Des feuillets jaunis par le temps

Comment compte-t-on des années d’absence, en mois, en heures souvent passées dans les arcanes de la mémoire ? Vérité des images revécues, réalité recomposée au fil des souvenirs heureux ou autrement ressentis. Jeu de mémoire. Jeu de mots. Prétexte. Pré-texte à d’autres images, d’autres temps, de rencontres partagées, de conversations jamais terminées, toujours espérées ou encore en suspens.

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Un matin de fin de juillet, assise devant des boites de livres venus de chez moi, de chez nous il y a vingt ans. Des feuillets, des manuscrits, quelques très rares livres, trop rares, des balises sur les sentiers de la mémoire, des pauses sur cette route souvent empruntée, celle des souvenirs. Etrange coïncidence, par-delà l’espace-temps, cette dédicace qui raconte un autre temps, un autre vécu. Une date, le 24 juillet 1998 au lendemain d’une soirée de récitation de poésie au château du Réduit, point d’orgue de la conférence sur les littératures du Commonwealth organisée de main de maître par Farhad Khoyratty, ami, collègue et mentor toujours regretté.

Les poèmes lus ce soir-là furent ceux de Regis Fanchette.

I have thus no wish

Nor fancy to store them

In the autumn granary

Of the mind

For future harvests

Bout would rather

Let them float about like winged seeds

Furrowing

As chance may choose (p2)

J’ai choisi de ne pas traduire les vers de Regis Fanchette de peur d’en entraver l’essence, de les abimer mais surtout pour mieux les laisser flotter au fil du hasard des mots délicatement posés sur ces feuilles jaunies, pour mieux laisser aussi cette couverture blanche, tachetée par le temps, qui passe, les protéger. S’y lisent en lettres rouges, Along the lay-byes of memory. Lay-byes, pour s’arrêter, pourrait-on penser. Regis Fanchette nous convie ainsi à prendre la mesure de ces aires de mémoire pour mieux nous arrêter, respirer le souffle des souvenirs, entretenir des au-revoirs avant de continuer au hasard de nos pérégrinations.

Les pages et les poèmes se suivent marqués par l’empreinte des souvenirs de cette mer scintillante et mystérieuse plongeant dans les grottes sous-marines et rongeant de l’intérieur nos montagnes assises sur des plateaux fragmentés, vestiges de volcans anciens.

Yet however flawed the diamond

It still reflects dancing prisms

Of the facetted sun

Lightning blue incandescent

Fed by inner churnings of pagan forces

Burrowing toward light –

Eruptions from the coal-dark grottoes

Of our quarried mountains

Settling down

Into the fragmented plateaux

Of our eroded inner seas (p8)

Des évocations d’autres lieux parcourus surgissent au gré de ce qui fut et qui se conjugue encore comme pour mieux entremêler des pans de vie au service du Bureau du tourisme à la poésie. Lieux vécus en pleine lumière ou au crépuscule comme cette arrière-boutique de Lin Piao qui ressurgit pour nous raconter les temps d’hier, ces temps où la marche du commerce effréné n’avait pas effacé nos devantures de boutiques où on s’accroupissait par temps d’après-midi pour jouer au domino. Ces temps d’avant quand les marchés ne portaient pas encore de préfixes ronflants passant du super à l’hyper, quand au lieu de bâtisses armées de ciment, on se retrouvait dans la boutique du coin au toit en tôle rouge de préférence pour invoquer le bonheur. Les miennes résonnent des noms de Chong Koi à Beau-Bassin, de Macoona à Plaine Magnien. Mes cousins se souviendront de nos barres de Kit Kat et des napolitains achetés en guise d’offrande au moment de rentrer de nos escapades dans les champs de cannes car l’heure du diner était depuis très longtemps passée et que Tonton Vévé voulait apaiser les foudres de marraine lassée de nous attendre :

All was shrouded in mystery

In a wild abundance of labour

and with reckless abandon of leisure.

Just as the honed-out loft

still weathering the years was wrapped

by the mist encircling the half-crescent light

of the fog lamp dangling from the

coconut fibre twine

nailed to the grimy central beam (p11)

Il y avait aussi le hall d’arrivée de l’aéroport de Fiumicino de Mary-Jane traversant son Rubicon pour se jeter dans les bras de son poète sicilien (p13) ou encore de la Via Veneto bruyant de circulation, de cette Rome antique se tenant mal aisée entre son passé glorieux et un présent en lambeaux(p15), et de tous ces pas perdus dans ces salles ici et là. Ou encore les miens dans cette gare de Rome attendant le train pour Florence, un train déjà bondé de son trop plein de vacanciers en ces temps de Pâques chargés de valises et de paquets se frayant un chemin à coups de ‘permesso’, comme si tout pouvait être pardonné, qu’il ne suffisait que de le demander dans un italien chantonnant :

High-heeled sounding

In the twilight

Or soft-souled

Tiptoeing past

The lay-byes of memory (p12)

Images aussi de ces rencontres, de ces femmes, de ces esquisses d’ébène accrochées au mur du salon à Boundary Close

Perfect shapes

Sheering off

Into fairy glades

Beyond bleak hinterlands of the soul

And released by fancy

From the sordid here and there (p16)

Et surtout celle de l’aimée, Margaret, cette femme discrète que j’ai eu le plaisir de rencontrer au cours de mes quelques visites chez eux ou encore au cours de ce soir de récitation de poésie

Thus love in motions perpetual

Of the ranging mind

Trembling ‘twixt twilight and dawn

Will lisp even at close of day

Lass flower bird or butterfly

Love fanciful and flighty too just within grasp

Or yet not too far away…

Just like the rose in bud

Never held hostage

To the buffeting wind

Not imprisoned by any flower beds

Nor domesticated in green-houses

With venetian blinds for shrouds

Trammelled up by no bridge of sighs-

Of such a love I dreamt in short

Which defeats Time and Age (19-20)

Et si les pérégrinations chez Fanchette n’avaient pas de fin, n’étant en fait que des lay-byes. Si tout avait écrit pour nous ramener au début, au temps des rondes dans les cours de récréation où, enfants, on pouvait crier à tue-tête nos mots précipités au pas de nos courses. Où on n’avait peur de rien, surtout pas du diable et où on pouvait chanter et rire parce que l’enfance n’a pas de lieu, ne connait pas de temps, l’imaginaire les aura emportés tandis que nous claironnons dans notre créole, « lapli, lapomp…diab marye anba pie pima »

Sun and rain

Tears and laughter

Mixing together

Satan sang

A childish voice

Is marrying his daughter

Under the crimson- red

Leafy pimento plant

Along the river bank

Si lire Fanchette, n’était que prétexte à des voyages sans fin où le lecteur/ la lectrice se tiendrait sur la pointe des pieds au bord des vers tout en refusant de s’y précipiter afin de mieux mesurer le flot des mots qui nous ramènent aux rivages de nos propres souvenirs. Si lire Fanchette c’est réécrire ses vers pour nous approprier nos souvenirs, pour dire les années qui passent, qui nous séparent d’hier, qu’en importe le nombre, et qu’elles se comptent en unité ou en dizaines. Ces années d’absence ne trouveraient de mesure alors que dans cette dispute féroce entre brûlante damnation du temps trop vite passé et passion de ce qui fut, de ce qui aurait pu être, de ce qui ne devrait pas être mais qui fut quand même. Tous ces souvenirs, ces aires de mémoire conjurées par la force de nos émotions :

Though flitting mad

Across the borderline

Of memory

Which might yet

Have made a poem

But edging out

Of wonderland

did but end

in the backwaters

of emotion (p1)

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