Laurena Erriah (Business Development Manager, Ekium AMIO) : « La résilience de notre industrie passe par la décarbonation »

Laurena Erriah, Business Development Manager à Ekium AMIO, est convaincue que le développement économique de Maurice passera inévitablement par une coopération régionale renforcée. Elle est d’avis que l’efficacité énergétique doit également devenir un critère clé dès la conception des nouveaux bâtiments. Cela, en rendant obligatoire la réhabilitation des bâtiments anciens afin d’éviter les consommations excessives. Et pour le résidentiel, elle mise sur une architecture bioclimatique, tout en insistant sur une bonne planification urbaine qui limite les îlots de chaleur, notamment dans les Smart Cities. Son message est que la décarbonation du secteur de la construction ne doit pas être perçue comme une contrainte, mais comme une opportunité d’innover, de repenser nos méthodes et de bâtir des villes plus durables et résilientes. Elle considère cela à la fois comme un défi majeur, mais aussi comme un levier essentiel pour un avenir plus soutenable.

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Laurena, vous êtes la seule femme directrice d’un bureau d’études techniques dans le bâtiment à Maurice, et vous êtes actuellement une des rares femmes ingénieures structures. Pourquoi ce choix de carrière et à quoi se résume votre parcours ?
Je dirais que c’est plutôt le parcours qui m’a choisie. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours eu un penchant pour les sciences et l’environnement dans lequel j’ai évolué m’a naturellement encouragée à poursuivre dans cette voie. Ce n’est que plus tard, au moment de choisir mes spécialisations durant mes études universitaires, que je me suis tournée vers le domaine de la construction et du bâtiment.
Contrairement à ceux pour qui leur vocation était une évidence, mon orientation professionnelle s’est, quant à elle, dessinée au fil du temps. Mon parcours académique a été plutôt classique : des études secondaires dans un établissement public, suivies d’une licence en sciences pour l’ingénieur dans une université en France. Ce qui a été vraiment enrichissant, c’était le fait de quitter mon pays à 18 ans, de prendre mon indépendance et de démarrer ce qui était pour moi une nouvelle vie d’adulte, loin du cocon familial.
Lors de ma dernière année de licence, j’ai eu l’occasion d’effectuer un stage dans un bureau d’études techniques. Cette première expérience professionnelle m’a fait découvrir le monde du bâtiment. J’ai trouvé cela tellement satisfaisant, de voir les étapes par lesquelles un projet de construction doit passer avant que le bâtiment sorte de terre. En discutant avec plusieurs personnes, dont mes professeurs et d’autres étudiants, j’ai compris qu’une maîtrise était essentielle pour exercer en tant qu’ingénieur en France. J’ai donc pris les devants et décroché un master en apprentissage, avec le soutien de l’entreprise où j’avais effectué mon stage de licence. Je dirais que mon parcours s’est construit au gré des opportunités et des rencontres.
À la fin de mes études universitaires, l’entreprise qui m’avait formée m’a proposé un poste d’ingénieur structures. C’est ainsi que mon parcours professionnel a démarré. Après dix ans en France, j’ai ressenti le besoin de revenir à Maurice, de contribuer à l’économie locale et de faire évoluer l’industrie. Un choix surprenant pour certains à l’époque, car pratiquement personne ne revenait après ses études, ou encore moins après avoir décroché un contrat d’embauche. Cela se fait un peu plus couramment aujourd’hui je pense – et c’est très bien d’ailleurs !

Vous êtes sur tous les fronts (France, Madagascar, Réunion, Maurice). Comment votre leadership mené d’une main de fer, avec une touche féminine, vous aide-t-il à conduire vos projets au succès ?
Je ne dirais pas que je pilote mes projets d’une main de fer… mais peut-être faudrait-il poser la question aux équipes avec lesquelles j’ai travaillé, elles pourraient avoir un avis différent ! Cela dit, je suis convaincue que le développement économique de Maurice passera inévitablement par une coopération régionale renforcée. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’être sur tous les fronts, comme vous le soulignez.
Ma touche féminine se traduit avant tout par une reconnaissance des talents qui m’entourent. Cela signifie aussi accepter que nous ne pouvons pas tout faire seuls, d’où l’importance de s’entourer des bonnes personnes, celles qui ont l’expertise nécessaire pour faire avancer les projets. Les succès dont je suis la plus fière sont souvent ceux où la collaboration entre spécialistes a été fluide. Cela implique de jongler avec des différences culturelles, des rythmes d’exécution variés et des attentes parfois divergentes en matière de résultats… En somme, tout ce qu’un manager – homme ou femme – doit aujourd’hui être capable d’anticiper et de faciliter. Je pense qu’il est temps d’en finir avec l’idée qu’une femme doit adopter les codes masculins pour être prise au sérieux. Les mentalités et les lois ont évolué, et il serait dommage de perpétuer un management à l’ancienne, et donc patriarcal.

Vous évoluez dans le domaine de la construction de bâtiments à haute efficacité énergétique. Comment êtes-vous parvenue à maîtriser les rudiments de ce métier a priori destiné aux hommes ?
J’ai acquis cette maîtrise au fil des projets et de l’expérience. Au départ, je n’avais pas envisagé de me spécialiser dans l’efficacité énergétique du bâtiment. En début de carrière, on n’a pas toujours le luxe de choisir ses projets. Mais en consolidant mon expertise et en affinant mes choix constructifs, j’ai réalisé que personne ne proposait ces variantes énergétiques aux clients. Peut-être par manque de connaissances, de temps, ou simplement parce qu’il est toujours plus facile de reproduire les habitudes existantes.
Diriger ma propre entreprise m’a donné plus de liberté dans cette démarche. Pouvoir organiser des sessions de travail par projet, avec tous les interlocuteurs, y compris les décideurs financiers autour de la table, permettait de faire entendre ma voix et de défendre mes propositions. J’ai toujours évolué dans un environnement majoritairement masculin, et certains de ces hommes sont devenus mes mentors, voire mes associés. Ils m’ont fait confiance, non pas parce que je suis une femme, mais parce qu’ils reconnaissaient la qualité de mon travail et les résultats obtenus. Ils m’ont considérée comme leur égale, et c’est sans doute ce qui m’a permis de ne jamais me fixer de barrières dans ce métier.

Votre engagement en faveur du développement durable et de la transition énergétique a porté ses fruits. De quelle manière avez-vous réussi à imposer vos projets ?
Par la persévérance ! Cela n’a pas été facile, et le travail est loin d’être achevé. Nous avons énormément de travail à faire si nous voulons faire de cette transition un succès. Aucun changement n’aboutit s’il est imposé. Il faut non seulement convaincre les clients, mais également toute l’équipe projet. Car un projet n’est pas mis en œuvre par une seule personne, encore moins un projet de bâtiment, pour lequel le nombre d’interlocuteurs peut vite monter à 30, 50, voire plus pour des projets d’envergure. Il faut accepter que le projet avancera aussi vite que la personne la moins rapide de l’équipe. Il faut donc concentrer son énergie sur ce maillon pour la faire monter en compétence, au bénéfice de toute l’équipe.
Le plus difficile, c’est toujours le premier projet. Une fois abouti, il devient une référence, un modèle sur lequel s’appuyer pour les suivants. Il joue aussi un rôle clé pour rassurer les clients encore hésitants. Rien n’est plus convaincant que des résultats concrets : en matière de consommation énergétique, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Vous avez contribué à l’expansion commerciale d’Ekium AMIO en Tanzanie et à Maurice en convertissant des leads en transaction de plus de Rs 20 M. Quelle est votre stratégie comme entrepreneuse ?
Il est essentiel de rester concentré et d’établir une communication claire avec la direction sur la vision à court, moyen et long termes. La stratégie repose sur une approche ciblée : identifier les marchés porteurs et les bons interlocuteurs avant d’agir. Le relationnel joue un rôle clé. Les contrats ne se signent pas du jour au lendemain : il faut de la constance, surtout à l’international. Savoir relancer au bon moment, sans être trop insistant, est tout un art.

Quels sont les nouveaux marchés qui vous intéressent, et en quoi cela peut apporter un “boost” pour Maurice ?
Le premier marché clé est celui des énergies renouvelables. Bien qu’il ne soit pas nouveau, il reste essentiel pour réussir la transition énergétique. Maurice, avec son positionnement géographique et ses ressources, dispose d’un potentiel considérable qu’il faut exploiter pleinement.
Le second enjeu majeur est la transition numérique du bâtiment. Là encore, ce n’est pas un marché émergent, mais il devient impératif de l’adopter sérieusement si nous voulons nous positionner comme une référence régionale et exporter notre savoir-faire. Et il ne s’agit pas seulement de maîtriser des logiciels, mais d’intégrer toute une approche collaborative. Avec les avancées de l’intelligence artificielle, plusieurs métiers du bâtiment risquent de devenir obsolètes. À nous de nous adapter avant qu’il ne soit trop tard !

Ekium AMIO est un leader qui façonne l’industrie à Maurice en étant un acteur clé dans le domaine du contrôle technique et de l’ingénierie industrielle. Comment cette entreprise a-t-elle réussi un tel positionnement ?
Ekium AMIO existe depuis 20 ans, et cette longévité est en grande partie due à la capacité de son fondateur, Dominique Béchard, à se réinventer pour répondre aux besoins du marché. L’entreprise a débuté en offrant ses services à l’industrie sucrière, avant de se diversifier pour accompagner les industriels de tous secteurs. C’est grâce à cette capacité d’adaptation constante que l’entreprise a su assurer sa pérennité.
Dominique Béchard a également pris de nombreux risques, notamment en développant de nouveaux services, comme le traitement des nuages de points pour proposer la rétro-ingénierie. Ce service est aujourd’hui l’une des activités phares de l’entreprise. Savoir anticiper les besoins du marché et évoluer avec son temps est un défi que tous les entrepreneurs ne relèvent pas. Et c’est en partie pour cette raison que beaucoup échouent à pérenniser leur activité.

Il y a aussi la reconnaissance du savoir-faire mauricien et du positionnement stratégique de l’entreprise sur le continent africain. Est-ce à dire que votre clientèle apprécie la réactivité d’Ekium AMIO et ses tarifs compétitifs ?
Aujourd’hui, nous sommes sollicités dans plusieurs pays d’Afrique, où nous avons acquis une solide réputation dans la gestion et l’ingénierie de projets liés aux dépôts de stockage. Notre portfolio inclut des projets à Maurice, en Afrique de l’Est et en Afrique centrale, notamment au Mozambique, en Tanzanie et même au Congo. En effet, nos clients apprécient particulièrement notre réactivité, nos tarifs compétitifs et la qualité de notre travail. Nos ingénieurs, tous Mauriciens, sont capables de s’adapter aux exigences de chaque projet. Bilingues et forts de leur expérience, ils deviennent des interlocuteurs privilégiés pour nos clients.

Ekium AMIO a fêté ses 20 ans d’existence cette année, mais il y a encore des défis à mener. Quels sont les projets prioritaires ?
Le premier défi est de rester compétitif en termes de tarifs. Il s’agit ensuite de faire monter en compétences les équipes dans des secteurs stratégiques, comme l’énergie et la décarbonation. Nous devons consolider notre ancrage sur le marché local. Compte tenu de la nature concurrentielle du marché de l’emploi, il est essentiel pour Ekium AMIO d’attirer et de retenir ses talents.

Qu’en est-il de l’ouverture d’Ekium AMIO en Tanzanie pour rester compétitive tout en renforçant sa présence sur le continent africain ?
Notre bureau en Tanzanie est un positionnement stratégique en nous offrant un pied à terre sur le continent africain. Cela nous donne un accès à une main-d’œuvre compétitive, qui demande néanmoins une attention spéciale en termes de suivi et de formation. Nous y avons déjà complété un certain nombre de projets, et plusieurs autres sont en cours.

Comment rendre le secteur de la construction durable ?
C’est un vaste sujet qui mériterait une interview à lui seul ! Il impose une approche novatrice des matériaux de construction, car l’acier et le ciment ont aujourd’hui un impact environnemental énorme, et une partie infime de l’acier est recyclée pour être réutilisée. Il faut donc une meilleure gestion des déchets de construction sur les chantiers, avoir des chartes chantiers obligatoires conformes à la réglementation.
L’efficacité énergétique doit également devenir un critère clé dès la conception des nouveaux bâtiments. Il faudrait rendre obligatoire la réhabilitation des bâtiments anciens afin d’éviter les consommations excessives. Pour le résidentiel, nous devons favoriser l’architecture bioclimatique et, à une échelle plus large, veiller à une planification urbaine qui limite les îlots de chaleur, notamment dans les smart cities. Les solutions techniques existent, il ne reste plus qu’à les appliquer. Mon message est clair : la décarbonation du secteur de la construction ne doit pas être perçue comme une contrainte, mais comme une opportunité d’innover, de repenser nos méthodes et de bâtir des villes plus durables et résilientes. C’est un défi majeur, mais aussi un levier essentiel pour un avenir plus soutenable.

À votre avis, de quelle manière serait-il envisageable de positionner l’ingénierie mauricienne sur l’échiquier international ?
La concurrence est déjà bien présente, notamment avec l’Inde, qui propose des études d’ingénierie à des prix imbattables. Notre atout réside dans notre position stratégique, notre proximité avec l’Afrique et une main-d’œuvre bilingue. Pour en tirer pleinement parti, nous devons investir dans la formation des jeunes et leur offrir des perspectives d’évolution dans le milieu professionnel. Encourager les sciences dès le plus jeune âge, valoriser les talents et former les ingénieurs de demain sont des impératifs si nous voulons briller à l’international. Être ingénieur aujourd’hui ne se limite plus à la maîtrise du calcul, de la modélisation ou de la gestion de projet. Il s’agit aussi de développer une capacité d’adaptation, une logique de résolution de problèmes et une communication claire et précise. Ces compétences ne s’acquièrent pas uniquement en cours, mais surtout sur le terrain. Encore faut-il que les jeunes aient cette opportunité une fois en entreprise.

Qu’en est-il des enjeux environnementaux et économiques, en particulier la transition vers un modèle industriel bas carbone, qui fait d’ailleurs partie des ambitions d’Ekium AMIO ?
Lors de son 20ᵉe anniversaire, Ekium AMIO a réaffirmé son engagement en faveur de la transition industrielle vers des modèles bas carbone. Pour moi, il ne fait aucun doute que la résilience de notre industrie passe par la décarbonation. C’est un impératif si nous voulons assurer un développement durable de nos secteurs industriels et manufacturiers. Les défis sont nombreux : rester compétitif sur les marchés local et international, maintenir une croissance stable tout en conciliant transition énergétique et bas carbone, et moderniser le secteur pour le rendre plus attractif. Autant d’enjeux qui nécessitent une approche audacieuse et une mobilisation collective.

L’autre force d’Ekium AMIO est d’être l’unique bureau d’études en ingénierie industrielle dans l’océan Indien. Comment l’entreprise s’y prend-elle pour accompagner d’autres entreprises dans leur stratégie industrielle, tout en les aidant à piloter leur production ?
En 2024, Ekium AMIO a participé au programme, Lindistri dime de l’Association des manufacturiers mauriciens (AMM). Ce programme avait pour vocation de répondre à un besoin préalablement identifié auprès des entreprises membres de l’AMM. J’ai coconstruit le parcours, en collaboration avec l’AMM, en rassemblant une équipe d’experts d’Ekium France pour proposer des formations théoriques axées sur la performance industrielle, la digitalisation, automatisation et la robotique. L’idée était de montrer le potentiel d’amélioration accessible aux industriels mauriciens.
Les experts ont également visité plus d’une vingtaine d’entreprises, fournissant des pistes d’amélioration et des étapes clés pour réussir la transition vers l’usine 4.0. Lors de certaines de ces visites, j’ai constaté une problématique commune : la gestion des données, souvent archivées sur papier ou dispersées sur diverses plateformes. De plus, la gestion d’une main-d’œuvre de plus en plus rare, capable d’assister les machines, représentait un défi. Face à ces constats, j’ai travaillé avec l’équipe d’Ekium France pour développer une solution de digitalisation simple et accessible, que nous avons ensuite proposée aux entreprises concernées.

Le 8 mars, on célébrera la femme. Quel message souhaitez-vous véhiculer ?
Ne vous imposez aucune barrière ! Tous les métiers sont à notre portée, même si certains, ou certaines, vous disent le contraire. Croyez en vous et en vos capacités ! En cette Journée internationale de la femme, le thème de cette année est “Accelerate Action”. En lien avec ce thème, j’aimerais poser la question suivante aux dirigeants et dirigeantes d’entreprise à Maurice : que faites-vous concrètement pour promouvoir la diversité dans vos entreprises, dont les bénéfices sont désormais indéniables ? Les discours ne suffisent plus, il faut des actions !

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