup de problèmes pour écouler leurs produits et n’arrivent parfois pas à joindre les deux bouts. Je le répète, il faut pouvoir réinventer l’économie d’une façon humaine et s’assurer que les droits socio-économiques sont mieux respectés.

Peut-on dire que l’image qu’on projette de Maurice comme d’un pays respectueux des ODD ne correspond pas à la réalité ?
L’image que nous projetons est totalement déconnectée de la réalité des données que nous avons recueillies sur le terrain et du vécu de la population au quotidien. Il faut revoir les indicateurs. Il faudrait qu’il y ait des équipes de chercheurs qui puissent faire des études plus approfondies. Les décideurs politiques doivent travailler avec les chercheurs et d’autres Stakeholders pour mieux comprendre ce qui se passe dans la réalité.

Où en sommes-nous en ce qui concerne l’égalité des genres que vous avez mentionnée ?
Nous n’avons qu’à voir la position de Maurice sur le Global Gender Gap Index : nous sommes parmi les derniers. Le taux de participation des femmes sur le marché du travail, leur représentation en politique, la montée de la violence vis-à-vis des femmes sont autant de facteurs responsables. Mais tout cela découle du fait que la société mauricienne reste très patriarcale. Et pire encore : il y a un aspect de la Gender Inequality dont nous parlons rarement à Maurice – et cela concerne tout le travail que les femmes font dans la sphère privée –, à savoir l’Unpaid Work et la Care Economy.
Qui sont ceux qui s’occupent des vieilles personnes, des malades, des enfants, des travaux ménagers à la maison ? Sans tout ce travail, le système néolibéral n’aurait pas pu se reproduire et assurer les profits des grands capitalistes. C’est un système économique déshumanisant et basé sur l’exploitation, et qui est contraire à la philosophie même des ODD.
Combien d’économistes à Maurice et dans le monde évaluent le lien entre la Care Economy et le système économique capitaliste ? Le néolibéralisme est à la source de multiples problèmes, et même à la source des pandémies. Nous ne sommes pas à l’abri d’autres pandémies. Nous devrons être extrêmement vigilants, car si nous continuons à détruire nos forêts, notre biodiversité, nous ferons face à davantage de crises écologiques et à des désastres.
Les femmes seront les premières à en subir les conséquences. Aujourd’hui, pour soutenir l’économie, nous affirmons qu’il faut plus d’investissements étrangers dans le développement immobilier afin de développer les RES et les IRS. Ce modèle est en train de produire davantage d’inégalités. La grande misère s’installe, et ce n’est pas de bon augure pour les OOD.
L’approche d’Amartya Sen en matière de développement est très révélatrice dans cette réflexion. Amartya Sen nous parle du développement comme de Freedoms : Free from Disease, Free from Homelessness, Free from Illiteracy … Être libres de tous ces maux veut quelque part dire que chaque humain doit être titulaire des droits – droits à la santé, droit à un toit décent, droit à l’éducation et droit à un environnement sain, et ainsi de suite.
Avec la féminisation de la pauvreté grandissante, les droits des femmes sont les plus menacés. C’est un peu la raison pour laquelle un groupe de femmes a décidé que pour la Journée internationale des Droits humains, nous mettons davantage l’accent sur les droits des femmes comme droits humains. Nous avons retenu la thématique Les droits des femmes sont des droits humains pour un rassemblement au couvent de Lorette de Rose Hill aujourd’hui. L’objectif est de provoquer une réflexion par rapport aux droits des femmes, et en donnant la voix aux femmes elles-mêmes.

Voulez-vous dire que tous les développements des infrastructures qu’on observe en ce moment dans le pays ne suffisent pas ?
Encore une fois, les autorités déploient les grands moyens pour des développements d’infrastructures, mais cela ne va pas remplir les ventres vides de nos enfants. Nous voyons des Shopping Malls qui sortent de terre partout. Nous voyons des routes, des ponts, le métro, qui s’étend même là où il n’y a pas d’habitation. Bref, du bétonnage partout ! C’est effrayant de voir ce qu’ils font de notre environnement.
A-t-on vraiment besoin de tout cela pour progresser ? J’estime que nous ne pouvons pas mesurer le bien-être et le développement qu’à travers le taux de croissance ou le PIB. Le Genuine Progress Indicator est plus approprié. Nous en parlons dans le livre.

L’indice de développement humain, initialement développé par l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq, est utilisé par les organisations internationales. Est-ce que cela ne suffit pas ?
Le Human Development Index a certainement permis au monde de mieux comprendre que le développement ne devrait pas se cantonner aux dimensions économiques. Mais même l’indice du développement humain a ses limites. Le rapport du développement humain 2020, qui nous démontre à quel point nous vivons dans l’ère de l’anthropocène, nous propose de réfléchir à l’utilisation du Planetary Human Development Index (PHDI). En d’autres mots, nous devons voir ce qui se passe par rapport à l’environnement et comment tout cela impacte l’humain. Regardez ce qui s’est passé avec le Wakashio et maintenant à Mare-Chicose. Est-ce que nous prenons tout cela en considération ?

La secrétaire générale du Commonwealth, Patricia Scotland, disait le mois dernier qu’à cause du Covid, la démocratie, en général, avait régressé de 30%. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai que le Covid-19 a poussé plusieurs pays, incluant Maurice, à adopter des lois très dures, qui ont eu un impact sur les droits et les libertés des citoyens, donc un rétrécissement de l’espace démocratique. Mais tout ce qui se passe ne peut être mis sur le dos du Covid.
Voyons par exemple le fonctionnement de notre Parlement. Ce temple de la démocratie est devenu un lieu d’horreur, où un Speaker ne cesse de bafouer les droits les plus élémentaires des élus du peuple. Les arrestations arbitraires, les menaces que subissent les journalistes, les représailles, le climat de frayeur qui prévaut un peu partout… tout cela fait que nous sommes maintenant perçus comme une autocratie. V-Dem nous classe comme étant le 10e pays le plus autocratisant au monde. C’est vraiment triste, et nous devrons travailler pour sauver notre démocratie.

Avez-vous pris connaissance des résultats de la COP 27, qui s’est tenue en Égypte cette année ?
La création du Loss and Damage Fund donne un peu d’espoir. Pour nous, en tant que PEID qui émet très peu de carbone, mais qui reste pourtant parmi les plus grandes victimes, on pourrait peut-être avoir plus d’accès au financement climatique. Mais rien n’est bien défini encore. La question est de savoir si les grands émetteurs accepteront d’aider les pays qui sont les plus affectés et s’ils apporteront vraiment les ressources nécessaires à ce fonds.
Autre chose qui me dérange : malgré que la COP 27 ait été une COP africaine, les leaders du continent ne parlent pas d’une même voix. Vu les relations géostratégiques qu’ils maintiennent avec les différents pouvoirs, leur politique par rapport aux carburants fossiles est loin de satisfaire les jeunes écologistes africains. La COP permet d’attirer l’attention sur le réchauffement climatique, mais si on continue à organiser ces réunions sans trouver de solution aux menaces existentielles qui pèsent sur l’humanité, je ne vois pas sa raison d’être.

Maurice accueille cette semaine une conférence africaine qui traitera, entre autres, du climat. Avez-vous un message à transmettre aux participants ?
Je considère que toute initiative qui traite du climat est une bonne chose, car cela peut aider à rendre les gens plus conscients des enjeux du réchauffement climatique. Toutefois, si nous ne faisons qu’organiser des conférences de ce genre sans remettre en question le modèle de développement basé sur le profit, nous n’irons pas loin. Ces conférences doivent pouvoir réconcilier l’économie avec l’environnement et le social. Les capitalistes doivent accepter que si on continue à produire et à consommer comme on le fait, nous continuerons à reproduire des inégalités et à détruire notre environnement et notre biodiversité. Je considère qu’il faut une plus grande implication de la société civile. Le message porte sur la nécessité de travailler ensemble pour un développement à visage humain.

Le PNUD a lancé cette semaine la SDG Investor Map, qui permet d’impliquer davantage le secteur privé dans les projets de développement durable. Qu’en pensez-vous ?
Il faut être encore plus vigilant. Il me semble que le monde économique et du business est en train d’accaparer les SDG. Il ne cesse d’en parler. Les SDG sont devenus presque un moyen pour justifier tout type d’investissement. La SDG Investor Map peut être de grands mots. Mais finalement, c’est un outil pour attirer les investisseurs. Supposément, tout sera fait sur les principes d’inclusivité et de durabilité, mais la grande anxiété que nous avons, c’est qu’on risque de camoufler beaucoup de choses négatives sous de grandes expressions.

Le problème, c’est que si les gouvernements des PEID ne disposent pas des moyens financiers pour développer des projets de développement durable, le secteur privé, lui, dispose des moyens pour le faire…
Il faut veiller que les moyens financiers ne soient pas utilisés pour faire du Greenwashing. Je demande aux promoteurs de ce projet quelle place sera accordée dans la SDG Investor Map aux droits socio-économiques par rapport à la nourriture, à l’éducation de qualité, etc., et par rapport à un logement décent. Les Nations Unies doivent trouver les moyens pour impliquer la société civile dans ces projets. Le plus important, c’est de sauver la planète et nos enfants, et de s’assurer que l’avenir de la jeune génération n’est pas mis en péril.

 

« Il me semble que le monde économique et du business est en train d’accaparer les SDG. Il ne cesse d’en parler. Les SDG sont devenus presque un moyen pour justifier tout type d’investissements. La SDG Investor Map peut être de grands mots. Mais finalement, c’est un outil pour attirer les investisseurs »

« Je considère que toute initiative traitant du climat est une bonne chose, car cela peut aider à rendre les gens plus conscients des enjeux du réchauffement climatique. Toutefois, si on ne fait qu’organiser des conférences (COP, etc…) sans remettre en question le modèle de développement basé sur le profit, on n’ira pas loin »

« La création du Loss and Damage Fund donne un peu d’espoir. Pour nous, en tant que Petit État insulaire, qui émet très peu de carbone mais qui reste pourtant parmi les plus grandes victimes, on pourrait peut-être avoir plus d’accès au financement climatique »

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