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INTERVIEW: Deux importantes menaces pèsent sur Maurice en 2012, selon Georges Chung Tick Kan

Notre invité est l’économiste Georges Chung Tick Kan. Dans cette interview, réalisée jeudi dernier, il passe en revue de manière critique l’année économique 2011 et présente ses prévisions pour 2012. Année qui, selon notre invité, sera marquée pour Maurice par deux épées de Damoclès qui, si les mesures nécessaires sont prises, peuvent devenir des opportunités pour le pays. Le tout développé avec une impertinence et un sens de la formule qui risquent de provoquer pas mal de grincement de dents.
Depuis cinq ans, à chaque début de janvier, les économistes nous annoncent une année catastrophique pour dire en décembre qu’en fin de compte, nous avons mieux fait que prévu au niveau économique. Est-ce que, quelque part, les économistes ne jouent pas à se faire peur, à nous faire peur, avec leurs prédictions catastrophiques ?
Pas du tout. On prédit toujours à partir du passé et du présent, et on se bat pendant l’année pour réaliser des choses raisonnables. Il ne faut pas oublier que prédire l’avenir est une science inexacte, surtout quand il s’agit de questions économiques.
Les prévisions pour 2011 ont-elles été réalisées ?
Oui, dans une très large mesure. Nous avons atteint le taux de croissance prévu : 4%. Le taux de chômage ne s’est pas trop détérioré, celui de l’inflation a été élevé, mais en baisse. Nous avons pu atteindre les objectifs fixés en naviguant dans des eaux dangereuses. Le Mauricien navigue toujours très bien.
Quelles sont les erreurs économiques commises en 2011 ?
Je pense que la crise politique a influé de manière très négative sur l’économie…
… mais Maurice vit en crise politique permanente d’une certaine façon…
… cette crise a été plus forte que les précédentes. Je suis suffisamment bien placé pour dire que de gros projets ont été retardés, que la prise de décision a été plus lente, compte tenu du fait que les ministres n’étaient pas sur la même longueur d’onde. On n’a pas mis en chantier le transport en commun, on n’a pas libéralisé d’avantage l’accès aérien et on retardé le processus de doter les ménages et entreprises du réseau internet. Sans cette crise, nous aurions obtenu de meilleurs résultats économiques.
Quelles sont les grandes réussites économiques de 2011 ?
Il n ‘y a rien eu qui frappe l’imagination. Dans le monde des affaires, la créativité doit être constante. À Maurice, elle a été nulle en raison de la morosité, de la crise politique, de la crise de l’euro. Personne n’avait grand envie de se lancer dans des projets novateurs, sauf l’ouverture de grands centres commerciaux.
L’ouverture de grands centres commerciaux n’est-elle pas perçue à Maurice comme un symbole du développement économique du pays ?
Il est devenu très facile de mettre en route des centres commerciaux. Mais il est beaucoup plus difficile de mettre en chantier des projets économiques qui relèvent de la créativité. Ces centres commerciaux encouragent la société de consommation au détriment de la société de production. On encourage le Mauricien à consommer, surtout à crédit, mais on ne lui dit pas grand chose de la performance de l’entreprise, de la nécessité de créer de nouveaux projets. Il y a une disjonction de plus en plus marquée entre la société de consommation et la société de production, ce qui est dangereux. Il faut produire de la richesse, des revenus nouveaux avant d’envisager comment les dépenser. À Maurice, on a de plus en plus tendance à faire l’inverse.
Vous êtes en train de rêver à haute voix, Georges Chung Tick Kan. Qui, à Maurice, dans le monde des décideurs politiques, va dire aux Mauriciens : « Arrêtez de consommer, produisez » ?
Effectivement, ce discours n’est pas politiquement correct à Maurice. C’est ce qui explique la situation économique actuelle du pays. Cette politique n’a pas toujours été préconisée à Maurice. En 1983, en 1990 et en 1995, on avait privilégié la société de production parce que le chômage avait atteint un niveau qui allait générer une crise sociale. Il fallait créer des emplois et on a su le faire : on produisait avant de consommer.
Passons à 2012. Puisque nous sommes déjà dans l’oeil du cyclone économique depuis au moins trois ans, allons-nous entrer dans l’iris de l’oeil du cyclone ?
En dehors du fait que nous sommes en période de sécheresse, que les ménages s’endettent d’avantage, que nous sommes en période cyclonique, nous avons en plus deux grosses épées de Damoclès suspendues au-dessus de nos têtes. À savoir la crise européenne, qui va connaître de nouveaux paliers. Il est pratiquement certain que l’euro n’existera plus dans sa forme actuelle.
Essayons de tirer une chose au clair : ne faisiez-vous pas partie de ceux qui ont applaudi quand Maurice a attaché sa roupie à l’euro ?
Il fallait le faire pour des raisons pratiques : l’euro représente deux tiers de nos recettes en devises étrangères. L’euro va connaître des bouleversements inédits en 2012. Les Britanniques prévoient déjà la sortie obligatoire de la Grèce de la Zone euro pour se refaire une santé. C’est la seule issue qui lui reste. Les économistes prévoient que la Grèce sera suivie par l’Italie, le Portugal et l’Espagne, et la désintégration, commencée en 2012, de l’euro en 2020. La sortie de la Grèce aura des conséquences très graves sur la valeur de l’euro. Si Maurice, qui exporte principalement vers l’Europe, ne pratique pas une politique monétaire plus intelligente que celle en cours, les dégâts seront très conséquents.
Comment faire pour jouer intelligemment, alors que Maurice n’est qu’une épingle à cheveux dans le monde en ébullition ? Nous nous contentons de suivre, pas de décider.
Au contraire. Les décisions sur la politique monétaire doivent être prises par la Banque Centrale et le Monetary Policy Commitee. En dehors de deux ou trois personnes, la majorité des membres de ces instances sont des académiciens et des théoriciens. Nous sommes arrivés à un moment crucial et devons faire appel à d’autres compétences. Je crois qu’il faut faire appel à des personnes qui savent vendre les produits mauriciens, des chambres d’hôtels, des produits textiles. Il faut faire appel à des gens comme Paul Jones, Herbert Coacaud, Ahmed Parkar. Des gens qui savent où et à quel prix vendre les produits mauriciens.
Pourquoi faire appel à ces personnes précisément ?
Collectivement, ces personnes et d’autres du même type, ont une expérience inégalable. Il faut qu’au moins les membres de la Banque Centrale et de la Monetary Policy Committee écoutent ce qu’ils ont à dire en 2012 par rapport à la politique monétaire et au taux de change. Quand la Grèce aura quitté l’euro, certaines banques seront en difficulté, voire même en cessation de paiement. Il faudra effacer tout ou une partie de la dette grecque, ça va faire mal aux banques européennes et au taux de change de l’euro. L’euro s’échange aujourd’hui contre Rs 39 ou Rs 38. Quand il va arriver à Rs 35, Maurice sera, pardonnez l’expression, cuite. Aucun hôtel, aucune entreprise textile mauricienne ne peut survivre à un euro à Rs 35. C’est pourquoi il faut mettre là où cela est nécessaire, des gens qui savent où, comment et à quel prix vendre nos produits pour faire rentrer les devises si nécessaires à l’économie mauricienne.
Est-ce encore possible, dans cet univers économique en plein bouleversement que vous êtes en train de décrire ?
Je fais une hypothèse qui peut aboutir à une situation catastrophique. Il faut donc prendre les précautions nécessaires pour faire face à la situation si jamais elle se présente. Notre problème, c’est le taux de change de la roupie par rapport à l’euro.
Mais même si nous avons les meilleurs vendeurs du monde, nous ne pouvons pas empêcher l’euro de se déprécier.
Il ne faut pas laisser le taux de change être décidé par les forces du marché.
Autrement dit, les instances monétaires mauriciennes devront intervenir pour que le taux de change euro/roupie soit favorable à l’économie locale.
Il faudra jouer intelligemment, parce que Maurice ne pourra supporter un euro à Rs 35. C’est une menace réelle, car Maurice dépend de l’euro pour plus de deux tiers de ses revenus en devises.
Vous avez parlé de deux épées de Damoclès. Quelle est la deuxième ?
C’est la tension grandissante autour du programme de développement nucléaire de l’Iran. Fin janvier, la mise en place de l’embargo des Américains et des Européens contre l’Iran sera effective. Si, comme on le dit de plus en plus à Tel Aviv, les Israéliens bombardent l’Iran, Téhéran va riposter en fermant le détroit d’Ormuz. Et comme 35% des activités économiques de la planète en terme de pétrole passe par ce détroit, sa fermeture va faire flamber les prix. Les experts prédisent que si cette situation se confirme, le prix du baril de pétrole va dépasser aisément les 200 dollars. Comme Maurice importe pour Rs 25 milliards de produits pétroliers, la facture sera au moins doublée.
Si cette situation apocalyptique se produit, nous n’en serons, une fois encore, que des spectateurs totalement désarmés.
Je sens que vous ne me croyez pas tout à fait. Mais pouvons-nous prendre le risque de ne rien faire à notre niveau et d’attendre ? C’est pour cette raison que je dis qu’il faut mettre en oeuvre, le plus vite possible, le système de transport de masse dont on parle depuis plus de 20 ans.
Justement, ça fait plus de 20 ans qu’on parle de métro léger, qui devient de plus en plus lourd, avec la valse des experts et des projets qui n’aboutissent pas. Pourquoi ce projet n’a-t-il jamais abouti ?
À mon avis, un projet de cette envergure fait peur aux politiciens. Nous avons perdu au moins vingt ans, il ne faut pas perdre d’avantage de temps. Il faut profiter des menaces actuelles pour mettre au point un système de transport qui va nous faire faire de substantielles économies d’énergie et réduire notre dépendance aux produits pétroliers. C’est un projet gagnant sur tous les tableaux pour Maurice.
Il serait peut aussi efficace, pour réduire notre dépendance aux produits pétroliers, de donner enfin les permis pour la fabrication d’éthanol.
C’est un bon exemple. Il faut aussi sensibiliser les automobilistes à la nécessité de ne plus voyager seul.
Ceux qui ont le pouvoir de décision sont-ils capables de prendre les décisions que vous préconisez ?
Je pense qu’il faut faire peur aux politiques pour les pousser à prendre des décisions. Les deux épées de Damoclès que j’ai évoquées font peur, et peuvent pousser à la prise de décision. La peur a quelque chose de bien : forcer la prise de décision.
Le bien-fondé de votre raisonnement mérite d’être questionné. Nous sommes en période de sécheresse, et les responsables gèrent la situation en priant pour que la pluie tombe. Ils vont en faire autant pour l’euro et la possibilité de crise pétrolière : attendre que le problème se résolve de lui même. Le consommateur grogne mais sans plus.
Les deux épées de Damoclès et la sécheresse ne sont pas des problèmes du même niveau. Toutes proportions gardées, l’eau est un problème mineur. On sent que l’eau manque, mais on en a encore dans les robinets. Mais quand le robinet ne coulera plus pendant 24 heures de suite, on va prendre conscience de la gravité de la situation. Le consommateur va réagir et le politicien aura peur et sera obligé de prendre des décisions. Quand les usines seront obligées de fermer parce que l’euro est à Rs 35, et que le chômage va augmenter, il faudra bien réagir et prendre des décisions. Vous savez, les projets sont là depuis longtemps et n’attendent que les décisions que les politiciens ne prennent pas. Je vous donne deux exemples concrets : on sait depuis trente ans qu’il faut remplacer certains tuyaux défectueux de la CWA ; on sait depuis des années qu’il est impérieux d’ouvrir d’avantage l’accès aérien à Maurice. Quand la menace sera beaucoup plus réelle, plus proche cela va accélérer la prise de décision des politiques. À mon avis, 2012 sera un tournant décisif, une année charnière dans notre histoire à tous points de vue.
Le Mauricien manque-t-il d’imagination pour inventer son avenir ?
Il manque au Mauricien un peu de bravoure par rapport aux intérêts de groupe, politique et sectaire. Il faut être brave pour dépasser tout ça et dire – et surtout se dire – que ce qui prime avant tout, c’est l’intérêt de Maurice. Air Mauritius a toujours été contre l’ouverture du ciel, pas dans l’intérêt du pays, mais pour des intérêts « sectaires », c’est-à-dire concernant Air Mauritius et pas le pays. Les politiciens n’ont jamais osé aller au-delà des intérêts « sectaires » d’Air Mauritius dans ce dossier pour des raisons politiques. Les politiciens ne veulent pas prendre la responsabilité d’aller au-delà des intérêts « sectaires » comme ceux dont nous parlons. Les moments de crise qui s’annoncent sont une occasion de mettre en chantier les grands projets qui vont transformer le pays et son économie. Bien gérés, ces deux menaces peuvent être des opportunités extraordinaires pour changer le mind set de nos politiciens.
Le mind set des hommes d’affaires va-t-il dans le sens d’un partage de vos opinions ?
Je crois que les hommes d’affaires mauriciens passent leur temps à courir derrière la prochaine commande de leurs produits. Il devraient, à mon avis, prendre du temps pour se lancer dans de nouveaux business en réfléchissant plus largement.
On fait moins de nouveaux business à Maurice ?
Depuis deux ans, le business à Maurice se limite à la mise en place des IRS ou à l’ouverture des centres commerciaux. Ce sont des projets faciles qui ne génèrent pas de richesse constante. Ce sont des one off. Que rapportent comme valeur ajoutée les centres commerciaux et les IRS une fois mis en place ?
Leurs promoteurs ont cependant pu vendre leurs terres à un bon prix.
C’est pour cette raison que je parle de facilité. On n’a pas besoin de faire des efforts d’imagination pour ce genre de projets. Si on peut parler d’imagination dans ces cas. Et un jour, on dira que nous avons laissé vendre nos terres. Ce sont finalement les étrangers, qui s’installent de plus en plus nombreux à Maurice, qui sont les bénéficiaires de ces projets. Alors que le pays a besoin de projets avec de la valeur ajoutée de manière significative dans le temps. Il faut nous construire des muscles pour faire face à toutes les éventualités.
Avez-vous le sentiment que Maurice est en train d’aller dans cette direction ?
Non, malheureusement. À part quelques efforts pour réduire les prix dans le domaine des télécommunications, je n’ai pas vu grand chose dans ce sens. Il faut, à mon avis, faire jouer l’intelligence mauricienne.
Est-ce que « l’intelligence mauricienne » n’est pas atrophiée, à force d’avoir consommé ?
On croit trop dans l’intelligence individuelle à Maurice, alors qu’il faut mettre l’accent sur l’intelligence collective. On en aura besoin en 2012 avec ces deux grosses épées de Damoclès.
Quels sont vos souhaits pour 2012 ?
Je souhaite que le processus de la prise de décision en 2012 soit plus rapide, ce qui implique la stabilité politique et l’homogénéité d’un gouvernement. Je souhaite le lancement d’un programme de productivité nationale : c’est une carte maîtresse qui peut produire des résultats très rapides pour faire face aux épreuves qui vont être très sévères. Il nous faut la stabilité politique.
Vous savez que le gouvernement n’a qu’une faible majorité et qu’on parle de 2012 comme l’année des élections générales anticipées. Si c’est le cas, ce sera plus le sectarisme que la productivité qui aura droit de cité.
Il nous faut non seulement la stabilité politique, mais également une homogénéité gouvernementale.
C’est-à-dire ?
Il faut un gouvernement avec des membres ayant la même manière de voir et de faire les choses. Ce qui n’a jamais été le cas au cours de ces dernières années.
Êtes-vous en train de souhaiter la création d’un gouvernement d’unité nationale pour sauver le pays ?
Il nous faut un gouvernement stable, avec une seule vision politique : faire avancer le pays à travers le développement économique.
J’ai presque envie de dire que vous avez répondu à cette question comme un politicien. Passons. Vous avez été un des conseillers du précédent ministre des Finances, Pravind Jugnauth. Ce poste vous a-t-il permis de lui dire tout ce que contient aujourd’hui votre interview ?
J’ai été conseiller de plusieurs ministres, de toutes les couleurs politiques, mais je n’ai été que conseiller.
Les ministres écoutent-ils leurs conseillers ?
Un conseiller n’a pas de pouvoir : il participe, il suggère, il est écouté, dans une certaine mesure. Mais on n’est qu’un musicien, pas le chef d’orchestre.
Dernière question : avez-vous conseillé Pravind Jugnauth sur le dossier MedPoint ?
Je n’ai rien eu à faire, de près ou de loin, avec le projet MedPoint.

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