Ankara 1998. Tony Watkins, architecte néo-zélandais, m’interpelle: « So, you come from a pink country too! ». Ces pink countries faisaient tous partie de l’Empire britannique. Je me souviens alors, enfant, des heures passées au collège à colorier les cartes du monde sous l’œil vigilant de M. Murday, notre professeur de géographie. Nous terminions invariablement par Maurice en appuyant fièrement la pointe du crayon rose sur l’île. Un point suffisait. Aujourd’hui encore, comme tout Mauricien, ma première tâche en ouvrant une mappemonde est de situer Maurice.
Loin du pays, le regard s’affine. Le recul donne un point de vue différent. C’est au cours de chacun de mes voyages que j’ai peu à peu découvert ce que nous sommes et ce que je suis. Ce n’est qu’en arrivant à Marseille pour mes études en 1973 que j’ai pris conscience de ma part asiatique. Beaucoup me voient vietnamien, y compris les Chinois et Indochinois. Expliquer la diversité de l’île Maurice dans les années 70 était compliqué et ajoutait à la confusion. Plus tard, lors de mes promenades à Paris ou à Londres, je répondais au salut respectueux des Japonais qui me prenait pour l’un des leurs de peur de les décevoir. À Tokyo, les habitants se sont adressés à moi directement en japonais et, à Beijing, ils m’ont demandé si je savais manger avec des baguettes ! Ma part « chinoise » ne s’est jamais affirmée d’elle-même. Des années plus tard, j’ai interrogé mon père et me suis progressivement intéressé à cette part de mon identité. Il m’a appris à apprécier la différence entre le thé vert et le thé blanc, à manier les baguettes, à trouver le fragile équilibre entre yin et le yang, à aimer cuisiner, et il m’a surtout transmis ce désir d’entreprendre, de prendre des risques et de never give up. Ce métissage de sang et de culture est pour moi le plus beau cadeau que j’ai reçu de Maurice. Une aptitude à devenir un citoyen du monde.
Mais pour nous Mauriciens, notre origine n’est qu’une partie de notre histoire. Les Anglais nous ont laissé la conduite à gauche et le « five o’clock tea ». Notre façon de penser est restée liée à la langue française à travers les médias. Pragmatisme anglo-saxon et « French Touch » sont souvent perçus comme un héritage de valeur, mais parfois aussi comme une cicatrice. Le patrimoine architectural du pays est même parfois ressenti par certains comme une « gueule de bois » coloniale.
Cette tendance à met enn dialog sans fin, à conter, raconter, fabuler et ne jamais pouvoir dire non, à agrémenter un délicieux mensonge d’un sourire est en fait une épreuve, un désir, sinon un instinct de survie dans une société où tout doit être embelli pour mieux vivre avec la réalité, comme un instinct de base pour rester vivant et lucide. C’est la recherche d’une consolation dans les mille et un plaisirs de la vie, là où elle se trouve – dans la rencontre et la reconnaissance, avec et au milieu de tous. C’est une façon de déjouer le destin, l’amadouer, le désarmer, l’empêcher d’œuvrer contre nous. C’est l’éloge sublime du traceur, ce Mauricien incarné. Tel ce jeune, armé de son plus beau sourire qui arpente les plages et fait la conversation aux touristes en quatre ou cinq langues pour vendre des paréos « fabriqués artisanalement » par sa cousine et qui saura négocier en euros et rendre la monnaie en dollars avant de proposer tout un éventail de services au nom d’un cousin bien placé.
Ce Mauricien, je l’ai croisé partout dans le monde. Nous, Mauriciens, avons cette faculté extraordinaire de reconnaître au milieu d’une foule en mouvement celui ou celle qui, sans l’ombre d’un doute, est un enfant du pays. Il porte en lui un je-ne-sais-quoi qui trahit son origine : est-ce sa démarche, son look, son attitude, son regard ? C’est probablement son regard, car lui aussi, m’a repéré et instantanément nos yeux ont communiqué et échangé ce que mille paroles ne sauraient dire. Il sait !
Et quand je lui pose la question : Ou morysien ? Sa réponse me fait sourire : « Kouma ou kone? ». Je n’invente rien en parlant de la solidarité worldwide de cette magnifique diaspora mauricienne. Du jeune couple de Saint-Louis du Sénégal, à Armand de Manille, des deux sœurs de Gibraltar au chef du meilleur restaurant de la Nouvelle Orléans, de Manfred de Sydney au prêtre de Buenos Aires, de Ved à Paris, de Jaya à Londres, de Jovind à Helsinki et de Tommy à Singapour. Ils sauront tous évoquer ce lien invisible qui les lie à leurs compatriotes malgré les distances et les longues années de séparation. Il y a des Mauriciens dans le monde entier, mais peut-être pas assez à Maurice…
Pour ma part, ces quelques mots se veulent être un remerciement à mon pays pour ses 50 ans. Maurice m’a tout donné. Chaque fragment de mon identité-fusion m’a comblé le long de mon plus beau voyage, celui de la vie. L’Asie m’a donné une part de sa culture, m’a appris la réserve, la retenue. L’Europe m’a éduqué, a conjugué le pragmatisme anglo-saxon à l’exubérance française et à sa joie de vivre. L’Afrique m’a porté, adopté et m’ouvre aujourd’hui les portes d’une sagesse insoupçonnée. Eric Orsenna dirait « Un tel périple qui vous transporte d’un bout à l’autre de la planète ne peut s’entreprendre sans complices. » * Mes complices sont tous ces amis d’ailleurs qui m’ont ouvert les yeux et ont permis cette connexion au monde pour découvrir la richesse unique d’être né mauricien. Cette diversité que nous portons, loin d’être un handicap, m’a porté très loin, plus que tous les diplômes. C’est notre aptitude à nous adapter à tout et partout qui fait de nous, Mauriciens, des citoyens du monde à part entière dans une île-monde en miniature. À vous tous, je vous remercie de mon métissage et de mon identité mauricienne. Quel beau cadeau !