« Flashback » montre une sélection d’une centaine de photographies que Jaffar Hussain Sobha a réalisées des années 1960 aux années 1980. Ce livre met à portée de main des instants de vie surgis du passé qu’il nous offre comme un support de méditation. Il peut être ouvert à tout moment pour faire réfléchir sur l’évolution du pays, ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu… L’art photographique est une passion chez Sobha, qui permet de « sauver de l’oubli ce que le temps dévore ». Mais surtout, son regard sur ce qui l’entoure est imprégné d’une tendresse et d’une pudeur qui confèrent à ces images des qualités à la mesure de la grande discrétion de leur auteur.
Un homme nous offre son dos, il est assis sur une meule en pierre qui a probablement servi à moudre le grain ou la canne, convertie ici en table de fortune abandonnée au plein air. Le rebord rond de son chapeau répond à la forme arrondie de la pierre taillée sur laquelle il s’est posé. On croit deviner que cet homme regarde le panorama sur la baie de Rivière-des-Galets, où la mer étale ses nuances grises. Cet homme assis pour contempler devient notre intermédiaire, un anonyme par lequel nous regardons le même panorama. Il se dégage une élégance simple de la composition de cette image dans laquelle le temps paraît suspendu. Le tracé en pointe de l’autre rive de la baie pour horizon, les marques du passage de véhicules qui viennent vers nous, une silhouette au loin qui va peut-être emprunter ce chemin. L’arbre avec la puissance de son tronc auquel est adossé un autre homme, de profil quant à lui, et l’ombrage de son feuillage font le contrepoint à l’infinie horizontalité de ce paysage et lui donne de l’assise. Cette image de Rivière-des-Galets qui ouvre le livre de Jaffar Hussain Sobha nous rappelle que ce bonheur simple, gratuit et accessible à tous, qui consiste à s’arrêter quelques minutes pour contempler la mer, est possible. L’image date de 1968. Elle ne porte aucune construction humaine, et il y a fort à parier qu’il soit beaucoup plus difficile aujourd’hui de trouver de pareils lieux, sans villas et autres hôtels pour véroler la vue… Mais gageons tout de même qu’il existe encore en 2018 quelques endroits, beaucoup plus rares, où le promeneur peut s’offrir ce plaisir du regard silencieux, recueilli.
L’éditrice Pascale Siew a découvert les photographies de Jaffar Hussain Sobha il y a quelques mois lors d’une exposition commanditée par un groupe de presse, qui a créé un événement pour célébrer les 50 ans de Maurice. La nécessité d’offrir une continuité à ces images à travers un livre s’est imposée à elle parce qu’elles racontent l’île Maurice aux lendemains de l’indépendance avec une telle tendresse qu’il semblait inconséquent, voire cruel, de les cantonner à la fugacité d’une exposition temporaire.
Dans ce pays où l’industrie cinématographique est trop balbutiante pour nous raconter ces images qui nourrissent la mémoire collective. Elles rappellent à notre souvenir des sites qui n’existent plus aujourd’hui, à l’instar de l’imprimerie du gouvernement ou du superbe bâtiment de la municipalité de Port-Louis avant que le béton n’impose sa loi. Elles racontent l’évolution de nos modes de vie, à travers des artisans, des métiers anciens, et aussi par exemple avec le train qui animait nos villes et que nous tentons aujourd’hui de faire revenir, dans la douleur. Mais surtout, ces photographies mettent les Mauriciens au cœur de l’action, des hommes, des femmes et beaucoup d’enfants qui semblent fasciner l’auteur, par leur vivacité et leur apparente innocence. Ils étaient l’avenir.
Que nous disent ces enfants qui jouent, qui achètent des glaces, donnent un coup de main aux adultes, pêchent, nagent ou font leurs devoirs ? Une certaine idée du “vivre-ensemble” qui n’est plus la même aujourd’hui avec l’individualisme numérique. Jaffar Hussain Sobha les montre en effet très souvent groupés, autour d’un gâteau d’anniversaire, en train de faire la ronde ou de se livrer à quelque bataille « à cheval ». On est frappé par la chaleur qui se dégage de leurs activités, par leur sens du groupe, et lorsque le photographe dresse un portrait, il semble interroger le temps, sonder au fond de leur regard ou dans leur expression l’infinitude de leurs espoirs, tout en contraste avec nos jeunesses blasées et angoissées par l’avenir le plus souvent.
Quelques extraits du livre de Jean-Clément Cangy, Ruelle de bonne espérance, ajoutent à la délicieuse nostalgie de ces images, en racontant des habitudes d’antan et des souvenirs d’enfance. Seuls les lieux et dates de réalisation sont précisés à côté des photographies, nous laissant le loisir de leur donner le sens que nous voulons.
Mais parfois, des légendes plus explicatives sur les habitudes du passé auraient alimenté encore davantage l’imagination des lecteurs. Des vallons à perte de vue, couverts de cultures, un hameau en bois et tôle, une modeste maison au toit de chaume ou encore cette vue plongeante sur Bois-des-Amourettes inondé de soleil nous rappelle les vertus du noir et blanc, qui ne souffre pas des faiblesses de composition tandis que la couleur tend à les masquer. Un panorama sur la Rivière des Lataniers, à Vallée-des-Prêtres, fait prendre la mesure de la plus célèbre berceuse de Maurice. Toutes les dhobee de Port-Louis semblent s’être données rendez-vous avec leurs enfants dans les eaux de cette rivière, qui sillonne une vallée aux allures enchanteresses avec sa couronne de montagnes.
Ce livre raconte aussi une époque où les salles de cinéma étaient prises d’assaut par les foules, comme le Luna Park sur l’une d’entre elles. Loin de figurer dans chaque foyer, la télévision était l’objet d’une activité collective où l’on se rassemblait dans la rue pour la regarder… Parfois, le temps s’arrête sur un événement, comme les lendemains du cyclone Alix, où Port-Louis, ses bâtiments et ses docks avaient été mis à sac par les vents. Ces événements climatiques font partie de notre mode de vie, mais s’il est dans ce livre un moment véritablement unique et exceptionnel, c’est bien ce rassemblement d’hommes, la nuit venue, unis par la même cause… Le slogan “Vive l’Indépendance” s’élève au-dessus de leurs têtes. Leurs expressions et leurs regards sont graves et longs, comme s’ils exprimaient un désir trop profond et ancien pour s’épuiser dans l’exubérance de la liesse. Cette gravité donnait la mesure de l’événement, un des plus décisifs de notre histoire, et de tout ce qu’il y aurait à construire désormais.