— « Si pena sindika mo pa viv »
Jane Ragoo, figure emblématique de la lutte syndicale, s’accroche à la vie. Elle se bat contre le syndrome POEMS, un trouble sanguin extrêmement rare — dont la cause demeure inconnue — qui endommage les nerfs. Après une chimiothérapie intensive à l’hôpital Apollo de Mumbai en Inde, où elle a passé six mois, elle a subi une autogreffe de cellules souches hématopoïétiques. À 60 ans, Jane Ragoo, physiquement méconnaissable, qui ne peut marcher sans aide, fait montre d’une force extraordinaire. Dans ce bras de fer contre la maladie, la syndicaliste ne veut pas négocier. Même si elle n’a pas peur de la mort, dit-elle, elle veut vivre. Et le 10 août, c’est en fauteuil roulant qu’elle participera à une manifestation de son syndicat, la Confédération des Travailleurs du Secteur Privé (CTSP).
Vous êtes rentrée d’un très long traitement médical de Mumbai il y a trois semaines. Comment vous portez-vous à l’heure où nous nous parlons ?
Je suis forte dans la tête. Mais mon corps m’a abandonnée. J’ai envie de bouger… Il y aura une manifestation syndicale le 10 août. Ce ne sera pas évident pour moi d’y aller en fauteuil roulant. Mo ti pou kontan mo pe kapav marse normalman dan lalit-la, lor terin… Mo pa pou kapav fer sa pou lemoman. C’est extrêmement frustrant. L’origine inconnue de cette maladie est une autre frustration. Depuis que je suis de retour, je vis avec la frayeur que la maladie revienne. Si seulement je savais ce qui provoquait ce syndrome, j’aurais pu prendre un traitement préventif. J’ai peur. J’ai envie de comprendre cette maladie. Pour le moment, j’ai un répit de trois mois. En octobre, je commencerai un nouveau traitement pour éviter la récidive. Les médicaments ne sont pas disponibles à Maurice. Mon système immunitaire ne fonctionne plus.
À quel moment avez-vous pris conscience que vous étiez malade ?
Au mois de juin et de juillet, mon entourage me faisait remarquer que ma peau avait foncé. Je ne m’en inquiétais pas. Je maigrissais. Mais comme je n’avais aucune douleur et que je travaillais comme d’habitude, je ne faisais pas cas non plus de cette perte de poids jusqu’au jour où une personne m’a conseillé de faire des analyses, de peur que j’aie un cancer. La spirale des tests, sanguins, du cœur, de la tête, etc., avait commencé, me menant jusqu’au Dr Yovan Mohadeb, qui a préconisé une biopsie de la moelle osseuse, que j’ai faite à l’hôpital Candos. Sur ma glabelle et différentes parties de mon corps, je présentais des hémangiomes, qui ont été enlevés.
Comment s’est passé votre traitement en Inde ?
De janvier à mai dernier, pendant 16 semaines, j’ai fait des séances de chimiothérapie que j’ai plus ou moins bien supportées. J’ai maigri, je suis passée de 63 à 45 kilos. Par contre, je ne m’étais pas préparée pour la transplantation de cellules-souches autologues de moelle osseuse. On m’avait dit d’être patiente, courageuse et de prier. Quand on vous dit cela, vous vous dites que votre situation est assez effrayante. Me ki mo pou dir ou… Mo finn pas 21 zour martir. J’étais en isolement dans une salle glacée et aseptisée pour les besoins de l’administration du melphalan, qui est un médicament chimiothérapeutique. J’ai perdu mes cheveux au bout de 10 jours. J’en ai pleuré. Les infirmières m’ont proposé de me raser le crâne. Ce jour-là, mon fils, en signe d’amour pour moi, s’est aussi rasé la tête. J’aurais pu vous dire que j’ai perdu six mois de ma vie, mais ce n’était pas le cas, car j’ai beaucoup appris pendant cette période. J’ai su ce que c’était d’être une handicapée, en fauteuil roulant, et d’avoir le regard des autres posé sur soi. J’ai 60 ans, même si on me dit que je ne les fais pas, j’ai compris ce que pouvait ressentir une personne âgée et malade. En Inde, j’ai aussi mieux compris ce que voulait dire concrètement la care economy. J’en entendais parler pendant la période du Covid, mais je n’avais pas mesuré son ampleur et son importance. Les infirmières et le personnel non médical qui s’occupaient de moi avec une dévotion extraordinaire pour leur travail viennent des quatre coins de l’Inde. Issues de la migration frontalière, elles iront travailler en Angleterre. Vous voyez, nous ne sommes pas le seul pays à voir partir nos jeunes. J’ai pris la mesure de ce phénomène global.
Y a-t-il eu un moment où vous avez eu peur de perdre la vie ?
Oui, car dans la maladie j’avançais vers l’inconnu. Au départ, quand j’avais vu dans le regard interloqué des Drs Panchoo et Mohadeb de Candos, qui avaient été les premiers à suspecter la gravité de mon état, une certaine inquiétude, je savais que ça n’allait pas. Qui plus est, j’avais déjà perdu toute sensation dans mes doigts, je ne pouvais plus marcher. On a pris deux mois, entre les tests sanguins et la biopsie de ma moelle osseuse, pour poser un diagnostic sur mon cas. Lorsque le conseil médical tergiversait, parce que certains n’avaient pas jugé mon état grave, sur mon éligibilité à une prise en charge à l’étranger, ces deux médecins leur ont dit qu’après mes mains et mes pieds, ce sont mes poumons qui allaient être attaqués. Et que cela signifiait ma fin. Tout ce débat se passait devant moi, car je n’étais pas loin. Devant cette situation où le temps était compté, ma famille voulait vendre la maison, nos biens, pour me faire soigner à l’étranger. C’était en décembre. Un soir, pendant que j’étais assise devant la télé, perdue dans mes pensées, le journal diffusait ma déclaration sur le revenu minimum garanti à ma sortie du comité tripartite. Je me regardais défendre le salaire minimum avec hargne. Cela m’a fait presque bondir, je me disais qu’il n’était pas normal qu’on utilisât mon image pour défendre une mesure gouvernementale alors que ma vie était en suspens parce que le conseil médical ne s’accordait pas. Je n’allais pas rester tranquille. Reaz Chuttoo m’a soutenue. Le conseil a donné son accord, et en janvier j’étais à Mumbai. Mais je tiens à dire que j’ai foi dans l’hôpital public, sans lequel je ne serais pas là.
Comment entrevoyez-vous les mois à venir ?
J’ai décidé de vivre au jour le jour. Sinon mo pou plore, mo pou gagn sagrin… Il y a tellement de choses que j’ai envie de faire. Je planifie mes journées, car je dois avoir des objectifs. Si mo pa ti ena obzektif, mo asiz anplas mo atann lamor. Me mo kontan lavi e mo ador Moris. Actuellement, avec Reaz Chuttoo, nous organisons la manifestation du 10 août. De chez moi, je coordonne le travail qu’effectue une équipe de jeunes à mon bureau. Mais… si je dois partir, je suis prête. J’ai fait de mon mieux pour accomplir le bien. Je me suis consacrée à mon travail. Je me prépare, ici et là, pour l’au-delà.
Vous pensez à la mort ?
Oui, mais aujourd’hui je n’ai pas peur de mourir. Mais je ne suis pas pressée (rires), je voudrais voir mon petit-fils âgé de deux ans grandir et avoir d’autres petits-enfants.
Quel a été le moment le plus difficile que vous avez traversé dans cette épreuve, elle-même douloureuse ?
Affronter une maladie inconnue. Je vais vous avouer… à ce jour, il n’y a qu’un de mes médecins qui connaissait ma frayeur. Pendant mon traitement en Inde, je disais toujours à mes enfants que tout allait bien. Mo bizin for pou zot. Il y a eu aussi ces moments de vulnérabilité et de pudeur qu’impliquaient la transplantation et les soins qui m’étaient prodigués. J’étais complètement dépendante des infirmières et des aides. Apre, mo dir ki Bondie ti ena enn plan pou mwa. Mo finn dekouver boukou zafer.
Il serait sans doute inutile de vous demander si vous avez l’intention de mettre de côté le syndicalisme le temps de vous focaliser sur votre rétablissement, n’est-ce pas ?
Ayo, non ! Si pena sindika mo pa viv (rires) J’y suis depuis 40 ans. Je suis née dans le syndicalisme. Mon père, qui travaillait à la CWA, était le trésorier d’un syndicat. Il me racontait que j’avais huit mois quand il m’emmenait à la boulangerie où il tenait ses réunions. Plus tard, le hasard a voulu que j’atterrisse dans le monde syndical. J’avais postulé pour être policière, mais je n’ai pas été recrutée à cause de ma petite taille (rires). Même en Inde, hormis le temps de ma transplantation, j’ai travaillé pendant mon hospitalisation. Ce lundi, j’irai au bureau. Je serai en fauteuil roulant. J’y passerai une demi-journée. J’ai hâte. Je travaille de la maison. Je prépare notre manifestation du 10 août. Depuis deux semaines, la CTSP a lancé l’élaboration d’une base de données sur le profil des Mauriciens sans emploi que nous allons présenter au ministère de l’Emploi. À la CTSP, nous avons toujours défendu nos combats avec des données, des faits et des preuves. On nous dit qu’on ne trouve pas de Mauriciens pour travailler dans certains secteurs. Qui sont et où sont ces Mauriciens qui ne veulent pas travailler ? Combien de temps sont-ils au chômage ? Sont-ils déjà employés mais à la recherche d’un autre emploi ? Le ministère doit avoir ces bases de données. Ziska prezan mo pa ankor trouve nanie. Je n’ai eu de cesse de réclamer ces informations. D’autre part, avec la Private Recruitment Agencies Act 2023 Amended, qui a été légiférée et glissée tranquillement sous la Workers Rights Act pour permettre aux agents recruteurs d’être les premiers responsables des travailleurs étrangers, c’est une autre problématique qui va tourner en catastrophe. Et un énorme dossier qui nous est tombé sur les bras. Nous n’avons pas tardé à alerter les instances internationales sur le travail. Le Finance (Miscellaneous Provisions) Bill 2024 a été voté mardi, mais pas encore gazetted, il est encore possible de faire reculer le gouvernement.
Pourquoi craignez-vous la Private Recruitement Agencies Act ?
Il faut comprendre qu’à ce jour ce sont les compagnies qui doivent répondre des problèmes qui concernent leurs travailleurs étrangers. Avec cette Private Recruitment Agencies Act, les agences de recrutement auront l’entière responsabilité industrielle de la main-d’œuvre qu’elles ramèneront du Népal, entre autres pays. Le problème est que les agents recruteurs n’ont aucune notion de relations industrielles ! Je perçois ces agences comme des marchands d’esclaves ! Même si la loi stipule qu’il doit y avoir une joint liability entre les recruteurs et les employeurs, on sait que cela ne marche pas. Ces derniers se déchargeront de toute responsabilité, d’autant qu’ils verseront le salaire des travailleurs étrangers aux agences. Depuis la période du Covid-19, il y a 200 cas d’abus des droits des travailleurs étrangers chez nous que nous sommes en train de régler. Et cela ne se règle pas si nous ne faisons pas de pression sur le ministère. Qu’adviendra-t-il avec cette loi ? Au départ, le but de notre manifestation du 10 août était de réclamer l’accélération du réajustement salarial, mais là, il nous faudra aussi embarquer cette loi dans nos revendications ! Relativite saler pe bloke akoz sekter prive. Le lobby du privé est tellement puissant dans ce pays. Mais certains travailleurs sont des égoïstes, et je pèse mes mots, nous accusent de ne rien faire, comme pour le salaire minimum ! Eux se cachent derrière les réseaux sociaux pour nous critiquer. Quand vont-ils sortir dans la rue et manifester avec nous ? Nous avons besoin de la solidarité de tous les travailleurs. Je rappelle qu’il y a seulement 13% des travailleurs du privé qui sont dans le syndicat ! Reaz Chuttoo et moi-même avons fait nos preuves et nous allons continuer à nous battre pour le bien-être des travailleurs, c’est notre vocation.