Michel Jourdan
Depuis 500 ans déjà, les habitants des pays de la Scandinavie nourrissent la légende des lemmings, connus pour leurs pulsions suicidaires. Bien entendu, il ne s’agit que d’une histoire visant à alimenter le folklore local, ces petits rongeurs de la famille des campagnols n’ayant pas particulièrement envie d’en finir avec la vie. Et pourquoi le voudraient-ils d’ailleurs ? Après tout, toutes les espèces ne sont-elles pas génétiquement programmées pour se multiplier et se répandre dans la zone géographique la plus élargie possible ? Sans quoi le suicide collectif serait semblable à un « bug » inscrit dans les lignes de codes de Dame Nature, un « virus » introduit dans la programmation du vivant. Il semblerait pourtant qu’une espèce de l’ordre animal signe l’exception à la règle : l’homme (et l’on ne parle évidemment pas ici des suicides orchestrés par quelconque secte). Comment, sinon, expliquer notre passivité face à l’urgence planétaire, notamment environnementale, si ce n’est bien sûr par notre goût immodéré pour l’autodestruction ? Car les faits parlent d’eux-mêmes, tout autant que les avis d’experts, armés pour leur part de ces chiffres que nous affectionnons tant. Mais rien n’y fait. Bien au contraire, au vu de notre propension, malgré les nombreux avertissements, à volontairement confondre l’accélérateur avec la pédale de frein.
Malgré cela, l’hypothèse de l’effondrement de notre civilisation – centrée sur la destruction physique de notre habitat, mais pas seulement – fait de plus en plus d’émules, y compris dans les hautes sphères des États. Ainsi certains se seront-ils étonnés d’entendre, en juillet dernier, le Premier ministre français se poser publiquement la question de savoir « comment faire pour éviter que notre société humaine n’arrive pas au point où elle serait condamnée à s’effondrer ». En cause : notre croissance économique et démographique, bien que toutes deux soient intimement liées. Le problème est que l’essentiel de notre société contemporaine est bâti sur la production d’hydrocarbures. Aussi, la raréfaction progressive de pétrole aura inévitablement, dans un avenir relativement proche, des conséquences désastreuses, hormis bien sûr les coups portés depuis des décennies au climat. Ce qui explique qu’ils soient si nombreux aujourd’hui à mettre l’accent sur l’importance de préparer le déclin de notre civilisation thermo-industrielle. D’autant que, selon eux, nous pourrions, d’ici 2035, devoir faire notre deuil de l’Internet et de notre alimentation électrique, si ce n’est que de manière intermittente. Sans parler de l’accès à l’eau potable et aux besoins alimentaires de base.
Leurs argumentaires ne font cependant pas long feu face aux lobbys de notre monde de consommation. « Quelle importance de préparer le déclin ? » se questionnent donc beaucoup, persuadés que le problème, « s’il surgit », sera forcément vite résolu par nos têtes pensantes, se demandant dès lors pourquoi ils changeraient leurs habitudes. Autant de marqueurs consternants d’un irresponsable déni contre lesquels nous ne pouvons finalement pas grand-chose.
Pour un nombre de plus en plus conséquent d’acteurs éclairés, à l’instar de l’ex-ministre français de l’Écologie Yves Cochet, la chose est pourtant entendue : il ne fait aucun doute que cette crise systémique est imminente, étant en effet « trop tard » que pour inverser la vapeur. Ne reste donc plus qu’à « limiter la casse ». Malheureusement, l’appareil décisionnel mondial semble atteint d’une paralysie intellectuelle chronique, dont ne sont même pas épargnés les politiques les plus « green ». Une démarche, ou plutôt sa totale absence, d’autant plus désolante que l’heure n’est plus à la demi-mesure, le réformisme énergétique, pour ne citer que ce seul item, devant être plus radical, et plus seulement douillettement calfeutré entre les innombrables paragraphes de semi-accords, y compris celui de Paris, devenu depuis 2015 une référence résolument trompeuse.
D’où la question : à défaut de temps – puisque nous n’en avons plus –, aurons-nous au moins l’intelligence de réagir ? En d’autres termes, comment éviter le pire ? Rien de plus facile : en nous y préparant déjà ! Pablo Servigne, coauteur de Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), l’explique à sa manière : « Quand on vous diagnostique un cancer, vous devez l’accepter pour pouvoir vivre le reste de votre vie, et peut-être améliorer votre état. On doit faire la même chose au niveau sociétal. » Reste que les populations ne semblent, pour l’heure du moins, pas encore prêtes à accepter l’état métastasé du monde dans lequel nous évoluons. Autant dire qu’à terme, les séances de « chimio » risquent d’être tout aussi douloureuses qu’inefficaces.
Alors, rejoindrons-nous un jour le triste club des espèces disparues ? L’espèce humaine survivra-t-elle à ses propres aberrations ? La réponse dépendra de notre aptitude à sacrifier notre zone de confort pour un retour aux valeurs intrinsèques du développement de toute espèce. Au cas contraire, nous irons droit au suicide. Et cette fois, ce ne sera pas une légende !