Monique Orian, enseignante : “On peut solutionner le problème de l’analphabétisme à Maurice”

« L’école est aujourd’hui une machine, une usine qui fabrique de la main d’œuvre voulue pour les besoins de l’industrie et du commerce. » « Ce travail, je le fais pour les enfants de Maurice, surtout ceux qui, pour des raisons multiples, n’ont pas appris à lire et a écrire après avoir passé des années à l’école. » « Le Gateway project est une méthode qui peut être appliquée sans bouleverser l’enseignement en général. »

Monique Orian, notre invitée de ce dimanche, est un personnage qui sort du lot, pour dire le moins. Après avoir fait carrière dans l’enseignement à Maurice, elle a continué dans la même voie en Australie. Où elle appris le japonais pour pouvoir l’enseigner et a recommencé des études universitaires, après sa retraite, pour obtenir une maîtrise en éducation. Depuis quelques années, Monique Orian revient régulièrement à Maurice pour mettre en place le Gateway project. Dans l’interview qui suit, elle explique les objectifs de ce projet, qu’elle considère être le plus important de sa longue et riche carrière d’enseignante.

 

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O Comment et pourquoi êtes-vous devenue enseignante ?
–Dès mon jeune âge, je me suis dit que je voudrais être enseignante et depuis, je n’ai jamais changé de projet professionnel. J’ai eu et j’ai toujours la passion de l’enseignement. Après le secondaire, je me suis inscrite à l’université de Londres pour obtenir, en suivant des cours par correspondance, une licence en français. J’ai ensuite rencontré Alfred Orian que j’ai épousé et qui m’a communiqué sa passion pour les sciences et j’ai entrepris des études en biologie. De mon temps, les filles qui faisaient des études étaient supposées étudier les langues, la géographie, l’histoire, mais pas les sciences, car on considérait que leur cerveau n’était pas fait pour cela ! Mais heureusement, quelques années après, les choses ont changé et plus tard, après avoir obtenu mon diplôme en biologie, j’ai introduit la première classe de cette matière au Couvent de Lorette de Curepipe. J’y ai enseigné la biologie et les sciences pendant une vingtaine d’années.

O Vous avez enseigné dans des collèges de garçons puis de filles à Maurice. Est-ce qu’à l’époque, on disait déjà que les filles étaient plus studieuses que les garçons ?
–Oui et je peux vous dire que c’est la même chose en Australie où j’ai enseigné après avoir quitté Maurice, en 1987. Au niveau de la terminale, la réussite des filles est beaucoup plus élevée que celle des garçons. Parce que les filles, surtout quand elles ont elles-mêmes choisi leurs matières, s’appliquent sérieusement tandis qu’en général, les garçons prennent les études un peu à la légère, surtout dans les premières années du secondaire.

O Avec le recul et l’expérience, quel est le regard que vous portez sur l’éducation à Maurice et son évolution ?
–L’éducation est aujourd’hui un problème international. Disons qu’il y a une baisse générale considérable dans la qualité de l’éducation. Aujourd’hui, on privilégie certaines matières en négligeant la connaissance générale et le développement intellectuel des élèves. Pour ma maîtrise en éducation, j’ai eu à lire des centaines de livres et d’articles des penseurs et théoriciens de l’éducation. Avant, l’éducation c’était préparer la nouvelle génération à gérer la société en lui transmettant les valeurs héritées. Ce qui fait que l’avenir de la société repose sur le type d’éducation que l’on donnera à la nouvelle génération, ce qui n’est, malheureusement, plus le cas.

O Quand est-ce que cette manière d’enseigner que vous venez de résumer, qui a permis de construire le monde dans lequel nous vivons, a été changé ?
–Cela date d’une bonne trentaine d’années. La baisse globale du niveau d’éducation constatée est due en grande partie à la confusion qui existe depuis plusieurs décennies quand à sa fonction et son but. Sous l’influence de l’idéologie néo-libérale, on lui a donné une fonction, un but purement utilitaire, pas au service du développement intégral de l’individu, comme le voulait l’éducation classique, mais destinée aux besoins de l’industrie et de l’économie. Avec le bénéfice pour le jeune d’un emploi bien payé. En somme, l’école est devenue une usine à fabriquer des individus développés, non pas dans leurs quatre dimensions, c’est-à-dire intellectuelle, spirituelle, physique et morale, mais pour en faire des serviteurs efficaces pour l’industrie et le commerce. Ce qui a trait à l’enrichissement et à l’ornement de l’esprit est rejeté aux pourtours du programme pédagogique que l’on veut adapter à l’ère de la technologie. On ne cesse de dire que la société et l’éducation doivent s’adapter aux avancées extraordinaires apportées par la technologie, mais on ne sait pas comment s’y prendre et on n’est pas sûr encore de ce qu’il faut faire. Je crois qu’il y a dans le monde de l’éducation une dysfonction entre ceux qui ont des idées et font des propositions et ceux qui sont chargés de les appliquer.

O Revenons à votre parcours. Pour quelle raison est-ce que vous et votre mari avez quitté Maurice pour aller vous établir en Australie ?
–Pour la bonne et simple raison que nos sept enfants sont partis faire des études supérieures en France et en Australie. Petit à petit, la maison s’est vidée et nos enfants, qui étaient en Australie, nous ont incité à aller les rejoindre. Ce que nous avons fait.

O Est-ce que le système éducatif australien, dans lequel vous avez continué votre carrière d’enseignante, était meilleur que celui de Maurice ?
–Non. Comme dans la plupart des pays du monde aujourd’hui, le niveau de l’éducation en Australie n’est pas satisfaisant et ne cesse de baisser au niveau du primaire et du secondaire. On apprend un peu de tout, mais pas suffisamment en profondeur ; on se limite à quelques matières, à ce dont on a besoin pour passer un examen. On étudie ce qui est pratique, en ignorant tout à fait d’autres matières comme les sciences humaines qui mènent aux connaissances générales. On ne dit pas à l’élève qu’il faut étudier pour augmenter ses connaissances, développer son sens de l’imagination, du questionnement, de ses aptitudes… On lui dit qu’il faut étudier pratique pour passer des examens, obtenir un diplôme qui lui permettra d’avoir un bon job bien payé. L’école est aujourd’hui une machine, une usine qui fabrique de la main d’œuvre voulue pour les besoins de l’industrie et du commerce. L’économiste Fredrich Hayek, qui a obtenu le prix Nobel d’économie en 1974, avait d’ailleurs écrit que le but de l’éducation moderne était de former de la main d’œuvre pour le progrès de l’industrie. Mais l’étude n’est pas seulement un effort qu’on est obligé de faire pour obtenir un diplôme qui procure un bon job. L’étude peut apporter des joies considérables à l’individu et l’enrichir, tout en lui permettant de se développer harmonieusement.

O Vous avez dû entendre ceux qui disent : à quoi ça sert dans le monde moderne d’aujourd’hui d’avoir des connaissances en histoire, en littérature ou en art, alors qu’il suffit de poser son doigt sur une touche de son téléphone pour avoir la réponse à toutes les questions ?
–Une réponse très brève que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux, sans aucune recherche personnelle, sans avoir fait travailler son cerveau, sans avoir fait appel à son intelligence et à son sens du raisonnement ! Aujourd’hui, tout ce qui s’appelle la culture est laissée de côté ou très peu enseigné dans l’éducation puisqu’on trouve que dans notre monde moderne, ça ne sert à rien. C’est pour essayer de voir ce qu’on peut faire pour changer ce système que j’ai entrepris une maîtrise en éducation à l’université McQuarie près de Sydney, après avoir pris ma retraite.

O Est-ce que ce qu’on appelait autrefois la culture en la respectant n’est pas aujourd’hui considéré comme étant un concept archaïque, dépassé ?
–Au contraire, je pense qu’elle est essentielle au développement de l’âme humaine, de l’esprit. Elle nous enrichit à l’inverse de la poursuite des biens matériels : un téléviseur géant, la dernière voiture à la mode, le dernier modèle de téléphone portable que l’on dit smart!

O Est-ce qu’en tenant ces propos, vous ne craignez pas d’être cataloguée comme étant restée figée dans un passé révolu, d’être anti moderniste ?
–Au contraire, je pense que beaucoup plus de personnes qu’on ne le croit dans le monde réalisent ce qui manque à notre société, ce dont nous venons de parler. On le déplore, mais on ne sait plus comment y remédier. On n’a plus les moyens de changer les choses. Nous sommes emportés par un courant qui nous mène nous ne savons où…

O Nous allons arriver maintenant au grand combat de votre vie. En étudiant pour votre maîtrise, vous avez découvert l’étendue de l’analphabétisme en Australie. Je pensais que ce problème social n’existait que dans les pays du tiers monde, pas dans un pays développé du point de vue économique comme l’Australie.
–L’Australie est un pays à paradoxes. Il y a des choses que les Australiens font extrêmement bien, mais il y en a d’autres qu’ils ne font pas bien et l’éducation en fait partie. Comme le reste du monde, les Australiens voudraient que l’éducation s’adapte à l’ère technologique qui est la nôtre, tout en gardant les acquis qui nous ont permis de construire le monde, mais ils ne savent pas encore comment s’y prendre. C’est, je vous l’ai dit, un problème mondial. Passionnée d’éducation, je me préoccupais des enfants, et même des adultes, qui – malgré tous les progrès technologiques – étaient analphabètes. Je m’étais promis d’étudier le problème et d’essayer d’y trouver une solution quand j’en aurais l’occasion. Et puis, en 2009, après de longues années en Australie, je suis venue en vacances à Maurice et j’ai eu un choc ! J’ai appris qu’aux examens du CPE, 40% des élèves avaient échoué. J’ai trouvé ce taux d’échec incroyable et quand j’en ai demandé la cause, on m’a expliqué que c’étaient des élèves qui, après sept ans d’école, prenaient part à un examen de fin de cycle sans savoir lire ni écrire ! Incroyable !

O Ce sont des statistiques qui, malheureusement, se répètent tous les ans !
— Je me suis dit que pour régler ce problème, il suffisait simplement d’apprendre à ces enfants à lire et à écrire et je me suis dit que j’allais m’en occuper, maintenant que j’étais à la retraite. Rentrée en Australie, j’en ai parlé autour de moi et l’idée de créer une association, une ONG comme on dit à Maurice, a germé. Avec des amis mauriciens établis en Australie, j’ai fondé Gateway project, une ONG pour recueillir des fonds et pour réfléchir aux moyens pour venir en aide à ces enfants. C’est alors que j’ai lu dans un journal qu’une institution australienne invitait à suivre un cours pour former des enseignants à une nouvelle méthode d’alphabétisation. Je me suis dit que ce cours pouvait me permettre de réaliser mon projet d’aider les analphabètes de Maurice à apprendre à lire et à écrire. Je me suis inscrite, j’ai suivi les cours et j’ai découvert la méthode, tout à fait nouvelle, mise au point par des experts en linguistique de l’université de Newcastle. Elle propose le retour à la méthode alphabétique traditionnelle qui a été abandonnée, il y a une trentaine d’années, pour être remplacée par la méthode dite globale qui a été littéralement imposée dans le monde entier, sous prétexte que les élèves n’arrivaient pas à suivre la précédente, supposément trop compliquée pour leurs petits cerveaux. Alors que cette méthode alphabétique, que nous avons héritée des Grecs, a formé des centaines de millions d’élèves à travers les âges et le monde !

O En quoi consiste la méthode globale pour apprendre à lire et à écrire ?
–C’est une méthode visuelle qui utilise des images à partir desquelles l’apprenant est supposé apprendre les lettres et les mots. Il est supposé apprendre à lire à partir d’un mot, montré par une image, sans avoir appris les lettres. C’est, à mon avis, la chose la plus stupide jamais inventée dans le domaine de l’éducation qui est à l’origine de l’augmentation du taux d’analphabétisme !

O Et qu’en est-il de la toute nouvelle méthode, celle que vous avez apprise, mise en forme, et que vous préconisez pour combattre l’analphabétisme à Maurice ?
–Il faut d’abord souligner que les cours que j’ai suivis ne proposaient que les principes de la méthode et que c’étaient aux élèves d’écrire comment l’appliquer. C’est ce que j’ai fait en mettant en pratique les données de la méthode qui peut être enseignée à Maurice. Cette nouvelle méthode est un retour à l’alphabet avec plus de visuel pour développer à la fois l’intellect, la mémoire et, simultanément, trois sens humains : la vue, l’ouïe et le sens tactile, ainsi que l’appareil buccal. L’enseignement est basé sur le concret, le visuel, le familier, et les exemples utilisés doivent appartenir à l’environnement de l’élève qui lui permettent d’apprendre en même temps la lecture et l’écriture. L’apprenant d’une intelligence moyenne peut apprendre à lire en quelques mois.

O Vous êtes donc retournée à Maurice en 2019 avec votre nouvelle méthode. Comment avez-vous été accueillie ?
–Depuis que j’ai proposé cette méthode à Maurice, je n’ai rencontré que de la réticence et de la résistance. Ça dérange, ça remet en question et cela se heurte à ce que j’appelle une forme d’apathie. On ne cherche pas à changer, ou pire : on ne veut pas changer de système, même s’il est prouvé qu’il ne marche pas bien et que le taux d’échec aux examens le démontre chaque année. On préfère faire de petites retouches ici et là, mais on ne s’attaque pas au cœur du problème.
O Dans ce pays où chaque année, au moins un tiers des élèves échoue aux examens nationaux et où le taux d’analphabétisme est très important, la nouvelle méthode que vous proposez n’est pas acceptée ?!
–Au départ, j’ai été reçue, écoutée, encouragée même, et puis, petit à petit, les choses ont été différentes, les promesses non tenues, les portes ne se sont pas ouvertes. Et puis, heureusement, je suis tombée sur l’école du Père Souchon à Pointe aux Sables où j’ai été accueillie, entendue et acceptée par la directrice, Mme Monique Yueng, son personnel et, après, ses élèves. La méthode a été étudiée, avant d’être mise en pratique. Tous les enseignants ont suivi le cours de formation, une heure une fois la semaine, après les classes, sur une période d’environ trois mois. Et après, on a mis au point ensemble le programme pour les élèves. Puis est arrivé le covid et j’ai dû retourner en Australie et ici, à cause du confinement, les écoles ont dû fermer. Il y a eu une interruption de deux ans et demi. Mais heureusement que pendant ce temps, les enseignants de l’école Père Souchon n’ont pas chômé : ils ont continué, autant que possible, à donner des cours aux élèves qui avaient commencé quand ils étaient âgés de 9-10 ans. Ce qui fait que quand je suis revenue à Maurice, en août de l’année dernière, à ma grande surprise et à mon grand bonheur, j’ai appris que la plupart des élèves – près de 80% – savaient lire. Quand j’ai commencé le cours, il y a trois ans, il n’y avait à l’école Père Souchon que 20% des 200 élèves qui savaient lire. Dans une classe d’une vingtaine d’élèves d’environ 13-14 ans maintenant, la chose suivante s’est passée : ces élèves se sont mis debout et, l’un après l’autre, m’ont lu La chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet ! Des élèves qui, il y a trois ans, ne savaient ni lire ni écrire !

O Donc, la méthode marche ?
–C’est un succès ! Je continue avec de nouveaux élèves à l’école Père Souchon et je continuerai à proposer cette méthode, qui peut permettre à des enfants – mais aussi à des adultes – qui ne savent ni lire ni écrire, d’apprendre à le faire en quelques mois. Je fais appel à des bénévoles, intéressés par ce projet, à venir suivre la formation, avant d’aller l’enseigner ailleurs à Maurice, là où il y a une demande.

O Est-ce qu’il ya, effectivement, une demande pour apprendre et propager cette méthode d’alphabétisation ?
— Mais bien sûr. En 2019, j’ai reçu une demande d’un travailleur social du village du Morne qui avait entendu parler de la méthode et m’a proposé de l’enseigner à un groupe de villageoises. Elles étaient à 10 quand nous avons commencé les cours, qui ont duré une fois par semaine, pendant trois mois. À la fin, il n’en restait que 8 totalement formées et tellement enthousiastes qu’avant même la fin du programme, elles avaient organisé un cours pour les enfants qui a réuni une centaine de participants du Morne et des villages avoisinants. Il y a également un groupe d’enfants du village de Nouvelle-France qui a commencé un cours depuis le début de cette année et les résultats sont très encourageants. Il y a également des cours qui sont donnés à Curepipe.

O Par conséquent et malgré les obstacles – dont vous ne voulez pas en parler pour le moment – la méthode du Gateway project fait son petit bout de chemin à Maurice. De quoi faire mentir le proverbe que veut que nul n’est prophète dans son pays…
–Je continue avec l’école du Père Souchon, mais j’ai aussi l’intention d’aller dans d’autres régions de l’île pour former des groupes et établir des classes après les heures de classe, comme je l’ai fait ailleurs.

O Vous êtes infatigable, malgré vos 90 ans !
(Éclat de rire) Vous m’avez trahie ! Je ne voulais pas dire mon âge à cause de cette mauvaise habitude mondiale de juger les gens sur leur âge. On a tendance à croire que quand une personne atteint les 70 ou 80 ans, il ne lui reste plus qu’à s’asseoir devant la télévision pour regarder les programmes les plus stupides de la terre et ne rien faire d’autre de sa vie ! Hé bien, moi, j’ai le sentiment tout à fait contraire : je pense qu’il faut travailler aussi longtemps que l’on est capable de le faire, et je sens que je suis capable de faire certaines choses. Certes, pas de faire l’escalade du Morne, mais de propager cette méthode qui, j’en suis persuadée, peut contribuer à solutionner le problème de l’analphabétisme à Maurice. C’est une méthode qui peut être appliquée sans bouleverser l’enseignement en général. Les réticences et les obstacles me donnent plus d’énergie encore pour continuer parce que ce travail, je le fais pour les enfants de Maurice, surtout ceux qui, pour des raisons multiples, n’ont pas appris à lire et à écrire après avoir passé des années à l’école. Ce projet me tient à cœur. C’est le plus important de toute ma carrière d’enseignante.

Jean-Claude Antoine

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