Dans son premier vrai roman, Le voyage d’Anand, (L’Atelier d’écriture, 2011) Monique O. Koenig témoigne de la réalité tragique de la confrontation entre cultures différentes et du danger de la « déculturation ». Son narrateur raconte les étapes du voyage d’Anand, le père de Sunil. Ce dernier est lui-même marié à une Fabienne, une Européenne assez rigide, mère de deux fils d’un précédent mariage.
Anand part comme éclaireur vers ce pays lointain et découvre que son fils médecin s’est marié sans en avertir sa famille. La première phase de ce voyage est semée de surprises, d’humiliations et de déceptions, jusqu’à ce qu’Anand imagine un retour en douceur au pays natal. L’attitude de Fabienne, le mutisme d’un fils qu’il ne reconnaît plus, et l’incapacité d’évaluer ce qui se joue dans un couple sont les principales raisons de ce retour à Maurice auprès de son épouse Lalita.
Cette épreuve laisse du coup place à l’introspection. Anand et Lalita forment une famille traditionnelle et doivent faire face à la réalité des couples modernes. Plusieurs pages sont consacrées aux sacrifices des parents pour donner une bonne éducation à leur fils et au repli sur des valeurs traditionnelles. Une des originalités de ce texte de détresse et d’espoir est l’empathie avec laquelle l’auteur décrit les relations qui s’instaurent entre ses personnages. Ce sont des êtres obsédés par la solitude (Lalita et Anand), sans attaches (Sunil ne peut même plus revenir de plein gré dans son pays). Chacun cherche un lien avec le monde extérieur.
La fin du récit (qu’on ne dévoilera pas) est moins désespérée. Certains personnages finiront par tomber dans les bras l’un de l’autre. Dans tous les cas, les personnages vivent les contradictions qui les accablent tout en les dynamisant. Passant du désespoir à l’espoir, de l’inconscience à la lucidité, ces victimes de sociétés implacables donnent aux lecteurs l’exemple d’une grande solidarité. L’écrivaine complice de ses personnages met tous ses espoirs dans la solidarité entre les peuples.
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Extrait du Voyage d’Anand
Le repas du soir donna l’occasion du premier affrontement entre deux cultures qui auraient beaucoup de mal à cohabiter. Voulant faire plaisir à son fils, Anand sortit les pots d’achards que Lalita avait confectionnés avec un amour tout maternel et les posa fièrement au milieu de la table.
Fabienne, revenant de la cuisine avec un gratin de pommes de terre, poussa un cri à la vue des bocaux et se précipita pour les enlever, déclarant que si son beau-père voulait manger des légumes baignant dans l’huile, il pourrait le faire à la cuisine, au-dessus de l’évier, l’expérience lui ayant appris que les taches de safran sur les nappes laissaient des traces indélébiles.
Anand fit alors finement remarquer que les taches partaient quand on les exposait au soleil. Fabienne haussa grossièrement les épaules et déclara que, de toute manière, personne ne mangeait épicé dans cette maison.
À la stupéfaction de son père, Sunil ne fit aucun commentaire ; puis, comme le repas se terminait, il l’encouragea à aller se reposer, le conduisit à sa chambre et, soudain pressé, lui dit bonsoir et retourna ou plutôt s’enfuit retrouver sa femme. En s’étendant sur le lit, épuisé par les événements de la journée, Anand s’endormit d’un coup, non sans avoir réalisé que le pire était sans doute à venir.
Le lendemain, il se réveilla très tôt, et après ses ablutions et ses prières, il se dirigea vers la salle à manger, les bras chargés de cadeaux pour son fils. Bien sûr, rien ne pouvait avoir été prévu pour la femme et les enfants, puisqu’il en ignorait l’existence. Il était vaguement inquiet, vu l’accueil fait aux achards : comment allait-on apprécier les bâtonnets d’encens, le santal et les épices séchées, sans parler de la parure de lit bleue brodée de violettes, des savates en cuir de chez Sunassee et du petit paquet, enveloppé dans des feuilles de gazette, qui contenait du snoek !
Peut-être devrait-il attendre d’être seul avec son fils pour lui remettre ces présents ? Après une brève réflexion, il fit demi-tour et reposa le tout sur la commode, près de son lit. On verrait plus tard…
Comme il arrivait près de la salle à manger, il entendit Fabienne demander :
« Ton père, n’a-t-il que des costumes d’ordonnateur de pompes funèbres ? Il faudrait que tu lui achètes quelque chose de plus seyant, sinon il nous fera honte auprès de nos amis. D’ailleurs je ne crois pas que ce soit une bonne idée de lui présenter trop de monde. Mes parents, on ne pourra pas l’éviter, mais vraiment, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi typé. »
PUBLICATION: Monique O. Koenig, du danger de la « déculturation »
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