KAVINIEN KARUPUDAYYAN
Entre l’écrivain et le lecteur, il y a le libraire dont le métier sert à guider ce dernier dans son choix de lecture. Mais hélas, pris la plupart du temps par les chiffres d’affaires (également importants bien sûr), certains libraires tendent à reléguer leur passion pour les livres à l’arrière-plan. Il existe fort heureusement des gens, animés par le feu sacré, qui s’adonnent à ce travail, il est vrai pour vivre, mais avant tout pour partager leur passion pour les livres et la lecture.
Dans l’enceinte de l’hôtel Vivanta by Taj – Connemara, à Chennai, en pleine rénovation actuellement, les ouvriers s’affairent et les coups de marteau résonnent. Juste à côté, dans une allée, est assise une dame, vêtue d’un sari coloré, imperturbable au vu des activités autour d’elle. Cela fait plus de quarante ans que Nalini Chettur gère Giggles, ‘The biggest little bookshop’, comme nous l’indique le panneau d’entrée.
Les introductions vite faites, elle commence à nous poser des questions sur l’île Maurice, touchant à tout: économie, politique, culture, tourisme, faune et flore ainsi que les gens. « Et vos librairies, comment sont-elles? » Quand nous lui avons appris la fermeture d’une librairie récemment (Le Trèfle, à Curepipe, a fermé ses portes en 2017), elle était visiblement triste. « Ici aussi, c’est pareil. Il y a de grandes librairies qui ont dû fermer leurs portes ou qui vont disparaître dans un futur proche. Les gens préfèrent la facilité. Ils achètent leurs bouquins en ligne. Mais est-ce que la technologie pourrait un jour remplacer ce contact humain? Je ne le crois absolument pas. Je vois le pétillement dans les yeux d’un lecteur qui a enfin un livre qu’il recherche depuis longtemps. De parler de littérature, d’apprendre à connaître l’autre. Je trouve cela sublime. »
Se souvient-elle toujours de son premier client? « Quand j’ai quitté Higginbothams (la plus vieille librairie de Chennai, et selon certaines sources la plus vieille connue en opération en Inde) pour des divergences d’opinions quant à l’orientation future de l’entreprise et que je voulais commencer Giggles, mon père, alors directeur de la State Bank of India, était contre, allant même jusqu’à demander aux banques de ne pas me prêter de l’argent. L’ironie du sort : c’est un ami à lui, avocat de profession, qui a été mon tout premier client! » Ce dernier cherchait ‘Economics, Peace and Laughter’ du grand économiste John Kenneth Galbraith. Entendant dire que Nalini allait ouvrir une librairie, il lui a demandé si elle pouvait lui procurer cet ouvrage. Elle s’est rendue chez Macmillan où elle en a acheté trois copies qui se vendaient alors à trois roupies indiennes l’unité. « On m’a proposé un discount. Et c’est là que j’ai appris ma première leçon en business dont je ne connaissais presque rien du tout ! » Son père – décédé quelques années plus tard – était surpris par cette réussite mais n’était pas peu fier d’elle. Une réussite qu’elle attribue à des valeurs que ses parents lui ont transmises. « Ne sois jamais gourmand. Sois toujours poli. » Des valeurs qui, aujourd’hui encore, continuent à l’animer. « Même si je dois dire que je suis une grande gourmande de livres », s’empresse d’ajouter Nalini.
«Faster than Amazon…»
Au fil des ans Nalini s’est construite une solide réputation, ce qui peut expliquer en partie la longévité de Giggles. Elle se démène pour trouver un livre pour ses clients peu importe le prix. « Si quelqu’un a besoin d’un livre, j’appelle tout de suite la maison d’édition en question pour essayer de le faire venir le jour même ! Si tel n’est pas le cas, je commande des exemplaires du livre et veille à ce que le client obtienne satisfaction dans les plus brefs délais. »
Nous pouvons témoigner de cette rapidité. Constatant qu’elle n’avait pas la biographie de M.S. Subbulakshmi (écrit par T.J.S George) en stock, ouvrage que nous cherchions désespérément, Nalini a vite commandé le bouquin par téléphone et pendant qu’elle partageait les souvenirs de sa rencontre avec la chanteuse légendaire lors d’un mariage il y a des décennies maintenant, voilà que débarque le monsieur à qui elle avait téléphoné avec le livre en main. « See ! I am faster than Amazon, young man! », nous a-t-elle exclamé tout en éclatant de rire.
Lieu de pèlerinage pour des bibliophiles du monde, la librairie que Nalini avait commencée « just for a giggle » a vu défiler touristes, universitaires, collectionneurs de livres, étudiants, femmes de ménage durant ces quatre dernières décennies. Tout ce beau monde a en commun l’amour des livres. Ils continuent de venir pour fouiller dans la collection unique de leur hôte dans l’espoir de trouver des perles rares, tout en quittant les lieux enrichis de mots mais aussi de petites anecdotes que Nalini a toujours su raconter. C’est aussi intéressant de pouvoir contempler le regard qu’elle jette sur Madras qu’elle a vu évoluer. « Madras n’a pas vraiment changé au fil des années à part le trafic. Il y a plein de restaurants dont le nombre continue à accroître. Les gens sont toujours très polis. Autre chose qui m’a toujours frappé, c’est l’heure à laquelle Madras se réveille. À 4 heures du matin, il y a des gens dans la rue. À Delhi par contre, les boutiques s’ouvrent vers 11 heures. J’aime le nom Madras comparé à son nom récent Chennai. Tout comme j’aime les anciens noms de Mumbai et Kolkata qui se faisaient appeler autrefois Bombay et Calcutta. »
Nalini connaît tous ses livres et peut vous dire si elle l’a, à la mention du titre. Tout cela sans aucun ordinateur. Elle n’en a pas tout simplement. Tout est dans sa tête. Nalini se fait aider par son assistant Krishnamoorthy, qui part à la recherche des livres dans la petite chambre comme on y plonge pour extirper des trésors. Lieu autrefois rempli de livres ne laissant aucune place pour traverser, il commence petit à petit à se vider. L’avenir s’annonce incertain pour Giggles. Nalini sait qu’elle devra s’en aller bientôt, le temps des rénovations. Reviendra-t-elle ?
D’ailleurs, dans les années 90, elle a été contrainte de délaisser le lobby de l’hôtel pour se poser dans l’allée juste à côté. Cet établissement lui offrira-t-il son emplacement légendaire pour continuer à écouler des livres ? Mais même après toutes ces années on sent chez Nalini que le courage de continuer est toujours là. « I will work till I drop dead ». À Vivanta by Taj – Connemara ou ailleurs.