Démotivation, fatigue, envie de tout plaquer pour aller vivre sur une île déserte ? Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas les seuls. Week-End publie depuis quelques semaines des études scientifiques faites dans le monde sur la jeunesse et autres. Cette semaine, nous partageons une étude menée fin 2022 sur le spleen post-Covid.
À l’appui de statistiques et d’observations, des chercheurs et scientifiques français et allemands se rendent comptent d’une sorte de séisme mental que la crise du Covid a accéléré. Les signes de ce reflux sur soi sont éclatants dans l’enquête Et Maintenant 2, établie sous l’égide d’un partenariat Arte/France-Culture, coordonnée de février à octobre 2022 par Monique Dagnaud. Les jeunes, eux, estiment pour la majorité que l’on a basculé dans le monde d’après avec la crise écologique.
Cette enquête par réseaux sociaux a permis de collecter des informations sur les comportements et les opinions de plus de 80 000 internautes de tous âges, dont 12 000 répondants en Allemagne qui ont fait l’objet d’un traitement spécifique. Cette population diplômée (chez les 25-39 ans ayant répondu, 92% ont un diplôme supérieur et 63% un diplôme de niveau master ou doctorat) se révèle majoritairement en phase avec l’offre politique de la gauche qu’elle soit radicale, modérée ou écologiste (68% des femmes et 56% des hommes votent toujours ainsi): son ancrage est celui de la «gauche culturelle». De l’enseignant au cadre supérieur, elle forme une minorité conséquente et influente par les places qu’elle occupe dans la société, en particulier dans les médias et les lieux de décision.
Simultanément le très grand nombre de réponses permet de toucher des personnes moins diplômées appartenant à des catégories moyennes ou populaires –ce qui rend possibles des comparaisons. Les répondants allemands sont un peu moins diplômés –le système scolaire outre-Rhin diffère sensiblement de celui de la France– mais tout aussi orientés vers la gauche qu’en France (63% dont 37% pour les Verts).
Face aux chaos du monde, un profond sentiment de vulnérabilité
Cette France cultivée exprime une forte propension à l’angoisse et au repli sur soi, alors qu’on pouvait l’imaginer comme une sorte d’avant-garde ouverte sur le monde et adepte de socialisation exubérante. Un exemple éclatant: seulement un répondant français sur 5 trouve que la mondialisation a été globalement positive, 60% lui assignent une note négative et environ 20% «ne savent pas», les bac +5 s’alignant à peu près sur ces résultats globaux. Les Allemands se révèlent clairement plus partagés: 39% pensent que la globalisation a été positive, 34% négative et 27% n’arrivent pas à se prononcer.
Résultat intéressant aussi: face aux chaos du monde, une majorité d’internautes français déclarent se sentir plus seuls (70% en moyenne) qu’avant et ressentir un profond sentiment de vulnérabilité; si les femmes et les jeunes générations sont plus susceptibles d’y succomber, il ne s’agit que d’une question de degré car personne n’échappe à cette détresse. 71% des femmes et 52% des hommes se perçoivent comme fragiles.
Déboussolée elle aussi, la société allemande est au diapason, un degré en plus: 73% des femmes et 64% des hommes qui ont répondu à l’enquête s’affirment vulnérables. Dans un tel contexte, le premier réflexe des Français est de «psychoter», d’être étreints par une peur irrationnelle et «de se prendre la tête», et ce, pour 38% des Françaises et 29% des Français, bien avant l’idée d’économiser, de picoler ou de bosser (ou de prier, 6%). Confrontés au sentiment de n’avoir aucune prise sur les événements, ces internautes développent des défenses: le fatalisme en tout premier lieu (autour de la moitié des répondants), un sursaut de combativité (moins de 20% et un peu plus, 23%, chez seniors) un zeste d’humour (entre 10% et 16%).
Plus on est diplômé, plus on est enclin à se tourner vers le sport
Beaucoup se sentent tout simplement dépassés –surtout les femmes et, plus généralement, les personnes précaires sur le plan économique comme les chômeurs. Le niveau d’éducation influe peu sur ce plongeon dans l’angoisse: seul l’âge (l’expérience?) permet d’aborder cette salve de crises avec un zeste de sérénité (16% seulement de personnes se sentent dépassées chez les 55 ans et plus contre 24% en moyenne) et de combativité (23% chez les 55 ans et plus contre 16% en moyenne).
En Allemagne, face aux crises diverses la première impulsion est d’économiser (37% en moyenne), avant de psychoter (21%), les réponses aux autres items (picoler, bosser ou prier) s’alignant sur celles de la France. Face à l’abîme mental des Français, les Allemands répondent plutôt par un réalisme de précaution – peut-être en raison de leur dépendance à l’égard des sources énergétiques russes.
Dans un tel climat, vers qui ou quoi se tourner? Les Françaises trouvent refuge chez leur psy (35% le citent), et les hommes se tournent vers la télévision ou leur console de jeux (49% les citent). Ce remède de la parole intime pour les femmes et du jeu et des médias pour les hommes se décline quels que soient l’âge et le niveau d’éducation, dénotant de profondes imprégnations culturelles. Le recours au sport est à peine cité (autour de 15% des répondants dans toutes les sous-catégories), et encore moins Tinder, les voyages ou les services sociaux.
Ces divers recours connaissent pourtant quelques variations selon le niveau d’études, sans modifier la tendance générale: plus on est diplômé, plus on est enclin à se tourner vers le sport ou l’écoute psychologique, moins on est diplômé plus on se réfugie dans la télévision et la console de jeu (49% pour les personnes de niveau bac ou moins et 31% pour les personnes ayant un niveau de bac +5 ou au-delà).
En Allemagne, femmes (59%) et hommes (70%) se tournent en priorité vers leur télévision ou leur console de jeux et les psys sont à peine cités (11% par les femmes et 7% par les hommes) venant après le recours à une agence de voyages (12% en moyenne), ces attitudes ne variant que fort peu selon les classes d’âge. Là encore on pourrait opposer l’évasion dans les médias des internautes allemands face à la plongée dans la thérapie psy des Français (surtout les Françaises d’ailleurs).
Les jeunes et la crise écologique
La culture comme refuge, citée par environ un quart des enquêtés français, renvoie à des pratiques bien distinctes selon le genre. Le livre pour les femmes (34%) et la musique pour les hommes (30%), notamment les hommes jeunes, offrent aussi une oasis de paix face aux désordres du monde. L’écoute de musique est la première source de réconfort pour tous les jeunes Français (16-17 ans, 46%; 18-24 ans, 37%), mais son attrait se partage avec le livre à partir des 25-39 ans. Ni la radio, ni la console de jeu, ni les réseaux sociaux n’apportent autant de bénéfice psychologique face aux crises actuelles que la lecture ou l’écoute de la musique.
Les autres sont-ils un recours? Non. À plusieurs indices étayés dans l’enquête, la fraction de la jeunesse française qui a répondu à cette enquête semble entretenir avec les autres (famille, partenaires amoureux, collègues de travail, amis) des relations assez tourmentées, et ce tissu affectif, loin de constituer un socle de sérénité et de réassurance, s’avère anxiogène. Est-ce surprenant? Les premières années de la vie d’adulte coïncidant avec des expérimentations de tous ordres, on pourrait concevoir que ces difficultés relèvent seulement de la tranche d’âge. Mais une comparaison avec des Allemands du même âge confirme en creux l’image d’une jeunesse française en proie à des difficultés relationnelles.
En Allemagne, la hiérarchie globale des secteurs pour se ressourcer est différente: si la nature arrive en premier comme en France mais avec une moindre intensité, la seconde place est occupée par «les autres» (29%), la culture venant loin derrière (16%). Ces différences sont encore plus accentuées si l’on se réfère aux préférences des 18-24 ans. Ainsi les contacts avec les autres constituent la première source de réconfort des Allemands de 18-24 ans, alors que pour les Français du même âge, l’immersion dans la nature, avec la dose de solitude qu’elle implique, fournit le premier refuge, et l’écoute de la musique, le second.
Jeunes Français et jeunes Allemands (18-24 ans) estiment pour un tiers d’entre eux que l’on a basculé dans le monde d’après avec la crise écologique. Pour les premiers, l’écologie toutefois est le premier motif de ce chavirement, alors qu’elle constitue le second motif pour les Allemands, qui placent en tête la crise du Covid. À cette différence de perception entre les deux nationalités, s’en ajoute une autre: pour 26% des jeunes Français, on n’a pas changé de monde en dépit des crises survenues au cours des dernières années; or cette opinion est deux fois moins courante chez les jeunes Allemands. La guerre d’Ukraine vient en troisième position comme élément marquant un changement d’époque chez les jeunes Allemands, mais elle n’est citée que par 12% des répondants. En France, elle n’est citée que par 2% des répondants.
Article complet disponible sur : https://www.slate.fr/story/238301/spleen-post-covid-pandemie-tentation-cocon-isolement-repli-soi-solitude