En marge de la journée mondiale des enseignants : Conversation à bâtons rompus chez Baudelaire*

Pravina Nallatamby et Danielle Tranquille

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Ce qui n’était qu’une conversation entre deux amies se retrouvant après plus de vingt ans finit par déboucher sur une réflexion inattendue autour du corps de l’enseignant.e comme lieu d’enseignement. Sujet qui ne peut qu’être effleuré ici mais qui se veut un début de partage, une invitation pour que d’autres voix d’enseignant.es continuent cette réflexion…

Danielle Tranquille : Quand j’ai échangé avec des profs de français au cours de mes recherches à Melbourne, un déclic s’est fait quand ils m’ont raconté comment certains portaient des t-shirts Coq sportif, d’autres des foulards Dior, Chanel, imitation ou pas, pour la journée des langues à leur école, et ce, pour marquer leur identité en tant que profs de français. Leur corps était un marqueur d’identité au service de leur profession. Ces mots, je pouvais les faire miens aussi car nous savions que notre enseignement ne se bornait pas seulement aux manuels utilisés, à la pédagogie mais que tout notre corps participait de notre enseignement.

Pravina Nallatamby : C’est vrai ; dans la classe de FLE (français langue étrangère), on a tendance à faire découvrir toute une civilisation pour faire rayonner la culture française en s’appuyant sur des symboles très forts, et même une appropriation physique. J’ai vu cela un peu au Maroc lors des ateliers d’écriture.

DT : Et on est allé plus loin aussi dans notre conversation, on a parlé de notre voix, de la modulation qu’on en faisait pour attirer l’attention de nos élèves, de ces jours où nous étions aussi sans voix, au figuré comme au sens propre (rires). Fatigués, et comment il nous fallait protéger notre voix surtout le vendredi après-midi.

PN : L’enseignement requiert des compétences multiples : savoir chanter, mimer, plaisanter, animer au bon moment. Une belle énergie en tout cas, je dirais même qu’on assiste à une forme de « théâtralisation »

DT : Là où on se place en classe, debout derrière un pupitre, assis, en train de marcher, notre enseignement passe littéralement, physiquement par notre corps. J’ai alors fait le rapprochement avec l’expression, le corps enseignant pour parler de notre profession. Comme c’est une expression juste et bien trouvée ! Nous avons tous comme enseignants de français seconde langue notre playlist de chansons que nous faisons écouter en classe ou que nous chantons avec nos élèves. Cette année, j’ai fait découvrir à mes élèves les chansons de Céline Dion et on chante en classe ses chansons. Et je te laisse imaginer la tête des garçons qui chantent à tue-tête.

PN : Et cela s’apprend sur le tas, selon le niveau des classes, et comme tu dis, pendant l’heure du cours. On doit aussi jouer sur la proximité et la distance, se montrer dynamique pour les « embarquer » avec soi dans l’instant d’apprentissage, car j’imagine, en dernière heure, le vendredi, l’effort requis pour capter leur attention doit être maximal. Il y a un nouvel équilibre à trouver dans chaque interaction, je suppose ?

DT : Oui, et cela ne s’apprend pas au cours de nos années de formation ou même pendant les heures formation qu’on reçoit à l’école. On n’en parle pas assez, me disaient les profs, et cela a parfois été dur pour eux d’apprendre à trouver le ton juste pour faire leur classe, ne pas parler trop fort ni trop bas. Trop fort, on peut les abrutir, trop bas, on les perd. Toute une gymnastique, on se disait parfois en riant. Au fait, la classe de langues devient comme un ensemble de présences, celle du prof et celles des élèves, qui se répondent les unes aux autres…

PN : Cette rencontre en présentiel doit sûrement être très stimulante et satisfaisante pour les profs… même s’ils doivent puiser une énergie supplémentaire …

DT : Tout à fait !!! Mais ce corps de l’enseignant a aussi été contraint pendant les deux années de Covid où on a enseigné en ligne. Il y a ce prof qui me racontait comment pour enseigner, elle exagérait ses mouvements, chantait, bougeait frénétiquement et même parfois dansait et qu’elle utilisait aussi plusieurs couleurs au tableau pour renforcer ce qu’elle enseignait, et comment tout cela s’était brusquement arrêté en 2020 au moment du confinement.

PN : Le Covid a changé pas mal de choses… et je ne crois pas qu’on fera machine arrière sur tous les acquis du télétravail…

DT : Aujourd’hui, nous ne pouvons ignorer la place du corps de l’enseignant à un moment où la technologie envahit nos classes et plus encore aujourd’hui, quand l’intelligence artificielle devient un outil pédagogique presqu’incontournable.

PN : Une forme d’enseignement « hybride » serait le pari idéal. Le progrès technologique procurant une vaste gamme de ressources multimédias est un apport considérable pour l’enseignement des langues étrangères. L’IA ne remplacera jamais un prof en chair et en os… Il faudrait peut-être voir sa présence comme une alliée et pas comme un concurrent ; lui donner une place sans qu’elle ne détrône pour autant l’enseignant.e.

DT : Dans le monde de la recherche en éducation, on en parle de plus en plus. Si le débat est ouvert, l’enseignant.e y fait face déjà dans la pratique de sa profession. La technologie au service de l’enseignement n’est pas un phénomène nouveau. Ça fait bien des années que dans nos classes, nous utilisons la technologie, que ce soit, pour renforcer notre enseignement au moyen de clips sur YouTube ou d’autres applications, de sites web spécialisés dans l’apprentissage des langues. Je crois que les classes de langue ont toujours été porteuses de créativité en ce sens que nous avons toujours été ouvertes à la créativité, qui passe aussi par le biais de la technologie. C’est définitivement un complément incontournable de l’enseignement. Mais ce qui importe le plus aujourd’hui, c’est de prendre la mesure de cette autre forme de technologie qui s’installe progressivement dans le paysage éducatif avec l’intelligence artificielle. Nous connaissons l’utilisation que nous pouvons en faire, pour avoir essayé Chat GPT ou d’autres outils de ce genre. J’ai assisté à un séminaire sur l’utilisation de Chat GPT 4 pour écrire les bulletins scolaires, et nous étions d’accord que si l’IA pouvait réduire certaines charges administratives comme faire l’appel, écrire des commentaires dans les bulletins, cela peut faire gagner du temps à l’enseignant.e qui peut alors se concentrer sur un enseignement plus créatif, plus adapté aux besoins de sa classe. Ça va vite, je crois qu’on est à Chat GPT 5 et qu’il y a d’autres fonctions possibles comme créer des textes, des vidéos à partir des textes ou même faire parler l’IA. Mes élèves, surtout les plus jeunes ,aiment créer des avatars qu’ils font parler dans notre classe de français. Je suis juste bluffée par ce qu’on peut faire aujourd’hui. Mais la question demeure : quel enseignement devrait-on proposer dans cette ère technologique qui explose à un rythme effréné et quel rôle l’enseignant.e va y jouer ? En d’autres mots à chacun de nous enseignants.es, élèves, parents membres de la communauté élargie de nous poser ces questions. C’est dans un dialogue franc et responsable qu’ensemble on peut construire cette présence de l’enseignant.e en classe aujourd’hui mais surtout demain.

 

 

Danielle Tranquille

Pravina Nallatamby

 

Extrait de la thèse de Doctorat en éducation soutenue à l’université de Monash en 2023 par Danielle Tranquille : Voices of Teachers. Teaching French in Victoria, Australia

Arguably, the body is part of a form of tacit knowledge that the French teacher develops as they learn how to embody their presence in a French classroom. Teachers learn how to use their voice, exaggerating the pronunciation to help students with theirs, how to monitor the pace at which they speak the target language to gain the attention of their students or their movements in class from the board to their students’ desks, check handwriting skills in French and the use of accents in particular words. French teaching is embodied and tied to the lifeworld of the teacher and not only to class routines but as an extension of the representation of the French teacher, with teachers claiming that they wear a piece of French paraphernalia as an identity marker, a sign of reconnaissance.

The body is the presence! The notion of embodiment is indeed prominent in post-war French philosophy among Merleau-Ponty, Sartre, Foucault, and Bourdieu, thus negating or effacing the Cartesian dichotomy between the body and the mind. It is through the body that one experiences the world; it materialises one’s beingness in the world. Every cognition and intention are continuously embedded in the material body. It is the Leib through which all experience is lived; it is the medium through which the world is perceived and experienced, and with which our emotions and actions are directed and intended. By extension, the body of the teacher is a teaching relational site as the teacher interacts with their classroom and the wider school community, their colleagues, the administration, the parents and stakeholders. 

 

* Institut français de Maurice, autrefois appelé “Centre culturel Charles Baudelaire” à Rose-Hill.

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