Dans cette interview accordée à Le-Mauricien cette semaine, Jacqueline Sauzier, secrétaire générale de la Chambre d’Agriculture, fait le constat que l’industrie cannière est gravement affectée par les effets persistants de la sécheresse. Elle indique que cette situation difficile dure depuis 2019 et souligne que la situation de la récolte 2025 s’annonce préoccupante « car les restrictions d’irrigation se poursuivent », laissant les plantations dans une situation toujours inquiétante. « Sans une gestion efficace de l’eau et des solutions alternatives, l’industrie cannière reste gravement affectée par les effets persistants de la sécheresse », souligne-t-elle.
Comment la sécheresse a-t-elle impacté l’industrie cannière?
La sécheresse est une problématique qui affecte profondément l’agriculture depuis plusieurs années, notamment le secteur cannier. Ce phénomène avait nécessité l’introduction des Dry Season Regulations pour la première fois en 2019. Ces régulations ont imposé des restrictions sévères sur l’irrigation, avec des impacts non seulement sur la culture de la canne à sucre, mais aussi sur d’autres domaines comme le lavage de voitures et l’arrosage des jardins. Bien que ces mesures aient été temporairement levées après des épisodes de pluies, elles ont été réintroduites en 2022, affectant à nouveau la production agricole.
Depuis décembre 2022, les restrictions sur l’irrigation ont pris des formes variées, allant d’une interdiction totale à des limites strictes sur les volumes d’eau disponibles, notamment dans les régions du Nord et de l’Ouest. Ces contraintes ont eu un impact direct sur la production de sucre. De nouvelles restrictions ont été imposées en mars 2023 pour toute l’année. Comment un Dry Season peut-il durer toute l’année ?
Pour la récolte 2024, les estimations initiales s’élevaient à 250 000 tonnes de sucre, mais en raison de la pénurie d’eau, ce chiffre a chuté à 225 000 tonnes. La situation pour la récolte 2025 s’annonce également préoccupante, car les restrictions d’irrigation se poursuivent, laissant les plantations dans une situation critique. Bien que les pluies récentes puissent offrir un répit, les données actuelles soulignent une situation toujours inquiétante. Sans une gestion efficace de l’eau et des solutions alternatives, l’industrie cannière reste gravement affectée par les effets persistants de la sécheresse.
Quelle est la part du changement climatique sur la situation qui prévaut actuellement ?
Le changement climatique est souvent cité comme un facteur clé dans les bouleversements environnementaux. Cependant, il serait simpliste de lui attribuer l’ensemble des problématiques actuelles. Un des impacts observables est que le volume total de précipitations reste constant, voire augmente, mais leur répartition dans le temps et l’espace s’est modifiée de manière significative.
Les pluies ne tombent plus aux endroits stratégiques où se trouvent nos réservoirs, mais dans des zones non adaptées à la collecte. De plus, elles surviennent de manière irrégulière : des averses intenses suivies de longues périodes de sécheresse, rendant leur collecte difficile et inefficace.
Qu’en est-il des problèmes de gestion de l’eau : pertes et planification inadéquates…
La Central Water Authority (CWA) traite une quantité importante d’eau, mais 62 % de cette eau ne génère aucun revenu. Ce phénomène, appelé Non-Revenue Water, n’est pas seulement dû à des fuites dans les infrastructures, mais aussi à des prélèvements illégaux, des tuyaux non réglementés, ou de l’eau utilisée sans retour financier. Cette inefficacité met la CWA dans l’incapacité de réinvestir dans des solutions durables.
L’annonce récente d’un plan d’investissement de Rs 2,6 milliards pour remplacer les tuyaux vétustes pourrait réduire ces pertes. Toutefois, pour résoudre complètement le problème, il faudra également s’attaquer aux prélèvements illégaux et optimiser la redistribution. L’eau qui tombe en grandes quantités durant des averses violentes pourrait être mieux exploitée. Des solutions innovantes, comme le modèle israélien, pourraient être envisagées.
Israël, bien que sec, est un leader agricole grâce à une gestion proactive de l’eau, incluant des systèmes pour déplacer l’eau des régions pluvieuses vers des zones arides. Repenser la collecte et le stockage ainsi que rendre ces systèmes flexibles sont essentiels.
En fin de compte, c’est tout le secteur agricole qui est affecté…
L’agriculture, en tant que principal consommateur d’eau, est particulièrement touchée. Historiquement, les agriculteurs ont partagé l’accès à leurs ressources en eau avec la CWA, mais la situation actuelle cause de la frustration, car une grande partie, soit autour de 62% de cette eau, est perdue dans le réseau. De plus, certains forages privés ont été réquisitionnés par la CWA, limitant davantage l’accès des agriculteurs.
L’absence d’une planification stratégique de la gestion de l’eau a exacerbé les difficultés du secteur agricole. En tirant des leçons des modèles étrangers et en adoptant une vision intégrée et durable, il serait possible de trouver un équilibre entre les besoins domestiques, industriels et agricoles.
Vous parlez de Boreholes. Ils sont considérés comme un bien de l’État…
Oui, c’est le bien de l’État, mais en même temps notre modèle économique est basé sur cette disponibilité d’eau là ; si on nous enlève cette eau-là, il faudrait qu’on ait de la visibilité sur l’accès à l’eau qui nous permettra de voir comment nous ferons pour produire. Si nous n’avons pas accès à l’eau, nous ne pouvons pas produire. Il n’y a pas que juste le sucre.
Lorsque nous abordons aborde la question de l’eau, trois composantes essentielles entrent en jeu : la sécurité alimentaire, l’énergie et l’environnement. Sans eau, il est impossible de garantir ces trois éléments, qui sont pourtant essentiels au développement durable et à la stabilité de nos communautés.
La sécurité alimentaire dépend étroitement de l’accès à l’eau, notamment pour la production de légumes et d’autres cultures agricoles. L’énergie, qu’elle soit hydroélectrique ou liée aux processus industriels à partir de la bagasse, repose également sur une disponibilité en eau suffisante. L’environnement, enfin, est maintenu en équilibre grâce à une gestion responsable de cette précieuse ressource.
Nous pouvons donc parler de situation de crise.
Outre la production de sucre, l’industrie cannière joue un rôle clé dans la génération d’énergie renouvelable grâce à la bagasse. L’année dernière, malgré les contraintes, 225 000 tonnes de sucre ont été produites, permettant également de générer 195 gigawatts d’énergie.
Pourtant, cette baisse de production suscite des critiques, bien que les planteurs ne puissent être tenus responsables de ces résultats. Il est important de souligner que ces défis sont souvent liés à des facteurs échappant à leur contrôle, comme les aléas climatiques et les restrictions d’accès à l’eau.
L’abandon de terres agricoles est un autre défi majeur. Ces terrains sont délaissés pour diverses raisons, mais l’une des causes principales reste le manque d’eau. Sans ressources adéquates pour irriguer, les planteurs se trouvent dans une situation où maintenir l’activité agricole devient économiquement et logistiquement insoutenable. Cette réalité impacte non seulement la production agricole, mais également des secteurs annexes tels que la production d’énergie issue de la bagasse, qui dépend directement de la canne à sucre.
Nous parlons effectivement de ces terres abandonnées. Le ministre de l’Agro-industrie veut relancer la culture agricole sur ces terres abandonnées.
Il faudrait un plan directeur pour relancer ces terres abandonnées qui se trouvent dans des zones diverses. Chaque zone doit être exploitée de manière appropriée. Nous n’allons pas commencer à planter de la canne dans les zones surhumides. Peut-être qu’il faudrait faire autre chose. Mais qui prendra le risque de mettre en terre une bouture aujourd’hui et d’attendre sept ans pour avoir son premier retour sur investissement ?
Il faudrait accompagner ces personnes-là. Est-ce qu’il y a un mécanisme pour cela ? Cela fait partie des discussions que nous avons aujourd’hui. Après, il y a des terres agricoles abandonnées qui peuvent avoir des retours rapides sur des plantations de légumes ou des retours plus lents sur la biomasse. Nous pourrions planter des forêts d’eucalyptus par exemple, ou d’autres types de biomasse, ou de replanter la canne… Avant de se lancer dans une plantation de légumes, le planteur doit être sûr d’obtenir un retour sur investissement, qu’il disposera de la main-d’œuvre et qu’il aura de l’eau.
Pour le moment, ces trois composantes-là sont encore très floues. La volonté est signifiée, nous voulons produire plus en local pour pouvoir limiter nos importations. Mais à ce jour, beaucoup de planteurs se sont retrouvés dans des situations où en pleine production ils se rendent compte qu’ils sont en compétition avec des produits importés. Il faudrait que les producteurs aient la garantie d’avoir un retour raisonnable sur l’investissement. Cela s’applique également pour la canne qui nécessite une visibilité à long terme.
Le ministre de l’Agro-industrie propose que la production sucrière atteigne 350 000 tonnes de sucre d’ici cinq ans, soit une augmentation annuelle de 8% de la production. Comment avez-vous accueilli cette proposition?
Il faut savoir que depuis 2020 jusqu’à aujourd’hui, nous avons perdu en moyenne 1 200 hectares par an. Les planteurs, qu’ils soient gros, petits, moyens, demandent d’abord d’avoir accès à l’eau, à la main-d’œuvre pour les terres qui ne sont pas mécanisées, et un revenu qui soit décent. Mais il y a d’autres composantes dans la canne aujourd’hui dont la mélasse et la bagasse. Le prix de la bagasse a été fixé il y a cinq ans et je crois qu’il est temps de revoir cela.
D’autre part, il y a l’objectif de 60% d’énergie renouvelable à l’horizon 2030. De plus, il est question de réduire le charbon et de le remplacer par une autre biomasse dans les quatre IPP qui produisent de l’énergie à partir de la bagasse et du charbon.
Donc il faut cravacher sur le Biomass Framework et assurer la production locale. Il est impossible de remplacer à 100% le charbon utilisé localement. Tout le monde en est conscient. Il serait judicieux de mettre en place un mécanisme par lequel nous puissions produire un maximum de notre biomasse en local pour limiter la perte des devises étrangères et limiter les importations de la biomasse.
Quid du prix de la biomasse produite localement ?
Exactement, quand nous avions lancé le Biomass Framework, des calculs avaient été faits suivant des essais effectués sur le terrain pour la plantation d’eucalyptus. Un coût avait été proposé par ceux qui avaient fait les essais. Ils savent donc combien cela coûte et sont conscients que les prix proposés dans le Biomass Framework sont inférieurs aux coûts de production. C’est là un point de blocage.
Quel est le montant payé aux planteurs pour la production cannière ?
Nous travaillons dessus en ce moment. Je pense que le prix de la canne réactualisé aujourd’hui tourne autour de Rs 23 000 ou Rs 24 000. Ce montant permet aux planteurs de Break-even. Il ne faut pas oublier qu’il y a cinq ans le prix du sucre était à Rs 8 700 la tonne alors que le Viability Price tournait autour de Rs 17-18 000.
Nous étions en train de perdre beaucoup d’argent. Aujourd’hui, le Viability Price – avec l’augmentation de la main-d’œuvre, l’augmentation de tous les frais qui sont associés à la production, tous nos Incoming Costs qui ont pris l’ascenseur et les frais qui ont augmenté le Viability Price – tourne autour de Rs 23 000. Nous avons perdu de l’argent depuis plusieurs années, nous sommes encore en train de renflouer nos caisses et nos déficits précédents. On nous demande d’augmenter de manière substantielle la production sucrière. Mais il faut un cadre, il faut que ayons de la rémunération, il faut que nous ayons de la liquidité. Il faut avoir de l’argent.
Nous parons du paiement de Rs 35 000 la tonne aux planteurs. Qu’en pensez-vous ?
Cela ne concerne que les petits planteurs qui produisent moins de 60 tonnes de sucre. Ce n’est pas du tout la rémunération que reçoivent les autres planteurs qui ont plus de 10 hectares. Cette catégorie de planteurs subit le prix que le Syndicat des Sucres va pouvoir lui donner et avec la rémunération de la bagasse et la rémunération de mélasse. Il subit les marchés globaux.
Voulez-vous dire que les gros planteurs ne reçoivent rien comme incitation du gouvernement ?
Non, ils ne perçoivent rien.
Le gouvernement souhaiterait que les gros planteurs apportent leur contribution pour payer la différence que les Rs 23 000 payées par le MSS et les Rs 35 000 la tonne payées par le gouvernement.
C’est la surprise de l’année. Il faut savoir que les Rs 25 000 la tonne annoncées il y a cinq ans étaient un One-Off qui est devenu un One-Off permanent. Nous n’avions pas de problème avec ça, puisque de toute façon, s’il y avait une différence, c’était le gouvernement qui payait. Mais maintenant, nous sommes devant la situation où c’est l’industrie qui doit payer. La situation est différente.
Est-ce que l’industrie peut contribuer ?
Vous devriez demander au Mauritius Sugar Syndicate (MSS). De toutes les façons, il faudrait que ce soit associé à des Key Performance Indicators. Toutes les subventions, les aides, les accompagnements doivent être associés à des KPIs que ce soit pour le secteur sucre ou le secteur non-sucre. Toutes les subventions doivent être associées à un objectif de rentabilité, de rendement supplémentaire. C’est mon point de vue.
Et je crois que ce qu’il faut, c’est de vérifier tous ces Schemes, toutes ces sources de financement. Je ne remets pas tout en question, mais les autorités ont bien démontré qu’il n’y a plus beaucoup d’argent dans les caisses. Donc, il faudrait que l’argent dépensé soit accompagné de KPIs.
Savez-vous comment les 1 200 hectares de terre sous canne abandonnés tous les ans sont utilisés ?
C’est ce que je demande au SIFB et à la MCIA. Il est important de savoir quelle catégorie de planteurs disparaît. Comment ces terres sont-elles utilisées ? On pointe du doigt le Corporate en permanence parce qu’ils ont des développements de Smart City. Mais non seulement ils replantent de la canne à sucre, beaucoup d’entre eux ont des programmes de mécanisation à outrance. Ils font du Derocking, de la mécanisation pour ramener des terres qui sont dans des zones un peu reculées dans l’agriculture. Mais il faudrait qu’il y ait une vraie analyse pour savoir qui sont ceux qui arrêtent de planter la canne à sucre.
Et s’il se trouve que ce sont des petits planteurs, comment faire pour les aider?
Tous les Schemes du gouvernement sont faits pour encourager les planteurs à produire moins de 60 tonnes. Ils bénéficient de Rs 35 000, ne paient pas le SIFB etc. Mais il n’y a rien qui est fait pour qu’ils sortent de l’engrenage de moins de 60 tonnes de sucre. Personne ne les encourage à faire plus que 60 tonnes. Il est temps qu’il y ait un programme qui les encourage à se regrouper pour aller vers la mécanisation.
Aujourd’hui, nous avons vu comment c’est compliqué d’avoir de la main-d’œuvre étrangère. Nous avons vu comment c’est difficile d’avoir des gens pour venir travailler dans l’agriculture même. Donc il faut mécaniser. L’avenir de la canne, c’est dans la mécanisation.
Et pourtant, nous parlons déjà de l’importation de la main-d’œuvre ?
Lorsque nous avons une main-d’œuvre qui coûte 40% plus cher qu’une main-d’œuvre locale, comment allons-nous faire alors que nous sommes en train déjà de perdre de l’argent ? Cela s’applique également pour le secteur non-sucre. Déjà le coût des légumes est assez élevé. Si la main-d’œuvre étrangère coûte 40%, peut-être 45% plus cher, comment allons-nous récupérer les coûts ? Aujourd’hui, un petit producteur, un petit planteur de légumes, est obligé de recourir à un contracteur pour l’importation de la main d’œuvre. Ce dernier doit faire sa marge. Qui a les moyens aujourd’hui de payer cette main-d’œuvre ? Pas beaucoup.
Le ministère de l’Ago-Industrie impose actuellement des conditions à ceux qui souhaitent convertir les terres agricoles. Qu’en pensez-vous ?
Fair enough ! Nous n’avons pas de souci avec ça. Mais si nous ne pouvons pas planter la canne parce que nous n’avons pas d’eau, il n’est pas possible non plus de planter des légumes et d’autres produits si les planteurs sont en compétition avec les produits importés. La question est de savoir ce qu’on nous propose ?
Qui doit faire cette proposition ?
Les propositions passent par le dialogue avec toutes les parties prenantes. Nous avons besoin de sécurité alimentaire, d’énergie, d’environnement, d’eau, de main-d’œuvre, de mécanisation de la production et des récoltes.
Qu’attendez-vous du prochain budget ?
Le prochain budget devra apporter de la visibilité, de la clarté et le dialogue.
« Le changement climatique est souvent cité comme un facteur clé dans les bouleversements environnementaux. Cependant, il serait simpliste de lui attribuer l’ensemble des problématiques actuelles. Un des impacts observables est que le volume total de précipitations reste constant, voire augmente, mais leur répartition dans le temps et l’espace s’est modifiée de manière significative »
« La Central Water Authority traite une quantité importante d’eau, mais 62% de cette eau n’apportent aucun revenu. Ce phénomène, appelé “Non-Revenue Wate”, n’est pas seulement dû à des fuites dans les infrastructures, mais aussi à des prélèvements illégaux, des tuyaux non réglementés, ou de l’eau utilisée sans retour financier »
« Lorsqu’on aborde la question de l’eau, trois composantes essentielles entrent en jeu : la sécurité alimentaire, l’énergie et l’environnement »