Krishna Luchoomun : « Nous avions beaucoup d’espoir en Avinash Teeluck, mais nous sommes déçus »

« Nous avons compris que les problèmes de son parti politique lui importent davantage que le sort des artistes »

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« De moins en moins de jeunes étudient l’art, car ils constatent qu’il n’y a pas d’opportunités dans ce secteur »

Un atelier de travail avec des artistes venus des quatre coins du globe, agrémenté d’une exposition à ciel ouvert : c’est ce qu’a voulu réaliser Krishna Luchoomun, artiste local réputé et reconnu, enseignant des beaux-arts, et membre fondateur de pARTage, par le biais de “Global WARming : lutte pour un monde décent”. pARTage, qui a marqué de son empreinte indélébile le secteur local des arts plastiques, célèbre ses 20 ans d’existence. À cet égard, Le-Mauricien a interrogé Krishna Luchoomun sur ce secteur très prometteur, recelant des talents et des potentiels inestimables, mais qui ne parvient pas à décoller. L’homme livre ses coups de cœur et ses coups de gueule, avec cette honnêteté et cette franchise déconcertante qui lui sont propres.
Sans langue de bois ni fausse humilité, le plasticien explique comment l’art et les artistes peinent, encore et toujours, en 2023, à s’affranchir et mériter leur dû aux yeux des autorités, quels que soient les régimes en place. Il pense notamment aux espoirs de nombre d’artistes placés dans le profil du jeune prometteur Avinash Teeluck, qui occupe le fauteuil du ministre des Arts et du Patrimoine culturel, croyant qu’il aurait donné le boost si nécessaire au secteur de l’art.
Le fondateur de pARTage est triste de constater que pour financer Global WARming, les partenaires approchés n’ont pas su être fidèles au rendez-vous. Pourtant, au plus fort de la pandémie de Covid-19, avec l’aide d’anciens élèves du RCC, Rs 100 000 ont été remises au gouvernement via le Covid Solidarity Fund. Parole…

Dans quel mood marquez-vous les 20 ans de pARTage, un mouvement dont vous êtes l’un des membres fondateurs ?
Vingt ans dans la vie d’une association d’artistes, c’est très long ! Nous avons été témoins de la formation de plusieurs associations d’artistes, avec beaucoup d’espoir et des rêves pleins la tête. Mais bon nombre ont malheureusement disparu très rapidement, faute essentiellement, de soutien. pARTage célèbre ses 20 ans dans une ambiance… mixte. Nous sommes certainement très heureux d’être arrivés là où nous sommes aujourd’hui, et nous avons accompli plein de belles choses !
Nous avons réalisé bien plus que ce que le ministère des Arts et de la Culture ou tout autre organisme œuvrant dans le domaine des arts visuels aurait pu faire. Nous avons pu générer plus d’interactions entre les artistes mauriciens, d’une part, mais aussi avec des artistes locaux et étrangers, créant et soutenant ce dialogue important pour que les esprits et les cultures se frottent, se rencontrent et se mélangent.
Nous avons accueilli plus d’une centaine d’artistes étrangers et concrétisé la participation d’artistes mauriciens à des expositions, résidences et biennales dans d’autres pays. Nous avons accompli quelque chose qui restera dans l’histoire : le premier pavillon mauricien à la Biennale de Venise !
Nous pouvons donc bien affirmer sans nous tromper que la scène artistique locale ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans pARTage. Nous avons jeté les bases d’une scène artistique contemporaine et inspiré de nombreux jeunes artistes. L’art à Maurice a énormément progressé et la production de plusieurs artistes locaux est à la hauteur de ce qui se passe au niveau mondial.

Y a-t-il quelque chose qui vous attriste ?
Ce qui me rend malheureux, ce sont les conditions des artistes et le fait que celles-ci n’ont guère évolué : les artistes mauriciens sont hélas, encore et toujours, très mal considérés. Il en a toujours été ainsi sous les différents gouvernements successifs que nous avons eus et le secteur privé, non plus, ne soutient pas suffisamment les artistes locaux. Et cela, quel que soit le domaine, arts visuels, danse, musique, cinéma, écriture…

Quel est votre regard sur l’importance et la place accordées à l’art, dans son ensemble, en 2023 ? Et plus spécifiquement aux arts plastiques.
Nous avons vu l’adoption du projet de loi sur le statut des artistes, ce qui est une très bonne chose. Pour cela, il faut dire merci au ministère et aussi à tous les artistes œuvrant dans les différents secteurs de l’industrie culturelle qui ont travaillé très fort avec des experts de l’Unesco. Toutefois, nous avons quelques doutes sur le fonctionnement, les acteurs des instances chargées de la mise en œuvre de ce projet.
De manière générale, l’art plastique reste encore le parent pauvre : pas de galerie, pas de musée, pas d’atelier d’artistes, pas de soutien à la création. Le ministère ne fait que des interventions One-Off.
Cette année-ci, on nous avait promis une rencontre avec la NAF pour discuter des difficultés des artistes. Mais cette rencontre n’a jamais eu lieu ! Ça traduit l’importance accordée à l’art.
Nous avons un ministre des Arts en qui nous avions placé beaucoup d’espoir, en tant que jeune ministre. Mais nous sommes déçus : Avinash Teeluck nous a montré qu’il s’intéresse beaucoup plus aux problèmes de son parti politique qu’aux problèmes des artistes !

Les années passent, les régimes politiques se succèdent, l’art émerge comme une économie parallèle. Et pourtant, nos artistes ne vivent pas de leur passion, et encore moins de leur art. Quels sont vos commentaires ?
C’est très vrai. La majorité des artistes ne peuvent pas vivre de leur passion ni de leur art. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de gens qui étudient l’art parce qu’ils constatent qu’il n’y a pas d’opportunités dans ce secteur. Il s’agit d’un problème sérieux pour notre économie culturelle, mais personne ne semble s’en soucier.
Nous avons un marché de l’art assez intéressant à Maurice, mais malheureusement, en raison de notre passé colonial, les structures du colonialisme persistent. Ceux qui possèdent des terres et de grandes entreprises contrôlent l’économie et ce sont eux qui achètent de l’art. Mais tristement, la qualité n’est pas vraiment un critère qui prime. Et la plupart du temps, ils n’achètent que des membres de leur communauté. Une réalité dont personne n’ose parler !
En revanche, aucun soutien n’a été apporté par les gouvernements successifs. Les artistes sont presque considérés comme des parasites car nous sommes une petite communauté et nous n’avons pas beaucoup de poids, en termes de votes.
Pourtant, le ministère des Arts existe parce que nous avons des artistes. Sans artistes, il n’y aurait pas de musée, pas de galerie, pas de ministère des Arts ni de ministre des Arts ! Tous ces corps dépendent des artistes mais nous sommes les derniers considérés.
Le budget du ministère va au fonctionnement du ministère et aux subventions accordées aux groupes socioculturels ! Que reste-t-il à l’art et aux artistes ? Des miettes !

Pourquoi est-ce que les artistes et amoureux des arts ont le cruel sentiment que l’art est et restera encore longtemps le parent pauvre de l’économie mauricienne ?
C’est parce que nous pensons toujours, en 2023, que l’art n’a pas d’importance ! Nous avons besoin de médecins, d’ingénieurs, de comptables, d’avocats… mais pas d’artistes. Le jour où nos dirigeants prendront conscience du potentiel économique de l’industrie de l’art, ils seront étonnés. Mais pour pouvoir récolter des fruits d’une économie culturelle, nous devons d’abord investir dans les infrastructures et les ressources humaines de ce secteur. Musées, galeries, ateliers d’artistes, salles de concert, directeurs artistiques, techniciens son et lumière, comédiens, danseurs, écrivains, artistes et surtout, l’aide à la création.

Quelles sont vos propositions et suggestions pour une véritable démocratisation et reconnaissance de nos artistes ?
Depuis mon retour à Maurice en 1990, après mes études aux Beaux-Arts, je n’ai pas cessé de faire de nombreuses propositions au ministère, en compagnie de nombreux autres amis artistes, bien entendu. Nous avons eu des réunions avec les ministres successifs, mais ces rencontres semblent n’avoir été que de la poudre aux yeux !
Au cours des dernières années, j’ai représenté les arts visuels lors de rencontres de consultations prébudgétaires avec le ministre des Finances. Encore une fois, j’ai fait plusieurs propositions, mais rien n’a changé. Entre autres suggestions, nous avons demandé des fonds pour la construction d’un musée d’arts, des soutiens pour aider les artistes à avoir leurs propres studios ; une subvention pour le fonctionnement quotidien d’une association d’artistes similaire à la subvention accordée aux groupes socioculturels ; la mise en œuvre de la loi 1%, qui sous-entend que pour tout nouveau bâtiment public (hôpitaux, écoles, bureaux) ou privé, Smart villes, IRS, RES… 1% du budget soit destiné à la commande ou à l’acquisition d’œuvres d’art, de peinture, tableaux, sculptures, gravures, mosaïques, installations d’artistes locaux.
En vue de démocratiser et de rendre l’art accessible au public, j’ai proposé d’étendre la loi du 1% à l’aménagement/construction de nouvelles routes et autres infrastructures publiques. 1% du budget à allouer à l’art public (sculptures monumentales dans l’espace public ; stations de métro, sur ronds-points, ponts, fronts de mer…)
Qu’a-t-on vu, en réalité ? Les ronds-points sont décorés de… publicités ! Celui de Vacoas-Phoenix abritait une belle sculpture. Elle a été remplacée par une autre. Mais personne ne sait pourquoi. Des millions sont dépensés pour le métro mais la plupart des stations sont sans âme, à l’exception de la station du MGI où la présence de l’art rend l’espace vivant. Mais malheureusement l’œuvre n’est pas d’un artiste local. On dirait bien qu’elle a été importée de l’Inde !

pARTage mise constamment sur les échanges, les frottements avec les artistes étrangers et les ateliers en résidence. Quelles sont les contraintes régulièrement rencontrées ?
Les contraintes sont nombreuses, mais la plus importante reste le financement. Très peu de gens comprennent l’importance de tels ateliers. Les échanges avec des artistes d’horizons différents nous apportent non seulement des connaissances et un enrichissement artistique mais aussi la possibilité de construire un monde meilleur.
L’impact sur les jeunes artistes est positif et enrichissant. Le public commence à comprendre un art qui n’est pas décoratif, ou juste beau, mais qui invite à poser des questions et demande réflexion. Nous avons effectué un travail en ce sens sur la plage de Flic-en-Flac en début du mois. Chaque jour, nous avons eu des Mauriciens et de nombreux touristes qui sont venus nous poser des questions sur les travaux en cours.
Tout cela a aussi un impact indirect sur les touristes : ils sont ravis de constater une vie culturelle dynamique ! C’est important, cet aspect. Mais quand nous avons contacté la MTPA pour un éventuel soutien à notre projet, ils ont soigneusement refusé et nous ont conseillé de contacter le ministère des Arts ! Je pense que nous faisons mieux que Liverpool !

Au Parlement, Avinash Teeluck a déclaré que son ministère a déboursé Rs 16,6 millions pour 295 artistes. Initialement, ce sont 3 000 artistes qui devaient bénéficier de Rs 10 millions. pARTage était-il parmi les bénéficiaires ?
Pour un projet d’atelier international en 2019 avec un budget de Rs 750 000, nous n’avions reçu que Rs 270 000 de la NAF, et cela, près de… deux ans plus tard ! Mais je dois admettre que c’était aussi en partie de notre faute car nous ne connaissions pas pleinement les règles de la NAF.
Savez-vous que nous, pauvres artistes, avions fait don de Rs 100 000 au gouvernement ? En 2020, pendant le Covid, pARTage et Korom 77, un groupe d’anciens du RCC, ont organisé une collecte de fonds en vendant en ligne des tableaux d’artistes locaux. Avec les fonds récoltés, nous avons reversé Rs 100 000 au Covid Solidarity Fund, pour ensuite découvrir toutes les malversations liées à l’achat de Molnupiravir et d’autres médicaments. Quelle honte !

Vous avez organisé récemment un atelier créatif axé sur le changement climatique avec des artistes étrangers et locaux et des étudiants du pays. Parlez-nous en…
À l’occasion de notre 20e anniversaire, nous avons organisé un atelier international avec la participation d’artistes d’Afrique du Sud, du Népal, de la Finlande, du Canada, des USA, du Brésil, des Pays-Bas, d’Inde, du Japon, de l’Islande, des Comores, de la France et de La Réunion, de Madagascar, des Seychelles, de Rodrigues et de Maurice. Nous avons aussi eu la participation des étudiants de l’université de Technologie, de l’académie de Design et d’Innovation, de l’université des Mascareignes, de l’école d’art La Pointe-Tamarin et des scouts de Mont-Roches.
Nous avons planché sur ce projet depuis l’année dernière et nous comptions beaucoup sur le Fonds national des arts pour le soutien financier, mais malheureusement l’appel de la NAF est arrivé très tard en octobre, et ce n’est que l’année prochaine que les projets sélectionnés seront financés. Nous avons été informés que nous n’étions pas éligibles.
Nous avons essayé d’avoir le soutien d’autres institutions privées et publiques mais en vain. Même le plus grand opérateur économique de l’ouest qui utilise tous les atouts de Flic-en-Flac pour promouvoir ses projets n’avait pas de sous pour nous soutenir !
Heureusement, nous avons eu la collaboration des forces vives de Flic-en-Flac. Son président, Ben Romaldawo, et les membres nous ont apporté tout leur soutien. Nous avons pu avoir l’aide de certains établissements hôteliers, d’autres opérateurs économiques de la région et il faut les nommer : l’hôtel Hilton, l’hôtel La Pirogue, Villa Caroline, l’hôtel Sugar Beach, le supermarché de Wolmar, le Domaine de Wolmar, BPDL Ltd, l’hôtel Anelia, l’hôtel Anaari, des particuliers et des mécènes.
L’atelier a débuté le 20 novembre et les participants ont travaillé côte à côte pour créer des œuvres sur le thème “Global WARming : la lutte pour un monde décent”. Un thème très important pour notre survie. Le changement climatique est plus qu’une crise environnementale : c’est une crise sociale qui nous oblige à aborder les problèmes d’inégalité à plusieurs niveaux : entre les pays riches et les pays pauvres ; entre riches et pauvres au sein des pays ; entre hommes et femmes et entre générations.
Au-delà des effets dévastateurs du changement climatique, la dynamique de plus en plus écrasante des politiques toxiques continue de générer des conflits et des guerres dans de nombreux pays. Avec des politiques de division motivées par des formes impitoyables d’autoritarisme, de déni, de nationalisme et d’autres formes d’oppression et de dépossession, nous construisons un monde rempli d’inégalités, de haine, de souffrance et de privations !
Le monde brûle. Et les artistes étudient à la fois le réchauffement climatique et les désordres globaux qui aggravent mutuellement les conditions planétaires. Les œuvres d’art produites visent à inspirer, motiver et mobiliser les hommes et les femmes pour des actions globales en faveur d’un monde décent où il y aura davantage de partages, de pleine conscience, de compassion, de coopération et d’harmonie, et d’esprit d’abondance.
Les œuvres étaient exposées sur la plage de Flic-en-Flac durant le week-end du 2 et 3 décembre. Cela a permis à un public large de découvrir le résultat de l’atelier puisqu’il avait un accès direct aux œuvres d’art posées sur le sable, flottant sur la mer, sur les rochers et sur les arbres le long de la plage qui a été transformée en galerie d’art à ciel ouvert. Cela a été une manière de démocratiser l’art, de le rendre accessible au public, notamment à ceux qui ont peur de mettre les pieds dans les galeries d’art, les musées.

Quels sont vos espoirs et vos souhaits pour les dix prochaines années de pARTage ?
Nous avons encore beaucoup de rêves à réaliser. Nous souhaitons créer une scène artistique dynamique sur notre île, offrant un environnement dans lequel l’art et les artistes pourront s’épanouir.
pARTage persistera dans ses efforts pour générer davantage d’interactions entre les artistes locaux, régionaux et internationaux. Faire découvrir au public une scène artistique florissante et révéler la richesse de notre culture aux générations futures : tels sont nos objectifs.
Malheureusement, l’avenir de l’art à Maurice ne semble pas aussi prometteur. Mais qu’à cela ne tienne, nous continuerons à nous battre pour améliorer notre existence. Nous croyons fermement qu’un jour viendra, où l’art vaincra !

Propos recueillis par
Husna Ramjanally

ACCROCHES
« En vue de démocratiser et de rendre l’art accessible au public, j’ai proposé d’étendre la loi du 1% à l’aménagement/construction de nouvelles routes et autres infrastructures publiques. 1% du budget à allouer à l’art public (sculptures monumentales dans l’espace public ; stations de métro, sur ronds-points, ponts, fronts de mer…)

« Global WARming : la lutte pour un monde décent est un thème très important pour notre survie. Le monde brûle. Et les artistes étudient à la fois le réchauffement climatique et les désordres globaux qui aggravent mutuellement les conditions planétaires »

« Sans l’aide des forces vives de Flic-en-Flac, son président Ben Romaldawo, et les membres qui nous ont apporté tout leur soutien, et sans l’aide de certains établissements hôteliers et autres opérateurs économiques de la région, la résidence et l’expo “Global WARming” n’auraient pas eu lieu »

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