Alain Romaine, prêtre catholique : « L’abolition de l’esclavage, processus continu encore valable aujourd’hui »

En marge de la commémoration de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage le 1er février, Alain Romaine, prêtre et historien, rappelle dans une interview à Le-Mauricien que l’abolition de l’esclavage est un processus continu, qui est encore valable aujourd’hui. « Les efforts en vue d’abolir l’esclavage, c’est-à-dire l’exploitation de l’homme par l’homme sur la base de sa couleur et de son origine en niant son humanité, doivent se poursuivre. C’est pour cela que l’esclavage a été décrété crime contre l’humanité.

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L’engagisme est le continuum de ce système d’exploitation » souligne-t-il. Il s’appesantit également sur la nécessité de maintenir une saine distance entre le religieux et le politique. « Le politique ne doit pas empiéter sur l’espace-temps du religieux », s’insurge-t-il.

Nous célébrons mardi le 187e anniversaire de l’abolition de l’esclavage à Maurice. Pourquoi cet anniversaire doit-il nous interpeller ?

C’est vrai que chaque année nous commémorons l’anniversaire du décret de l’abolition de l’esclavage. Nous pouvons nous demander si l’esclavage a été aboli. J’affirme que non. L’abolition est un processus. Elle est toujours à faire. Nous pouvons décréter qu’un système a été aboli mais il peut se perpétuer et ses séquelles se perpétuent sur les descendants.
Or, lorsque nous regardons les descendants des esclaves, dont la plupart sont des créoles d’ascendance africaine et malgache et qui sont des métisses, nous ne pouvons nous réjouir de leur sort dans les endroits où ils vivent que ce soit dans les résidences ou des faubourgs. Lorsque nous constatons leur situation sur plan de l’éducation, nous voyons comment le système de l’esclavage se perpétue en séquelles.

À Maurice, nous voyons également que l’esclavage nous a laissé comme mauvais héritage le racisme dans sa version communaliste, qui est un combat permanent. Son plus grand dégât est la discrimination. Lorsque nous commémorons l’abolition de l’esclavage, c’est faire mémoire du combat contre un système qui, aujourd’hui sous d’autres formes, garde des séquelles psychologiques ou anthropologiques pour les descendants.

Pourtant, chaque année, lors de la cérémonie organisée pour commémorer l’abolition de l’esclavage, nous nous efforçons à démontrer la contribution des esclaves dans la construction de Maurice. Avez-vous l’impression que cette contribution n’est pas reconnue ?

C’est aussi un combat parce qu’il y a une représentation que les esclaves ont été des victimes. Il y a tout un travail de déconstruction de la représentation afin de montrer la contribution.  Ils n’ont été que des victimes, ils ont aussi été des acteurs à travers la résistance. La montagne du Morne est là pour nous le rappeler à travers le combat pour la libération et la liberté. Comme dit le séga zot ti prefere zete.

Lorsque nous organisons cette commémoration, nous rappellons cela. Il y a une chape de plomb sur l’histoire de l’esclavage. Il faut à chaque fois rappeler quelles ont été leurs contributions. Au niveau du Comité Diocésain Premier Février (KDPF) nous insistons pour faire ressortir cela : la contribution des esclaves et des descendants des esclaves à la nation mauricienne.

Il y a des contributions tangibles ou intangibles, en particulier la langue créole et le séga qui fait partie de l’identité mauricienne. Un Mauricien, qui ne parle pas la langue créole et qui est insensible au sega, n’est pas un vrai Mauricien. Par ailleurs, c’est la main-d’œuvre servile qui a construit le pays et a apporté des développements à Maurice à travers les constructions.

Cette année, nous célébrons le tricentenaire de l’installation des colons français à Maurice. Ils avaient pris l’île en 1715. Ensuite en 1721, à travers Diane et l’Atalante, ils s’étaient installés à Maurice. Au mois de juin de cette même année, ils avaient pris 30 esclaves de l’Ile Bourbon et qui ont transportés à l’Isle de France à bord du courrier de Bourbon. En décembre, ils avaient importé des esclaves de Madagascar qu’ils ont transportés à bord du Triton. Il y avait une soixantaine d’esclaves, hommes, femmes et enfants.  Une quinzaine de jours après leur arrivée dans l’île, la moitié avait marron.
Lorsque nous célèbrerons le tricentenaire de l’arrivée des colons français, au niveau du musée intercontinental de l’esclavage nous ferons découvrir les visages et ce qu’ils sont en vue d’humaniser l’histoire de l’esclavage.  Nous effectuons des recherches afin de connaître les identités de ces deux premiers contingents d’esclaves sous l’occupation française.

Quel sera le thème de la messe, qui sera célébrée mardi 1er février ?

Nous insisterons que l’abolition de l’esclavage soit une longue traversée. C’est un processus qui est encore valable aujourd’hui. Les efforts en vue d’abolir l’esclavage – c’est-à-dire l’exploitation de l’homme par l’homme sur la base de sa couleur et de son origine en niant son humanité – doivent se poursuivre.

C’est pour cela que l’esclavage a été décrété crime contre l’humanité. L’engagisme est le continuum de ce système d’exploitation. Il faut savoir que la moitié des contingents qui ont été embarqués en Inde est morte. Les travailleurs engagés ont connu la même souffrance physique mais les esclaves ont enduré également une souffrance psychique. Ils n’avaient plus d’identité et étaient la propriété de quelqu’un. L’enfant que la femme esclave mettait au monde ne lui appartenait pas. Le propriétaire avait le droit de le vendre. L’esclave était devenu une chose, un produit, un meuble, une tête de bétail. Aujourd’hui le système produit la discrimination, le racisme sous la forme du communalisme. Les faits sont là. Nous n’avons qu’à voir qui sont en prison, qui sont les plus touchés par le fléau de la drogue.

Lorsque nous parlons de l’esclavage nous parlons également de marronnage. Quelle est son importance ?

Nous ne pouvons parler de l’esclavage sans marronnage. L’esclavage engendre le marronage. L’esclavage est un système et le marronage est la résistance à ce système. Tout le monde ne s’est pas soumis à ce système.
Le problème avec le marronage est que nous ne disposons pas de témoignages venant de ceux qui avaient été engagés dans cet acte de résistance. Il y a des récits et les versions de ceux qui avaient été chercher les marrons. D’ailleurs, lorsque nous disons linn marron, cela signifie li enn kapon.

C’est la version des propriétaires. Nous connaissons bien l’histoire du chasseur et du lièvre. Nous écoutons toujours la version du chasseur uniquement. Au CDPF, notre mission est de faire entendre la version des victimes alors que le Musée intercontinental de l’esclavage aura à reconstruire ce récit.

La montagne du Morne symbolise-t-elle l’esclavage ou le marronnage ?

Bien sûr que la montagne du Morne symbolise le marronnage. Elle est classée patrimoine mondial à partir de ce qui est reconnu aujourd’hui. Elle est reconnue aujourd’hui pour avoir été le refuge des marrons. Ils y sont montés afin que les esclavagistes ne puissent avoir accès à eux. Ils ont reconstitué un monde avec beaucoup de risque. Lorsqu’ils se sont sentis acculés, zot inn prefere zete. Ils ont préféré la liberté au lieu de retourner dans le système.

Lorsque le Comité diocésain Premier Février célèbre une messe, son intention n’est certainement pas de donner un décor religieux à l’abolition de l’esclavage. Il enracine cet événement dans ce qui constitue le noyau de la foi chrétienne. Jésus a donné sa vie pour nous libérer, pour libérer les prisonniers, pour briser les chaînes. Il nous faut placer cette célébration dans cette dimension. Il se trouve que, par la grâce de Dieu, les descendants d’esclaves ont eu la chance de connaître un homme comme le Père Laval. Il est la figure de celui qui a regardé les Noirs dans les yeux. Il leur a donné leur dignité. Ce sont les Noirs qui sont entrés dans l’Église et qui ont constitué l’Église après l’abolition. Sur le plan historique, il faut souligner que les dix années qui ont suivi 1835 sont assez méconnues.

De votre point de vue qu’est-ce qui a amené à l’abolition de l’esclavage, la lutte des marrons ou le combat des abolitionnistes ?

Il y a plusieurs facteurs. Sur le terrain, nous avons noté la résistance des marrons. Elle connaîtra son summum avec la révolution des esclaves à Saint-Domingue. Toussaint L’ouverture a déclaré la première République noire. C’est la résistance. Ensuite il y a eu le courant abolitionniste né en Grande-Bretagne avec entre autres William Wilberforce. En France il y avait Victor Schoelcher. Ce courant a eu un côté compassionnel et religieux.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’abolition plus tôt? C’est parce que le système économique n’était plus sustainable. J’insiste sur le fait que l’abolition de l’esclavage n’a pas eu lieu uniquement sur une base morale et compassionnelle. Elle a été décrétée parce que non seulement le système n’était plus profitable mais les esclavagistes allaient bénéficier d’une indemnisation de l’ordre de £ 20 millions en Angleterre. Les propriétaires ont donc été indemnisés. Ils ont utilisé cet argent pour introduire le système d’Indentured Labourers, de travailleurs engagés.

Nous disons toujours que l’apprentissage des esclaves ne s’est pas déroulé comme il le fallait ? Que s’est-il passé en réalité ?

Le décret de l’abolition de l’esclavage a été suivi d’une période de transition de cinq ans qu’ils ont appelée apprentissage, qui, dans un esprit paternaliste, leur aurait permis d’apprendre à utiliser et gérer son argent avant de quitter la propriété. Toutefois, après les cinq ans, c’est le même système qui est perpétué.

À Maurice, c’est en 1839 que l’esclavage devient officiellement illégal, soit quatre ans après l’abolition. Pendant ce temps, il y a eu tout un discours pour dire que les esclaves avaient préféré quitter les champs de cannes et ne voulaient plus utiliser les pioches et que c’est la raison pour laquelle les autres étaient venus pour travailler etc.

Ce n’est pas vrai. Rémy Ollier nous dit qu’ils ont été chassés. Même les apprentis ont été chassés pour être remplacés par les travailleurs engagés qui ont été déployés dans quelque 200 propriétés sucrières. Les esclaves libérés s’étaient retrouvés dans la nature. Certains étaient descendus à Port-Louis où ils vivotaient. D’autres s’étaient rendus sur la côte, d’où les villages côtiers, où ils vivaient de la pêche. Ces villages existent jusqu’aujourd’hui. À Port-Louis, nous avions vu se développer des banlieues et ils leur étaient difficiles de s’intégrer dans le Mainstream. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas commémorer l’abolition de l’esclavage sans voir le sort des descendants d’esclaves présentement. Est-ce qu’ils se sont relevés. Est-ce qu’ils sont encore marginalisés ?

Qu’en pensez-vous ?

Tous les Mauriciens peuvent voir eux-mêmes qui occupent des postes importants ? Qui sont ceux qui sont plus affectés par le problème de logement ? Qui sont les plus fortunés en termes de terre ? Les propriétés de beaucoup de descendants d’esclaves ont été spoliées.
Le rapport de la Commission Vérité et Justice l’explique de manière claire et nette. D’où quelque 290 recommandations afin de faire la vérité et rendre justice à la communauté des descendants d’esclaves créoles. La question difficile est de savoir : faut-il une discrimination positive dans le contexte mauricien qui est complexe et qui peut être perçu comme du favoritisme ? Doit-on favoriser ceux qui sont au bas de l’échelle à travers le ciblage ? C’est ce qui fait que le système est toujours maintenu et que ceux qui sont dans la marge peinent à en sortir. Ceux qui ont accès au savoir, au pouvoir et à l’avoir continueront à bénéficier.

Les recommandations de la Commission Vérité et Justice sont-elles mises en œuvre convenablement ? Quel en est votre degré de satisfaction?

Chaque nouveau gouvernement reconnaît de bonne foi qu’il y a un problème et qu’une catégorie est à la traîne. Il faut faire quelque chose. En même temps les initiatives mises en oeuvre ne touchent pas au cœur du problème. Il faudrait d’abord sortir des représentations qui disent « ki kreol pares, kontan amize et profite ». Il faut casser cela.
Ensuite, il y a l’éducation. Il faut cesser avec un système qui fait que ceux qui savent connaîtront toujours et ceux qui ne savent pas le seront encore plus – un système élitiste. Ce sont les mêmes qui seront lauréats, les mêmes qui auront cinq Credits et les mêmes qui seront dans les Extended Classes et dans les ghettos.

Maintenant pour passer dans les méandres des cas qui arrivent à faire justice, c’est un autre chemin. Or, beaucoup se demandent pourquoi les descendants d’esclaves n’arrivent pas à obtenir de l’emploi au gouvernement ? Ne serait-ce que comme General Workers, attendant ou laboureur ? L’esclavage a été aboli mais l’exploitation, la discrimination et la marginalisation se perpétuent sous d’autres formes.

Le défi est immense. L’Église a sa part mais il fait déjà sa part. La République, voire l’État, a une grande responsabilité vis-à-vis de tous les citoyens mauriciens et de tous les enfants qu’elle doit traiter sur un pied d’égalité et les regarder avec le même regard. Comme un bon chef de famille, il lui revient d’accorder une attention spéciale à ceux qui sont derrière et leur donner la possibilité de se rattraper.

Ne faut-il pas reconnaître qu’il y a des choses qui ont été mises en place dont le musée intercontinental de l’esclavage dans lequel vous êtes partie prenante ?

Des choses ont été mises en place sous la pression des personnes concernées. Le CDPF a beaucoup lutté pour la création de musée à l’hôpital militaire. Cela ne s’est pas produit comme cela. Il a été précédé d’un combat. Maintenant il faut le créer et générer notre apport. Je fais partie du conseil d’administration. Comme vous le savez, une aile est déjà opérationnelle. Elle a été restaurée dans les murs et peut abriter des expositions et des évènements. Nous nous attelons à faire une exposition permanente qui permettra un parcours du visiteur. Cela prendra quelques années.

Nous prévoyons bientôt une exposition pour marquer la commémoration du tricentenaire du débarquement des premiers esclaves. Nous commémorons également le bicentenaire de l’exécution de Ratsitatane en avril. Une exposition retraçant le parcours de Ratsitatane est prévue. Éventuellement la pièce de Ratsitatane sera rejouée.
Le musée abritera des événements et des expositions temporaires mais sa mission principale est de faire une exposition permanente lorsque nous aurions réhabilité deux autres ailes.

Est-ce que le musée intercontinental de l’esclavage permettra de créer une identité nationale ?

C’est quoi une identité. Une terre, une langue et notre couleur. Les enfants des esclaves sont nés ici sur cette terre. Ils sont arrivés avec les Hollandais et au départ de ces derniers il y a eu une République des marrons. Les esclaves ont apporté une langue au pays, la langue créole qui est intrinsèquement liée à notre identité.

Aujourd’hui, les descendants des esclaves, les créoles, sont également les métisses. Je le suis moi-même. Mon ADN contient une part d’Afrique, de Madagascar, d’Inde et le reste vient de partout. Celui qui a le moins le réflexe communal est le créole parce qu’il est multiple.  Je ne sais pas comment on peut réaliser un musée sectaire. L’histoire d’esclavage est une histoire partagée et ne se limite pas aux créoles et aux Blancs. Il y a aussi la part de l’Inde et de la Chine.

Ce musée fera sortir de l’ombre la face cachée de l’histoire de l’esclavage certes mais tous les Mauriciens qui entreront dans ce musée se retrouveront. C’est un point primordial et central dans sa conception. Celui qui entre dans ce musée doit se sentir invité et accueilli. Chaque Mauricien doit pouvoir dire « se nou mize, nou lespwar » et doit pouvoir se retrouver comme Mauricien. Ce musée a été construit dans un hôpital, qui est un symbole fort porteur de l’idée de Healing Way. Les murs de cet hôpital, construit par Mahé de Labourdonnais et ses esclaves, nous parlent. C’est pourquoi nous les avons rétablis dans son état initial.

La messe du 1er février sera dite à l’intérieur d’une église avec dix personnes. Quelle est la raison derrière cette initiative ?

Compte tenu des contraintes et restrictions qui nous sont imposées, il était impensable que cette messe soit célébrée en dehors d’une église. Or il y a une incohérence particulièrement embarrassante lorsqu’on nous impose une jauge de 10 personnes pour les messes. Dans le même espace, nous avons le droit d’accueillir 50 personnes pour les mariages et les enterrements.

Nous avons décidé pour cette messe solennelle de rester en conformité avec les restrictions et d’organiser une messe avec dix personnes. Ce qui fait que nous ne serons pas en mesure, cette fois, d’avoir des invités. Ce qui fait qu’il n’y aura pas d’invités officiels ou de journalistes à l’intérieur.  La messe sera toutefois retransmise sur Facebook par CAPAV.
Nous comprenons qu’il fallait avoir un encadrement légal pour gérer la pandémie. Il semble que les décideurs ont dépassé le cadre. Dans une société comme Maurice, les questions concernant les langues, les cultures et la religion sont très sensibles. Dans l’Église catholique, nous avons notre tradition et nous avons choisi de ne pas donner la parole au politicien sur la base d’un principe que nous a enseigné le cardinal Margeot : il ne faut pas que les prêtres fassent la politique partisane.

De même que le religieux dans un État séculier ne s’ingère pas dans l’espace-temps du politique, de même, le politique ne doit pas s’ingérer dans l’espace-temps du religieux. Le politique a le droit d’introduire un cadre légal mais ne peut pas faire le choix des cérémonies que le religieux doit célébrer. Il revient aux religieux d’organiser et de faire respecter les restrictions sanitaires dans son espace-temps. Ce n’est pas le rôle du politique.

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