Le littoral de Grand Sable, village du sud-est, est connu pour sa culture d’oignons. Jusqu’ici, celle-ci n’a pas été affectée par la sécheresse. Dans les champs, entre la route et la mer, des planteurs s’activent sous un soleil de plomb. Le temps d’une pause, ils nous racontent leur terre, un peu de leur quotidien, confient leur pessimisme quant à la relève.
Mohund Parsad, dit Raj Bissessur, 62 ans, étale des feuilles de canne à sucre séchées sur une rangée de jeunes pousses. Avec la sécheresse qui sévit, plus que jamais, la bonne vieille technique du paillage ne peut que faire du bien aux plantes encore frêles et qui viennent à peine d’émerger du sol. Le soleil brûlant de Grand Sable fait transpirer le planteur. Tandis que des perles de sueur ruissellent sur son visage, ses pieds nus, eux, semblent apprécier la température un peu plus rafraîchissante de la terre.
« Mes pieds ne craignent rien ! Ils ne sont pas en contact avec le fertilisant et les pesticides », affirme Raj Bissessur. À Grand Sable, les champs en bordure de route et à quelques mètres seulement de la mer sont naturellement alimentés par des nappes d’eau saumâtre. Ce qui donne au sol son aspect humide. Les grosses averses de la veille ont alimenté les « bassins » d’eau, comme disent les planteurs de la région.
Quelques pas plus loin, bottes aux pieds, Tomowtee Mungrah, 65 ans, penchée sur des brèdes songe, znlève de mauvaises herbes. Plus loin, les oignons poussent tranquillement. « Zame, zame… basin sek. Si ou ti vinn-la avan lapli tonbe, ou ti pou trouve kouma basin-la ti sek », dit Tomowtee Mungrah, 65 ans, également maraîchère. En période estivale, même quand la pluie se fait désirer, les nappes d’eau, dit-elle, ne sont pas complètement sèches. Les planteurs de Grand Sable, comme elle, comptent sur ces sources naturelles pour arroser leurs cultures.
« Avant, il y avait même un puits ici qui nous fournissait en eau potable », raconte Raj Bissessur, qui vend aussi sa production au marché de Mahébourg. La sécheresse n’a pas beaucoup affecté la culture d’oignons dans cette partie de l’île. La récolte a été plutôt bonne, variant entre 300 kilos à une tonne par cultivateur.
Telle une terre sacrée, celle de Grand Sable est unique aux yeux des cultivateurs. « Vous l’aimez cette terre, n’est-ce pas ? » : question que nous posons à Raj Bissessur. Après une profonde inspiration, sourire aux lèvres, le planteur aux pieds nus répond : « Ah oui ! Nou apel li mama-later, non ? » Terre nourricière, grâce à laquelle il a fondé sa famille, grandi ses deux fils, amélioré son confort. Raj Bissessur confie également qu’il porte sa terre dans ses prières. « Autrefois, les dames faisaient un pèlerinage dans le village. Elle marchaient, en fin d’après-midi, en récitant des prières et des chants pour que la pluie tombe. Leurs prières étaient exaucées. Aujourd’hui, elles sont âgées. Il n’y a plus personne pour prendre leur relève », se désole Raj Bissessur.
« Ici, nous n’avons pas besoin d’avoir recours à des camions d’eau », dit de son côté Maniram Mungrah, 69 ans, l’époux de Tomowtee. Les sources d’eau saumâtre font la particularité des champs d’oignons de Grand Sable. Cette caractéristique fait la fierté des planteurs rencontrés.
« Pena okenn landrwa dan Moris ki plant zonion kouma isi. Isi, se landrwa zonion mars », précise Ekwan Savetree, planteur de Grand Sable.
« Avant, explique Raj Bissesseur en balayant le sublime paysage, côté montagne, de la main, nou bann gran fami ti pe plant legim anba montagn. Sa bien lontan-sa. Mo ti ankor zanfan. » L’agriculture est dans les gènes. Maniram Mungrah et Raj Bissesseur suivent les traces de leurs parents. Et quand ils se sont mariés, il y a une quarantaine d’années, leurs épouses respectives les ont accompagnés dans les champs pour devenir leur inconditionnelles collaboratrices. La participation des femmes dans la culture maraîchère, à Grand Sable, a son importance. Elle est même indispensable.
« Elle n’a pas commencé à travailler dans la plantation au lendemain de notre mariage, confie Raj Bissessur, amusé en parlant de son épouse, Premila, mais disons deux ou trois mois plus tard. »
« Il faut comprendre cette terre pour la cultiver »
Tomowtee Mungrah et Premila Bissessur sont debout avant le lever du soleil, comme leur époux. Elles partagent leur temps entre les tâches domestiques à la maison et le champ qui se trouve non loin de leur domicile. Tous les jours, Tomowtee Mungrah et Premila Bissessur sont au champ à 6 h. « Je ne bêche pas la terre, c’est monsieur qui le fait », dit Tomowtee Mungrah en regardant le concerné. S’ils n’avaient pas leurs épouses à leurs côtés, ils auraient eu à employer des aides. Avec elles, c’est différent, ils leur font confiance. « Nous, nous n’avons pas de problème de main-d’oeuvre. Ce sont les grands agriculteurs qui doivent faire appel à des Bangladais pour palier ce problème. Apre, ou kone Banglade pa pou kapav konpran nou later kouma nou », affirme Raj Bissessur.
Quand on cultive la terre pour nourrir les autres, on s’accorde peu de répit. Les planteurs d’oignons en sont convaincus. « Pas de congé, pas de week-end pour nous. On est dans la plantation tous les matins. Les jours fériés et de fête, on s’accorde une demi-journée. Ce dimanche, nous irons chez ma belle-sœur à L’Escalier », dit Tomowtee Mungrah.
De retour chez elle avant midi, Tomowtee Mungrah va préparer le repas du déjeuner. Tandis que Premila Bissessur peut compter sur une aide. Aucun des quatre enfants des Mungrah n’a émis le souhait de prendre la relève de leurs parents.
« J’ai trois filles et un fils. Une de mes filles s’intéresse un peu à l’agriculture. Mais elle habite loin, à La Rosa », regrette la mère. Cette dernière garde espoir que ses petits-enfants accepteront de perpétuer la culture d’oignons. Chez les Bissessur, un des fils, infirmier dans un service hospitalier public, est régulièrement présent dans la plantation de ses parents.
« Il pourra sans doute s’en occuper après notre départ, il cultivera des légumes pour sa cuisine, mais pas pour en faire son activité principale. Mon autre fils m’aide quand il le peut », confie Raj Bissessur. « Il faut comprendre cette terre pour la cultiver », se fait-il un point d’honneur de rappeler avant de s’interroger sur l’avenir de son métier.
Il y a des oignons, des pistaches des brèdes…
Quand on lui fait remarquer que pas mal de jeunes se sont lancés dans l’agriculture, Raj Bissessur est d’accord. Mais, il ajoute : « Les jeunes ont des facilités pour contracter des emprunts bancaires en raison de leur âge. Ceux qui ont fait des études ou quitté leur métier de bureau pour devenir agriculteurs pratiquent de la culture en serre ou l’hydropinie, etc. » Et de poursuivre : « Avez-vous vu un chou cultivé dans ces conditions ? Depi kan lisou gro koumsa (ndlr : il étend ses bras) ? Depi kan gagn lisou tout long lane ? De nos jours il n’y a plus de saison pour les légumes. C’est comme le concombre, avec des graines qui poussent et qui rapportent en 40 jours, on en a à n’importe quel moment. Un chou du jardin doit changer légèrement de couleur à la cuisson. Autrefois, c’était ainsi. De nos jours les choux sont énormes et deviennent blanchâtres à la cuisson, ce qui n’est pas normal ! L’autre jour, on a cuisiné des bringelles de notre champ, elles avaient fondu, c’était un plaisir de les manger. »
Si les plus jeunes avaient emboîté le pas agriculteurs de Grand Sable, il y aurait eu encore plus de vaches et de cabris au village. « On en avait autrefois, mais on ne pouvait plus continuer à faire de l’élevage » explique Maniram Mungrah.
Raj Bissessur a récemment récolté une tonne d’oignons. Les Mungrah un peu moins, environ 600 livres. « Des cultivateurs viennent de tous les coins de l’île pour nous acheter des semis », explique Premila Bissessur, qui est rentrée chez elle plus tôt que son époux. Dans une pièce aménagée pour le séchage d’oignons, les précieux bulbes tapissent des étagères. Elles seront vendues progressivement. Si les oignons sont les premiers produits des planteurs de Grand Sable, pistaches, piments, brèdes, poireaux et autres herbes fines sortent aussi de la terre. « Mais pas le pâtisson », se désole Tomowtee Mungrah. « On a fait des essais. Les plantes ont fleuri, et c’était même très joli. Mais pas de pâtissons ! »
Pour protéger son terrain d’une superficie de quelques gaulettes (ndlr : la gaulette est une vieille unité de mesure agraire, terme encore utilisé par les cultivateurs du sud-est), comme elle le dit encore, Tomowtee Mungrah a fait installer une caméra de surveillance sur une pylone à l’entrée. « Akoz tro boukou voler », explique-t-elle. « Bann zanfan ki verifie video lakaz », dit l’agricultrice. De son côté, Raj Bissessur avoue n’avoir jamais été tenté par l’installation d’une caméra de surveillance. « Voler pou kokin enn tigit mem », dit-il. « Me komie kokin zot pou kokin ? »