« Grosse frappe dispo, OG Kush, Skunk »: des messages pour l’alerter d’un arrivage de ses variétés favorites d’herbe de cannabis, Arthur* en a plein son smartphone. Le fruit de la banalisation de la livraison de drogues à domicile, en pleine expansion en France avec la pandémie.
Lorsque le nouveau coronavirus a bouleversé le monde, le jeune homme de 19 ans utilisait déjà le réseau social Snapchat depuis quelques mois pour se faire « livrer de la weed (cannabis) ».
A Fontainebleau où il vit, dans la région parisienne, il en avait « marre des plans galère en cité », entre les embrouilles sur les points de deal et une herbe de qualité parfois douteuse.
Avec l’application, plus de problème. En quelques messages, qui s’effacent automatiquement peu après leur lecture, il commande son cannabis et le reçoit devant sa porte « en une heure et demie ». « C’est comme Uber Eats, juste un peu plus lent », s’amuse l’adolescent.
Les quelques comptes de dealers auxquels il est abonné revendiquent d’ailleurs ce côté professionnel, avec des photos et vidéos vantant la qualité de leurs produits.
Résine de cannabis effritée en gros plan pour souligner son côté huileux, fleurs savamment éclairées pour faire briller les parties de la plante contenant les molécules psychoactives de THC… « C’est carré », apprécie Arthur.
Grâce aux réseaux sociaux comme Snapchat ou Instagram et aux messageries cryptées comme Signal ou Telegram, recevoir des stupéfiants chez soi est devenu un jeu d’enfant, et la pandémie a amplifié le phénomène.
– Coup d’accélérateur –
« Durant la crise sanitaire et surtout avec le premier confinement », l’Office anti-stupéfiants (Ofast), qui pilote la lutte contre les drogues en France, a ainsi constaté « un recours massif aux réseaux sociaux », explique à l’AFP sa cheffe, Stéphanie Cherbonnier.
La livraison s’est imposée comme « un moyen de contourner les règles de restriction de circulation » en vigueur et « perdure » après avoir démontré ses avantages, selon elle.
Début juin, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA) s’est également alarmé dans son rapport annuel des effets « à long terme » d’une pandémie qui risque de « renforcer la dématérialisation des marchés de drogues ».
A Lyon (centre est), Eugénie* a vécu ce coup d’accélérateur grandeur nature.
Spécialiste du marketing, cette trentenaire a cogéré pendant presque deux ans un mini-réseau de livraison de cannabis. Avec le premier confinement, sa petite entreprise passe soudainement de « dix ou vingt livraisons par jour à quarante, voire cinquante clients chaque soir ».
Instagram lui servait de vitrine. Sur un compte privé, elle proposait des fleurs, mais surtout des produits haut de gamme comme de la « wax », un concentré de cannabis qui ressemble à de la cire et peut contenir « plus de 80% de THC ». Le tout mis en scène grâce à des clichés épurés, pris par une photographe de mode.
Mais la croissance ultra-rapide de son business, imposée par la pandémie, s’avère problématique.
« Il fallait qu’on recrute pour tenir le rythme et comme on ne voulait pas être raciste, on a embauché un mec arabe. Dès sa deuxième livraison en scooter, il s’est fait arrêter », raconte cette ancienne étudiante d’école de commerce.
Après cette alerte, Eugénie a préféré prendre une retraite anticipée. Pourtant, l’entrepreneure reste persuadée qu’elle n’a jamais été infiltrée sur les réseaux.
– Coopération lacunaire –
Une intuition qui paraît plausible, vu la coopération lacunaire d’applications souvent basées à l’étranger avec les services de police.
« Snapchat, Instagram, Telegram, Signal, si un trafiquant utilise ces applis, c’est totalement opaque pour nous, impossible d’intercepter les communications », s’agace Luc*, enquêteur dans le sud de la France, spécialisé dans la lutte anti-stupéfiants.
« On peut demander un accès aux comptes, mais ça reste souvent sans réponse », ajoute-t-il. « WhatsApp et Snapchat ont des accords avec le gouvernement uniquement sur le terrorisme, pas du tout sur le stup. C’est déplorable, car les réseaux de livraison type Uber Shit, Uber Coke, sont en train d’exploser ».
Les trafiquants en jouent pleinement. Depuis quelques mois, certains se servent de Twitter comme vitrine, pour faire leur publicité auprès d’une audience plus large et plus âgée, et renvoient vers des comptes Snapchat ou Telegram pour commander de manière sécurisée.
L’Ofast ne s’avoue pas vaincu et a créé un pôle de cyber-enquêteurs.
Les policiers peuvent utiliser certaines techniques comme « l’enquête sous pseudonyme », qui leur permet d’utiliser de faux comptes pour infiltrer un réseau, explique Mme Cherbonnier.
Face à ce trafic numérique, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a publiquement tancé Snapchat fin mai, en l’appelant à « prendre ses responsabilités » pour « arrêter d’être le réseau social de la drogue ».
Les informations « recueillies par mes services » montrent un « hébergement massif par Snapchat de véritables points de deal numériques », a insisté le ministre dans un courrier adressé le 7 juin au PDG du réseau social, Evan Spiegel.
« Nous travaillons déjà avec les autorités locales et avec des ONG pour repérer et arrêter les dealers », lui avait auparavant répondu Evan Spiegel dans l’hebdomadaire français L’Obs.
Le dirigeant invoque des difficultés inhérentes au « jeu du chat et de la souris » mené par les trafiquants. Après suppression d’un compte, il leur suffit souvent d’en recréer un nouveau, et beaucoup développent constamment de nouveaux mots-clés pour proposer des drogues sans attirer l’attention.
*Prénoms modifiés
rfo-tll/lbx/bow/fio
© Agence France-Presse