Un bras de fer oppose actuellement quelques familles du village du Morne à Agathe Desvaux de Marigny, une habitante de la région. Figure très connue au Morne, elle est aussi la directrice d’une société, Le Petit Morne Ltée, propriétaire d’un terrain de 43 arpents situé derrière le village. Ce terrain est revendiqué par des familles affirmant qu’il appartenait à leurs ancêtres, esclaves, et s’y sont installées. L’affaire a été portée devant la Cour suprême et en 2015, la justice tranche en faveur d’Agathe Desvaux de Marigny. Mais le jugement n’a pas pour autant dissuadé les occupants, d’autant que quelques années auparavant, la Commission Justice et Vérité mettait en lumière l’imbroglio que représente le cas des revendications des terres par des descendants d’esclaves s’estimant lésés. Des familles continuent à s’approprier des lots à La Fourche. Dans notre édition du 20 janvier dernier, elles expliquaient leurs motivations et parlaient de résistance. Agathe Desvaux de Marigny était alors absente du pays. À son retour, elle n’a pu que constater des dégâts causés sur un container installé sur place pour accueillir le bureau de son organisation, ADM, mise sur pied pour transformer La Fourche en ferme écologique. ADM a bénéficié d’un fonds de 9 918 dollars canadiens du Canada FUND for Local Initiative pour mettre en place ce bureau. La directrice du Petit Morne Ltée poursuit six personnes en cour ce jeudi pour avoir saccagé les structures de l’ONG et les a disqualifiées de son projet par leur comportement violent. Entre-temps, la projection du documentaire Les routes de l’esclavage de la réalisatrice Fanny Glissant, qui n’est autre que la nièce du célèbre poète martiniquais Édouard Glissant, à Cotteau Raffin il y a une semaine, n’a fait qu’attiser le conflit entre des habitants du village et la directrice d’ADM, également organisatrice de cette initiative. Dans cet entretien, Agathe Desvaux de Marigny donne son point de vue sur ce conflit qui, selon elle, est au détriment d’un projet écologique pour le bien d’une centaine de familles.
Il y a eu un jugement de la Cour suprême émis en votre faveur sur la propriété d’un terrain de 43 arpents, dit La Fourche, au Morne. Malgré cela, il y a une occupation illégale des lieux par des familles. Parallèlement, au village, cette situation a créé une tension entre des habitants et vous-même. Qu’est-ce qui ne marche pas entre vous ?
Il y a un groupe de personnes réticentes au projet social qui doit se faire sur le terrain. Nous ne savons pas réellement pourquoi elles sont réticentes, car il n’y a pas de dialogue entre ces personnes et nous. Le projet est pourtant dans leur intérêt. Avant de le concevoir, nous avons demandé à Maya de la Salle-Essoo de faire une étude anthropologique et suite au rapport qu’elle a soumis, j’ai décidé de créer l’organisation non-gouvernementale Action Développement Le Morne pour lutter contre la pauvreté dans le village. Le terrain appartient à la société Le Petit Morne Ltée depuis 1986, acheté alors par mon père à M. Gambier. On y cultivait de la canne à sucre. Au décès de mon père, ma sœur et moi avons hérité du terrain. Et moi particulièrement la portion qui fait 43 arpents. Quand on a stoppé la culture de la canne, il avait été question d’un projet de développement RES, avec un aspect social. J’y tenais. Puis, nous nous sommes rendu compte qu’un projet touristique avec des villas n’était pas adapté aux bénéficiaires potentiels. Il n’allait pas leur redonner leur dignité. Nous avons donc développé un projet de permaculture et une coopérative. Cela m’a pris trois à quatre ans et pas mal d’études, pour finalement décider de ne pas aller de l’avant avec le projet de villas. Entre-temps j’ai créé mon ONG pour appliquer un plan social et avoir les fonds et des aides nécessaires à la concrétisation du projet social. Nous sommes présents sur le terrain. Nous avons mis un container de l’ONG sur place, mais suite à cela, il y a eu des représailles contre nous. Ils ont donné des coups dans le container, ainsi que dans mon téléphone. Nous avons essayé d’avoir des réunions avec les occupants. Mais nous n’arrivons pas à avoir un dialogue avec eux. Peut-être que dans le passé il y a eu des choses qui n’ont pas été faites comme il le faut. Mais aujourd’hui, on ne comprend pas pourquoi il doit y avoir autant de violence [ ] Mais comme nous ne pouvons dialoguer avec personne, pour l’instant nous avançons avec la loi. Maintenant, l’idée est de les régulariser
Régulariser ?
C’est-à-dire donner un lot, un titre d’occupation à certaines personnes qui sont sur ce terrain.
En contrepartie ?
Nous mettrons en place ce système social autour de la permaculture avec de nouveaux types de maisons, en consultation avec les bénéficiaires. Pour aller de l’avant avec le projet de ferme, il nous faut mettre de l’ordre sur ce terrain, où les foyers qui y sont déjà sont éparpillés, et faire une répartition de lots équitable. Nous avons prévu une centaine de lots.
Qu’en sera-t-il du cas des occupants qui vous contestent ?
Ceux qui font de la résistance, soit une dizaine de personnes, dont certaines ont marqué leur lot, on laisse la loi s’en occuper. Parce que nous, nous l’appliquons. Il y a des familles qui sont partantes pour le projet qui ne nous posent aucun souci. L’idée, j’insiste, n’est pas de donner un bail locatif de 99 ans à un bénéficiaire et se dire qu’ADM a atteint son objectif. Mais de travailler avec la communauté et d’accompagner les bénéficiaires et leur permettre de trouver du travail, une formation ou de travailler pour le projet de coopérative.
Sur place, à Week-End, ils ont expliqué leur présence par la légitimité que leur confère leur héritage ancestral, lequel est attesté par les observations de la Commission Justice et Vérité…
Le rapport de la Commission Justice et Vérité n’a pas force légale. La commission a fait des recommandations qui corroborent l’accompagnement que préconise notre ONG. La terre de leurs ancêtres et avant il y avait qui ? Quand je suis arrivée en 1986, mon père a acheté le terrain avec un titre de propriété [ ] Rien ne m’empêche de vendre ce terrain, au gouvernement, par exemple. Néanmoins, la porte du dialogue n’est pas fermée. Nous sommes toujours disposés à communiquer avec eux pour que nous puissions avancer calmement avec ce projet social. Je ne comprends pas pourquoi il y a autant de haine, alors que nous sommes en train de faire un projet de développement durable.
l Ils disent que vous n’avez jamais pu leur montrer votre contrat de terre…
Ils l’ont vu. Des arpenteurs de l’État ont été sur place. La Cour suprême n’aurait pas émis de jugement sans avoir vérifié à qui appartient ce terrain.
l Et ce sentiment — qu’ils disent avoir — de persécution par une riche héritière, le pot de terre contre le pot de fer…
Ce sont eux qui sont réfractaires à la communication et sont dans le combat. Je recherche le dialogue et eux non.
Il y a eu de nombreuses convocations en cour. Vous les poursuivez régulièrement…
Il y en a eu ce matin (ndlr : jeudi dernier) et il y en aura encore. C’est dommage qu’on ramène cette affaire sur un plan capitaliste. D’ailleurs, j’ai fait venir Fanny Glissant pour parler de cette thématique, et pour trouver un terrain d’entente et de réconciliation. J’aurais pu en effet agir dans l’optique du combat entre le pot de terre et le pot de fer. Mais ce n’est pas le but. On parle de « manifestation de colère », je suis habituée à la colère. Vous savez, même si on avait fait la projection du documentaire de Fanny Glissant ailleurs, dans le village, il y aurait eu des réactions.
Que répondez-vous à ceux qui pensent que votre ONG, ADM, est un écran pour de futures activités économiques ?
Vous savez, si demain je souhaitais faire d’autres projets, je pourrais. Mais acheter des personnes au village du Morne pour créer des activités économiques ne figure pas à mon agenda. Et même si j’aimerais développer d’autres projets sur d’autres terrains ailleurs, en quoi cela dérangerait ? Nous avons besoin de développement et avons besoin de vivre. Le projet de ferme écologique n’a aucun lien avec d’autres projets de développement, si ce n’est l’éventualité d’une coopérative. La ferme aura à écouler ses produits. Ce n’est pas parce que je suis une “riche héritière” que je n’ai pas besoin de vivre. Pour l’instant, mon objectif est la création d’une ferme organique. Et même si à l’avenir je m’engage dans un autre projet de développement, ce sera plus facile pour moi d’injecter des fonds dans l’ONG pour aider ses bénéficiaires. Il faut savoir que l’argent de la location du bail ne me reviendra pas, mais à l’ONG, laquelle investira dans des projets éducatifs et des formations.