(Re)lire Ananda Devi pour célébrer la poésie d’Edouard Maunick – Désobéissant de naissance

Je ne sais pas pourquoi je commence par la fin. Par les dernières pages. Blanches, bien sûr. Déjà, elles confirment le titre à la fois moqueur et désespéré: 50 quatrains pour narguer la mort*. Ces pages blanches, à la fin du livre, attendent la suite. Elles la promettent. Elles ne disent pas, non, qu’il a été, comme Keats, half in love with easeful Death, / Call’d him soft names in many a musèd rhyme,/ to take into the air (his) quiet breath. Non, il préférera écouter l’injonction de Dylan Thomas: do not go gentle into that good night,/ Rage, rage against the dying of the light.

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Je ne sais pas pourquoi, le lisant, ce sont les poètes anglais qui me viennent à l’esprit. Je sais, bien sûr, qu’ils ont dû œuvrer secrètement, dans sa jeunesse, pour faire naître les ferments et les sarments de sa poésie. Qu’il a peut-être, comme moi, appris par cœur l’Ode to a Nightingale, et reçu comme une onde de choc au cœur les paroles de ce jeune mourant. Et qu’il s’en est ensuite détaché pour chercher d’autres voies, d’autres voix plus présentes, qui parlaient d’aujourd’hui, ne sachant pas encore qu’elles se rejoindraient toutes à un moment, qu’elles convergeraient toutes vers ce point d’horizon où elles se mettraient à parler de demain. Sa voix à lui alors s’est mêlée aux leurs pour devenir pareillement hors-temps; intemps, dit-il.

Cela, je le sais en poursuivant mon aventure à rebours: la liste des livres du même auteur. Mes yeux glissent sur les titres en italiques et j’y lis un poème qui rassemble dans sa paume tous les recueils du poète : Les manèges de la mer, Ensoleillé vif, En mémoire du mémorable, Paroles pour solder la mer. Ces titres sont passés dans la langue, dans ma langue, dans l’inconscient collectif des lecteurs de Maurice et d’ailleurs. Ces titres sont notre mémoire, notre résonance intérieure, ces titres nous ont réinventé l’île, ces titres ont été notre voix pour traverser, indemnes, les brisants. Ils ont été nos ailes à cette époque où l’île cherchait à s’envoler. Ils me rappellent, avec une charge émotionnelle inattendue, que moi aussi j’ai vécu. J’ai désormais un passé bien plus long que mon futur. Bientôt, moi aussi je tenterai de narguer la mort de la même façon, avec peut-être un peu moins de cette faconde qui ne parvient pas à masquer la tristesse.

Mais ces titres sont aussi un parcours d’espérance inquiète, d’interrogation sans répit et sans rémission, c’est cinquante ans à crier plus haut que sa voix afin de traverser les mers, à exiger du soleil sa brûlure parce qu’il lui faut tout ou rien, à ne pas s’abandonner à la pâleur, à s’arrimer aux météores, à entrer en fulgurance quitte à devenir cendre, parce que la lumière, rémanente, s’incruste dans le silence. Ce n’est qu’ainsi qu’on narguera la mort, ce n’est qu’ainsi qu’on couchera avec elle, ce n’est qu’ainsi qu’on se met au service de la poésie, qu’on fait son numéro d’équilibriste au-dessus du vide, avec ses vers pour seul balancier.

C’est dit: il me faut encore désobéir, dit-il dans ma lecture à rebours. Voilà, c’est su: c’était un Désobéissant de naissance, sans doute dès le premier cri, et jusqu’au tout dernier qui s’arrachera de ses entrailles. La vie les aime bien, ceux-là, car elle peut jouer à la marelle avec eux: c’est à qui lancera son caillou le plus loin à la recherche du paradis ou de l’enfer.

Ma quête frôle le barbare / trouver de quoi fonder / droit de désobéir / à chaque tournant de l’âge.

Parcourir le recueil d’Edouard Maunick à rebours, c’est remonter le cours d’un fleuve de vie, c’est partir des eaux calmes d’une voix crépusculaire pour arriver aux tourbillons d’une rage d’être, c’est dévaler d’une cime déjà ennuagée jusqu’aux pieds d’une montagne nouée à sa terre. C’est, aussi, un cheminement d’espoir qui se livre et se dissimule en même temps:

le mystère reste entier / je n’écris ni ne parle / qu’à l’écoute d’une voix / venue je ne sais d’où.

Cette voix mystérieuse charge les quatrains d’un écho qui les dédouble et les prolonge. On y sent des vides remplis de sens, ce qui n’est pas écrit porte sur son dos les mots choisis, le dit et le non-dit, l’être et le non-être, les blancs et les ténèbres s’accouplent et s’entremêlent, et on ne peut lire les lignes soulignant le bas de la page sans être conscient du silence qui les surplombe, comme une stèle, comme un marbre sur lequel le vent a gravé l’invisible.

Il me semble que jamais frémissement de cet ailleurs qui nous attend n’a été plus sensible qu’au moindre détour de ces vers, que chacun a été écrit pour être, véritablement un legs d’antémémoire, tandis que le temps défiguré / préfigure le néant / où plus rien n’est à nous / hors nos lambeaux d’écorce. Une écorce, certes, celle qu’il a pelé de soi pour y écrire avec son sang, celle de l’homme-arbre qui s’agite contre la tempête, car il n’a tout de même pas fini de crier, rassurez-vous, rien ne le fera taire puisque il ne reste que révolte / à la place de la fête, dit-il, je suis seul à savoir / combien seul je survis.

Seul, c’est ainsi que l’on est, plus on avance, plus on explore les confins du dire. Seul, c’est ainsi que l’on se redresse pour prier debout nos intimes divinités ou pour jongler, comme Edouard, avec les couleurs des jacarandas et des hibiscus qui prennent aile. Pour, en même temps, accepter le sens unique de ce cheminement sans retour (sauf par les mots qui savent aller chercher l’enfance, qui seule sait) et se rebeller contre la tyrannie du temps en se servant des mots pour s’accrocher à la terre et au ciel, pour s’arrimer à l’instant.

C’est cela, sans doute, qui donne à ce recueil sa plus grande puissance: dans le silence de l’homme seul face à la mer s’entend l’orage de son refus, il ne partira pas en douceur dans cette bonne nuit, il ragera, il ragera contre la lumière mourante car la vieillesse doit brûler et hurler à la fin du jour – mais pourquoi utiliser les mots de Dylan Thomas? Il les dit si bien ici:

Si savoir que mourir / c’est mourir aux grands arbres / je me replante rebelle / plus racine que la pierre.

Racine ou pierre ou les deux, les arbres et le sol se lancent des échos qui vrillent la mer de leurs tourbillons. De ce beau recueil on a envie de tout citer, on a envie de tout relire, de tout prononcer à haute voix, de l’aimer dans tous les sens et de tous ses sens. Ce poète-là ne cessera jamais de grandir, et ses mots ne cesseront de scander notre mémoire lorsque nous la fouillerons à la recherche du mémorable:

La mort dévisagée / poème d’avant-départ / il me reste à survivre / jusqu’au prochain sursis.

 

Ananda Devi

 * Edouard Maunick: 50 quatrains pour narguer la mort, Seghers, 2006.

« Parcourir le recueil d’Edouard Maunick à rebours, c’est remonter le cours d’un fleuve de vie, c’est partir des eaux calmes d’une voix crépusculaire pour arriver aux tourbillons d’une rage d’être, c’est dévaler d’une cime déjà ennuagée jusqu’aux pieds d’une montagne nouée à sa terre. C’est, aussi, un cheminement d’espoir qui se livre et se dissimule en même temps: le mystère reste entier / je n’écris ni ne parle / qu’à l’écoute d’une voix / venue je ne sais d’où.

 

 

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