Culture : chronique d’un gâchis organisé

Combien d’œuvres d’art ne dorment-elles pas dans les salons de certains nantis sans jamais voir la lumière du jour ni même être exposées ? Combien de titres inédits de chanteurs disparus sont-ils enfermés dans les coffres blindés de maison de production ? Combien d’œuvres littéraires, dont certaines n’existent qu’en édition limitée, pourrissent-elles sur les étagères de bibliothèques personnelles sans même jamais avoir été feuilletées ? Combien de vieilles bâtisses, témoignages tangibles d’une époque ou de faits historiques, ont-elles disparu sous les coups de pelleteuses pour faire place à des galeries commerciales ? Et nous pourrions continuer longtemps tant il existe de supports artistiques et de gâchis associés.
La culture a en effet elle aussi payé – et continue de le faire – le prix de notre système capitaliste. Pourtant, « la » culture, fruit du génie humain et dont l’un des objectifs premiers est de nous rappeler d’où l’on vient et où l’on va, ne porte en elle réellement que peu de germes de cupidité. Car si elle nourrit le capitalisme, la culture, la « vraie », n’en a cependant pas un besoin compulsif, en ce sens qu’elle a toujours su se frayer un chemin pour atteindre ses objectifs. Certes, éditer un livre, tourner un film ou enregistrer une chanson a un coût, mais la création culturelle aura aussi, dans le même temps, été largement gangrenée par notre système capitaliste.
Prenons l’exemple de la spéculation qui, bien qu’existant depuis longtemps déjà, atteint désormais des sommets hallucinants, car boostée par l’ouverture au monde numérique. Ainsi, aujourd’hui, pour prendre un des exemples susmentionnés, une bonne partie des collectionneurs d’art n’en portent que le titre, car ne pouvant apprécier les œuvres en leur possession à leur juste valeur. Qui plus est, ils sont aussi peu enclins à partager, ne serait-ce que par le biais d’expositions éphémères, mais plutôt à « attendre le bon moment » pour s’en débarrasser avec le meilleur bénéfice.
C’est un fait, en liant aussi fondamentalement culture et capitalisme (d’ailleurs l’on parle aujourd’hui de « culture capitaliste »), l’humanité a atteint un nouveau palier sur l’échelle de la « débilitude ». Cette réalité frappe non seulement notre patrimoine intangible, mais aussi tout ce que l’humanité aura engendré au fil de son histoire, et à qui notre système économique aura accordé un tant soit peu de valeur. Ainsi, tout comme dans toutes les autres sphères de nos sociétés modernes, notre système évalue, calcule, pèse et, finalement, fait un choix. Un choix qui, bien souvent, met la culture à mal. Ainsi, combien de bibliothèques publiques ou de librairies n’a-t-on pas vu forcées de déménager, voire de carrément baisser leurs volets, en vue de créer de nouvelles artères routières ou, mieux, de nouveaux espaces commerçants plus en adéquation avec la demande générale, et donc plus profitables ?
La culture a donc un prix, ce qui en soi est un concept totalement contre-nature. Pour s’en convaincre, prenons le cas d’un réalisateur de films néophyte, mais aux idées brillantes. Ainsi, non seulement il éprouvera toutes les peines du monde à convaincre qui que ce soit de produire son film, mais, s’il y arrive malgré tout, son travail n’aura que peu de chance d’être reconnu à sa juste valeur du grand public. Lequel passera de facto à côté d’un potentiel futur maître du 7e art. Certes, le monde du cinéma aura connu des exceptions, tels que George Lucas ou Steven Spielberg, mais c’était il y a longtemps déjà, soit à une époque où des maisons de production n’hésitaient pas à prendre encore certains risques.
Et il en va ainsi dans de nombreux autres domaines, comme celui des jeux vidéo. Ici, le cas semble différent, car il s’agit d’un format culturel relativement récent. Pour autant, en quelques années seulement, et spéculation aidant, certains anciens titres sont vendus à prix d’or, dépendant de leur état; le meilleur exemple étant une édition – c’est vrai, remarquablement bien conservée – de Super Mario 64 vendue à… USD 1,5 million. Autant dire que, dans ce domaine aussi, la culture (oui, le jeu vidéo est aussi un phénomène culturel) s’adresse de plus en plus aux seuls nantis.
Cet aspect des travers de notre système capitaliste n’est que peu commenté. Bien évidemment, il nous paraît moins capital que la question de notre survie du fait du changement climatique, par exemple, mais il en reste un exemple frappant de plus de toute l’aberration de notre système, qui tend à marginaliser davantage l’art, alors que ce dernier porte le concept de dissémination intrinsèquement inscrit dans ses gènes. Aussi vient-on à espérer un changement total de paradigme, seul capable en l’état de rendre à la culture ses lettres de noblesse.

- Publicité -

Michel Jourdan

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour