Un monde fragile

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DANIEL JENNAH

Conférencier et formateur en sciences humaines

Albert Camus, dans son roman, La Chute (1), met en scène un homme qui passera de la gloire à une situation sombre et désespérée. Un ancien avocat parisien, Jean-Baptiste Clamence, qui se définit lui-même comme un juge-pénitent, vit désormais domicilié à Amsterdam. Cet avocat au talent d’orateur et de charmeur confirmé, jouit pendant ses jeunes années de la renommée, des femmes et des beaux discours. Le début du récit relate la perception que Clamence avait de lui-même en ces années glorieuses : le personnage apparaît comme envoûté par un amour égotique, cette lecture déraisonnable et immodérée de soi.

Mais tout change brusquement pour Jean-Baptiste Clamence lorsqu’il ne parvient pas à secourir une jeune femme sur le point de se noyer, sous un pont de Paris. Dès lors, Clamence débute sa « chute » : il prend lentement conscience de la vacuité et de l’insignifiance de son comportement passé, qui lui devient très vite de plus en plus insupportable. Malgré ses tentatives de se réfugier dans le vice, il est inexorablement rattrapé par son passé, comme son ombre, qui finit par lui faire de l’ombre.

Au fur et à mesure de sa prise de conscience, Clamence finit par se remémorer les événements noirs de son passé : condamnation à mort d’un camarade prisonnier dans un camp de concentration en Afrique du Nord, souffrance dans les relations avec les femmes. Face à ces mauvais souvenirs brûlants, il quitte la capitale pour se retrouver dans les bas-fonds d’Amsterdam, ville de tous les plaisirs. Il s’avilit aux yeux de ses clients et dresse un autoportrait qui reflète l’homme en général, un miroir qui éveille sa conscience sur ses propres déviances, ce qui devient inversement (une métaphore du miroir) un acte libérateur pour Clamence. 

Progressivement, le personnage camusien, Jean-Baptiste Clamence, devient le Jean-Baptiste des Évangiles. Il prend la figure d’un anti-prophète biblique, applicable à l’homme du siècle, prêchant seul dans le désert sa doctrine particulière (clamans en latin signifiant criant, Jean-Baptiste criant dans le désert), et initiant de nouveaux fidèles à celle-ci. Et cette scène nous rattrape…

Que sommes-nous devenus en ces temps de communications complexes, transversales ? Le temps est à la surenchère où chacun veut clamer, proclamer, déclamer voire réclamer pour se faire acclamer sur les réseaux dits sociaux parce qu’ils sont en train de façonner la société à l’image de nos égoïsmes et de nos velléités de pouvoir. Mais la chute n’est pas loin !

Plus près de nous, peu avant la fin du 20ème siècle, plus précisément le 9 novembre 1989, nous avons assisté à la chute du tristement célèbre mur de Berlin. Ce « mur de la honte » pour les Allemands de l’ouest et « mur de protection antifasciste » d’après la propagande communiste est-allemande, est stratégiquement érigé en plein Berlin à partir de la nuit du 12 au 13 août 1961 par la République démocratique allemande (RDA), qui tente ainsi de mettre fin à l’exode croissant de ses habitants vers la République fédérale d’Allemagne (RFA). Le mur, composante de la frontière intérieure allemande, sépare physiquement la ville en Berlin-Est et Berlin-Ouest pendant plus de vingt-huit ans, et constitue le symbole le plus marquant d’une Europe divisée par le Rideau de fer.

Derrière le rideau de fer, le communisme marxiste-léniniste implose. Suite à l’affaiblissement de l’Union soviétique, la perestroïka conduite par Mikhaïl Gorbatchev et la détermination des Allemands de l’Est, qui organisent de grandes manifestations, provoquent, le 9 novembre 1989, la chute du « mur de la honte », suscitant l’admiration incrédule du « Monde libre » et ouvrant la voie à la réunification allemande. Presque totalement détruit, le Mur laisse cependant dans l’organisation urbaine de la capitale allemande des cicatrices qui ne sont toujours pas effacées aujourd’hui. Le mur de Berlin, symbole du clivage idéologique et politique de la guerre froide, est tombé. Cette année-là, encore étudiant, j’ai visité Berlin au mois de juin et je n’imaginais pas que quelques mois plus tard, le mur allait tomber. En plus de quelques photos, j’ai un petit morceau du mur (200g) offert par une amie berlinoise. Mais tout est tellement éphémère dans notre société de consommation.

Permettez-moi une référence à l’Empire romain avant de parler de la chute de Babylone. Le déclin ou chute de l’Empire romain, se rapporte à l’effondrement de l’Empire romain d’Occident. La date du 4 septembre 476, date de l’abdication de Romulus Augustule, dernier empereur de l’Empire romain d’Occident, en est l’aboutissement.

Le terme a été utilisé pour la première fois au XVIIIe siècle par l’historien britannique, Edward Gibbon (1737-1794), dans sa fameuse étude Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. D’autres recherches, comme celle de l’Allemand Alexander Demandt, suggèrent différentes causes de la chute de l’Empire romain. On y trouve l’idée que la puissance de l’Empire romain aurait survécu indéfiniment si un ensemble de conjonctures ne l’avait pas conduit à sa chute prématurée. Quelques historiens de cette tendance croient que Rome la « porta sur elle-même », qu’elle assura son propre déclin par des politiques abusées et la dégradation de sa réputation.

L’historien romain Végèce, au début du Ve siècle, formula une théorie (récemment soutenue par l’historien Arther Ferrill), selon laquelle l’Empire romain déclina à cause de son contact croissant avec les barbares, entraînant une « barbarisation » qu’il percevait comme moteur de dégradation. Certains ont cru pouvoir mettre sur le dos des militaires l’origine de la chute de l’Empire romain en raison du désordre au sein des légions…

Edward Gibbon plaça le drame sur une perte de vertu civique parmi les citoyens romains. Ils ont progressivement oublié leur devoir de défense de l’Empire face aux mercenaires barbares qui, finalement, se tournèrent contre eux. Gibbon considérait que la chrétienté a indirectement contribué à cela, rendant la populace moins intéressée par le monde séculier d’ici-et-maintenant et plus disposée à attendre les récompenses à venir du paradis. Aurait-on oublié la folie des grandeurs inhérente à la velléité conquérante ? Une sorte d’implosion, poussée par la décadence ou des changements climatiques, se mettait en place progressivement…

Tandis qu’il jugeait que la perte de la vertu civique et l’essor du christianisme étaient une combinaison fatale, Gibbon trouva d’autres facteurs qui ont vraisemblablement contribué au déclin. La renommée, le plaisir enivrant, le succès, tout cela donne à réfléchir, car que reste-t-il, à la fin, quand on a perdu tout ce qui faisait le socle d’une vie ? Chute de la Rome antique, mais aussi des romantiques rêveurs de grandeur et d’éternité, des philosophes existentialistes ou nihilistes…

Le monde, assimilé à Babylone, la première mégapole et le premier empire dans la Bible, crée des appels d’air pour ses adeptes et les lâche parce que tout n’est que consommation et le monde matérialiste s’est ainsi rempli de consommables…Babylone devient la première ville humaniste, athée, foncièrement matérialiste et nombriliste (voir Genèse 11). Babylone deviendra rapidement synonyme de « confusion », « brouillage », voire de « malentendu ». Peut-être un reflet de notre monde, rempli des mêmes rêves et générant les mêmes comportements empreints de confusion et de malentendus car chacun s’écoute dans ses clameurs au lieu d’écouter les besoins des autres.

Notre monde pourrait-il ressembler à Babylone, « confusion », brouillage » ? Et si notre monde était plus fragile qu’il en a l’air ? Il tomberait alors inéluctablement, en dépit des promesses des politiciens, des scientifiques, des économistes ou des écologistes. Pourrait-on ne pas voir une similitude entre la chute de Rome et celle de Babylone, spirituellement parlant ?

Babylone vit et est en pleine lumière, des lumières artificielles et illusoires qu’elle a fabriquées. Elle est riche, de ses inventions, et elle permet à d’autres de s’enrichir. Elle s’enivre de son pouvoir et enivre les puissants et les habitants de la terre. Elle ne sait pas qu’elle va tomber, qu’elle est condamnée par la parole qui remonte aux temps anciens. Mais vous, vous le savez et un homme averti en vaut deux !

Il est temps de réfléchir et de décider de faire les bons choix…

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