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Murvind Beetun : « Pourquoi je démissionne de Top FM »

Notre invité de ce dimanche est Murvind Beetun, journaliste en vue de Top FM qui vient de démissionner suite aux conséquences de la fameuse interview de l’ASP Jagai. Dans l’interview qui suit, il revient sur cette émission et explique les motifs de sa décision.

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On dirait que vous êtes devenu une vedette, que vous n’êtes plus celui qui présente l’information, mais que vous êtes devenu le sujet, l’information elle-même !

— Ce n’était absolument pas mon intention. Je ne me considère pas comme une vedette : je ne suis qu’un journaliste qui essaie de bien faire son métier, dont la principale qualité doit être l’intégrité.

 Belle définition. Quel est votre parcours professionnel ?

— J’ai toujours aimé les langues, la lecture et les journaux, mais après le collège, je me suis inscrit pour un Degree dans le secteur de l’hospitalité. Cela ne me convenant pas après quelques mois, je me suis inscrit à l’École de journalisme de l’océan Indien à Port-Louis pour un cours en ligne, tout en décrochant un emploi au Matinal, où j’ai appris sur le tas l’essentiel du métier, dans des conditions pas toujours faciles. En 2014, avec des amis, nous avons lancé un magazine hippique, The Turf.

Pourquoi avec une formation presse écrite avez-vous atterri dans l’audiovisuel ?

— Par une suite de circonstances. Nous avions développé une collaboration avec Top FM et chaque semaine, je faisais une analyse des courses à l’antenne. À la fin de l’année, nous avons été contraints de fermer le magazine. J’avais besoin d’un job, j’ai fait des démarches pour intégrer l’équipe de Top FM. J’ai été interviewé par le directeur, qui m’a engagé, et par la suite, j’ai fait mon chemin.

Vous êtes passé de simple journaliste à journaliste principal de la station, puis au poste de rédacteur-en-chef…

— Non, j’ai été nommé Head of News, celui qui s’occupe de toutes les opérations de la rédaction. À Top FM, le directeur/administrateur de la radio cumule aussi les fonctions de rédacteur-en-chef. Au départ, j’ai couvert les élections de 2014 sur le terrain en apprenant, encore une fois, sur le tas. Puis, j’ai fait un sujet sur la mort d’une personne qui était en détention policière et, au lieu de me contenter d’une déclaration de la police, j’ai fait un reportage complet sur cette affaire. Elle a débouché par la suite sur une enquête judiciaire qui a démontré qu’il y avait effectivement foul play. Ce reportage a été par la suite primé par Transpare ncy Mauritius. Par la suite, j’ai été appelé à animer, au pied levé, des émissions en direct, comme Tempo-la so, puis pendant la campagne électorale de 2019, nous avons lancé une série de reportages sous le titre de « Gates », qui ont eu un certain succès.

Arrivons à cette désormais fameuse interview de l’ASP Jagai de la Special Striking Team de la police qui a déclenché de multiples réactions et qui vous a conduit à démissionner de Top FM. En lisant le très long communiqué de la direction de Top FM sur cette affaire, j’ai appris que tout en étant officiellement un des médias les plus détestés du gouvernement en place, la radio avait quand même des relations et des tractations avec le pouvoir, tout au moins des entrées aux Casernes centrales…

— Je n’étais pas au courant de ce que vous appelez des relations et tractations. Mon travail consistait à faire de l’information en respectant tous les principes d’intégrité d’un journaliste. En ce qui concerne les tractations… ce n’est pas à un employé de dire au directeur de la compagnie qui l’emploie ce qu’il doit faire, les relations qu’il vaut mieux éviter. Ce que le journaliste peut faire, par contre, c’est de refuser de faire certaines choses qui ne correspondent pas à l’éthique.

 Il vous est arrivé de refuser de faire « certaines choses » ?

— Oui. À plusieurs reprises, mais je ne veux pas en parler. Pour le moment.

Revenons-en à l’interview du chef de la STT et des tractations pour l’obtenir…

— Quel journaliste n’aurait pas voulu pouvoir interviewer l’ASP Jagai sur les nombreuses polémiques sur la STT et les allégations portées contre elle. J’ai fait des demandes, mais je ne savais pas que, depuis janvier, le directeur de Top FM avait rencontré l’avocat Samad Golamaully dans un couloir des Casernes centrales, par accident, pour négocier l’interview.

 Vous Head of News n’étiez pas au courant du détail des tractations pour obtenir l’interview de l’ASP Jagai, que révèle le communiqué de Top FM ?

— Le directeur de Top FM m’a dit, à plusieurs reprises, qu’il y avait une possibilité que nous obtenions une interview de l’ASP Jagai, sans me donner de détails.

C’est le directeur de la station qui choisit un invité et négocie avec lui, ou c‘est le journaliste qui anime l’émission qui le fait ?

— Normalement je choisis le ou les invités et le thème de l’émission. Mais il peut arriver que le directeur/rédacteur-en-chef ne soit pas d’accord avec un thème ou des invités.

C’est de la censure ?

— Je préfère dire blocage. J’ai travaillé pendant neuf ans à Top FM, et malgré certaines contraintes, nous avons fait un travail formidable. En tant que journaliste, j’estime que tous les sujets — même s’ils sont sensibles, même s’ils égratignent certaines personnes — doivent être traités afin d’informer le public. Mais vous le savez aussi bien que moi, il y a à Maurice tellement de lobbies, tellement de groupes de pouvoirs avec des agendas différents, tellement de mains invisibles qui veulent tout contrôler, surtout la presse, l’opinion… Cela se sent : cette main invisible est de plus en plus pressante, dangereuse et peut devenir violente, comme l’a démontré la fameuse interview de l’ASP Jagai.

Revenons à la chronologie de cette interview, pour ne pas dire de ce mauvais feuilleton…

— Le lundi 12 juin, alors que j’animais un numéro de Tempo-la so, le directeur de Top FM m’envoie un message pour me demander d’annoncer que l’ASP Jagai serait en direct sur Top FM le 14. Je suis étonné et je lui demande confirmation de la nouvelle par SMS. Il confirme et j’annonce la nouvelle en direct. Le lendemain après-midi, le directeur m’appelle dans son bureau où se trouvent déjà les avocats Samad Golamaully et Ashley Hurhangee…

Les deux avocats qui se sont fait une « réputation » et un surnom de légume après un contre-rapport sur l’affaire Kistnen…

— En présence de mon directeur, ces deux personnes m’expliquent que le commissaire de police est d’accord pour que l’ASP Jagai participe à l’émission du lendemain, à condition qu’ils soient présents comme ses avocats. J’ai refusé en disant que dans ces conditions, il valait mieux annuler l’émission pour ne pas créer un précédent. Il y allait de la crédibilité et de l’intégrité et du journaliste et de la radio. La discussion va se poursuivre pendant une heure et à la fin, le directeur est sur la même longueur d’onde que moi et il est demandé aux deux avocats de transmettre cette position au commissaire de police. Un texte est même préparé pour annoncer l’annulation de l’émission, mais le directeur me demande de ne pas le diffuser.

l Pour quelle raison?

— Il me dit qu’il vient de parler avec son épouse, qui est une directrice de la radio, qui est contre l’annulation. Elle dit qu’elle est allée au bazar de Vacoas où elle s’est rendu compte que tout le monde attend avec impatience cette émission. Le directeur change d’opinion et se range à l’avis de son épouse.

Ça lui arrive souvent de changer d’opinion ?

— Écoutez, c’est sa compagnie et sa radio, et il les gère comme il l’entend. Il décide donc que l’émission aura lieu avec les deux avocats. Je refuse, nous discutons et il est décidé qu’une décision sera prise le lendemain. Le lendemain, malgré ma réticence, j’ai fini par accepter de faire l’émission avec les deux avocats en me disant que l’essentiel c’était de questionner l’ASP Jagai.

Mais personne n’a trouvé étrange que le commissaire de police engage deux avocats du privé pour protéger légalement l’ASP Jagai ?

— J’ai dit à mon directeur que si le CP devait se faire représenter, il pouvait faire appel au Parquet, ce qui aurait été autre chose. Il m’a dit qu’il ne savait pas. J’ai fini par accepter, à condition qu’un seul avocat soit présent sur le plateau. Mais une heure avant l’émission, j’apprends que mon directeur a accepté que les deux avocats soient présents sur le plateau et j’ai fini par me résigner, car après tout, je ne suis qu’un journaliste.

Comment s’est déroulée l’émission ?

— Juste avant, quelques personnes ont dit qu’elles étaient venues assurer la sécurité des deux avocats. En ouvrant l’émission, j’ai précisé que les deux avocats n’interviendraient que si l’ASP Jagai fait un contempt of court, et ils ont accepté en direct. L’ASP Jagai a pris plus d’une demi-heure pour raconter sa carrière et ensuite il a répondu de côté à mes questions précises. Quand je l’ai recadré, les deux avocats ont commencé à intervenir, pour me dire que faire et comment le faire. On entend clairement sur l’enregistrement de l’émission l’ASP Jagai demander à répondre à la place des avocats. Je n’ai jamais travaillé dans des conditions pareilles. À un moment, Me Golamaully m’a accusé d’être bias, les avocats ont commencé à hausser le ton et j’ai alors décidé d’interrompre l’émission. Pendant l’interruption, j’ai eu une violente altercation verbale avec les deux avocats, qui ont tenu des propos dégradants, faits des allégations à mon encontre et j’ai commencé à répondre. J’ai appelé le directeur, ce qui n’a pas empêché les avocats de continuer à m’insulter. Ils ont continué, j’ai répondu et le directeur a haussé le ton contre nous et j’ai quitté le studio pour aller au mess pour me calmer.

Le directeur ne vous a pas défendu face aux avocats ?

— Non. Quand je suis sorti du studio, il y avait des personnes en civil dans le couloir qui m’ont insulté et ont proféré des menaces. Ces personnes m’ont suivi et deux d’entre eux qui, je le sais maintenant, sont des policiers, m’ont menacé physiquement et verbalement parce qu’elles n’appréciaient pas les questions que je posais à l’ASP Jagai. J’ai été donc intimidé et agressé sur mon lieu de travail. Mais il y avait aussi d’autres personnes présentes, pas des policiers en civils, dans la pièce.

l Et après tout cela vous avez repris l’émission ?

— Avec le recul, je me dis que j’aurais dû mettre fin à l’émission. Mais on the spot, je me suis dit qu’il fallait faire mon travail et qu’il fallait terminer l’émission, parce que le public ignorait ce qui se passait pendant la pause et attendait la suite. J’ai demandé aux avocats de respecter les consignes qu’ils avaient acceptées dès le départ, ils l’ont fait et nous avons pu terminer l’émission.

Que s’est-il passé après l’émission qui, je le souligne, a quand même duré plus de trois heures ?

— Sans l’intervention intempestive des avocats, cela n’aurait pas été le cas. Après l’émission, j’ai raconté tout ce qui s’était passé à une personne de confiance, qui a conclu avec moi que cela était bien grave. J’en ai ensuite parlé à mon épouse, qui m’a conseillé d’aller faire une déposition à la police, ce que j’avais déjà décidé de faire. Le lendemain, j’ai eu une réunion avec le directeur, qui m’a dit que le commissaire de police n’était pas d’accord avec quelques points de l’émission et qu’il fallait que je présente des excuses. Déjà, sur les réseaux sociaux, il était annoncé que j’allais présenter des excuses ! Il s’agissait, en fait, d’une question que je n’avais même pas posée ! J’ai dit au directeur que je n’avais pas fauté et qu’il n’était pas question que je présente des excuses. Je lui ai dit que j’avais l’intention d’aller faire une precautionnary mesure à la police, il a essayé de m’en dissuader en disant qu’il allait parler au commissaire de police pour régler le problème à l’amiable. Je suis allé faire ma déposition le lendemain, puis j’ai commencé la préparation de ma prochaine émission sur « la mafia dans nos institutions. »

Décidément, les phrases du Premier ministre sont une source d’inspiration pour vos émissions !

— En tout cas, l’émission du 14 juin était une illustration de la pénétration de la mafia dans nos institutions, y compris la presse à travers une main invisible ! Après l’émission, le directeur m’a dit de prendre mon week-end pour me remettre de mes émotions. Samedi, sur les réseaux sociaux, ont commencé à circuler des posts, très détaillés, sur ce qui s’était passé pendant l’émission le mercredi précédent à Top FM. Ayant été, malgré moi, un des acteurs de ce qui s’était passé, j’ai décidé de donner ma version des faits. Vendredi, nous avions débriefé les images CCTV du mercredi 14, et j’en avais enregistré une partie, que j’ai décidé de publier avec ma version des faits des incidents sur ma page Facebook. Cela n’a pas fait plaisir au directeur de Top FM, et il fait publier un long communiqué dimanche qui contenait beaucoup de demi-vérités. Ce qui m’a le plus choqué dans ce communiqué, c’est qu’à aucun moment le directeur de Top F M n’a condamné les actes, les menaces et les insultes que j’ai subis pendant l’interview. Une interview qui, je le rappelle, a été négociée et organisée par lui avec des conditions et des invités qu’il m’avait imposés. À partir de là, sans compter ses tentatives pour me dissuader d’aller faire une déposition à la police sur les incidents, j’ai considéré que je ne pouvais pas faire totalement confiance à mon employeur. Le communiqué a été, pour reprendre une expression journalistique, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et m’a atteint.

On m’a laissé entendre que vous étiez psychologiquement instable…

— Parce que je suis en congé maladie, parce que je souffre d’asthme ?! C’est une campagne calomnieuse menée contre moi, parce que ce que je dis repose sur les faits prouvés. La seule façon de tenter de me décrédibiliser — et de faire oublier les graves incidents du 14 juin —, c’est de faire croire que je suis mentalement instable. Que je raconte n’importe quoi.

C’est pour cette raison que vous avez soumis votre démission de Top FM ?

— J’ai démissionné parce que je n’ai pas été soutenu par la direction, parce que je ne sens pas en sécurité sur mon lieu de travail et parce qu’il y a un manque de compassion à mon égard. Laissez-moi vous raconter qu’en 2019, pendant la campagne électorale, nous avons fait une série de « Gates » qui ont eu un énorme succès. Et causé beaucoup de mécontentements. J’ai eu des menaces, des propositions d’emploi à la MBC que j’ai détaillées dans un affidavit et une déclaration à la police. J’ai refusé ces propositions et je suis resté fidèle à mon employeur par respect pour mes principes et mon intégrité de journaliste. Aujourd’hui, je démissionne pour respecter ces mêmes principes et ces mêmes valeurs.

Est-ce que le directeur/rédacteur-en-chef de Top FM a accepté votre démission ?

— Non. Il m’a répondu par une lettre jeudi pour me dire qu’il rejetait les neuf raisons que j’ai avancées pour justifier ma démission. Il m’a aussi dit que vu les relations cordiales que nous avions, il m’invite à reprendre mon poste d’ici au 15 juillet. En cas de refus de ma part, il défendra la compagnie en cour, où il plaidera l’abandonment of work. Il précise qu’il réserve ses droits d’employeur sur moi — comme si j’étais sa propriété !

Je suppose qu’il doit faire allusion à une clause de votre contrat de travail qui vous interdit d’aller travailler chez un compétiteur pendant une période donnée…

— Pour des raisons évidentes, je ne souhaite pas m’étendre sur ce sujet. Tout ce que je peux dire, c’est que mes avocats considèrent que son attitude à mon égard équivaut à une constructive dismissal.

Vous êtes quand même un nom reconnu dans la profession. Avez-vous déjà eu des propositions — honnêtes — pour faire ce métier qui, visiblement, vous passionne ?

— Je suis passionné par mon métier. Mais ce qui vient de se passer incite à se poser des questions : est-ce que ça vaut la peine de mettre en jeu votre sécurité, de mettre votre vie en danger, de faire souffrir votre famille en faisant un travail honnête dans l’intérêt du public ? Ces intimidations, ces tentatives de violence sont faites pour décourager ceux qui, dans ce pays, font leur métier comme il le faut, en respectant les règles. La finalité est d’empêcher que le presse continue à être une épine dans les pieds de la main invisible. J’ai un bon poste, un salaire intéressant, une réputation. Il aurait plus facile que je ferme ma bouche, que je suive les consignes, que je reste tranquille. Seulement, j’aurais eu à ravaler mes valeurs et mes principes, et ça je sais pas le faire. Il y a un prix à payer pour respecter les valeurs et les principes, et je suis prêt à le payer. Oui, je me suis interrogé, j’ai été découragé, mais après tout, on se reprend et on continue. Je suis d’attaque pour lutter pour le respect de mes droits fondamentaux. Les Mauriciens ne connaissent pas leurs droits et laissent faire. Il faut apprendre les lois qui concernent les droits et le travail pour les faire valoir.

 Terminons en reprenant notre jargon : quel sera votre mot de la fin ?

— Il y a tentative de faire croire que tout ce qui est arrivé le mercredi est de ma faute. Mais comme le disent certains, il n’y a qu’une seule vérité, et elle triomphera. Je ne joue pas à la vedette, je n’essaie pas de tirer la couverture sur moi. Pour moi, l’attaque que j’ai subie, c’est une attaque contre la presse, contre les journalistes mauriciens qui essaient de pratiquer leur métier en toute indépendance, avec comme objectif l’intérêt public. Pour moi, c’est une atteinte grave, mais cela dit, les attaques contre la presse ont commencé depuis longtemps, mais il y a eu la résistance des journalistes, qui ont su faire face aux menaces. Ce qui dangereux aujourd’hui, c’est que les attaques contre la presse prennent d’autres formes, passent de la menace à l’agression physique. Il paraît que certaines personnes ont eu mission d’agir contre la presse pour la museler. La presse doit s’unir, s’organiser pour faire face aux pressions politiques, économiques, publicitaires pour continuer à faire son métier. Je sais qu’il y a un côté naïf dans ce que je dis, mais la solidarité entre journalistes est indispensable dans ce combat. Pour finir, et comme je vis dans un monde où il y a une grande demande pour les interviews, j’aimerais terminer en disant que c’est vous qui m’avez contacté et pas le contraire.

— Et moi, je confirme que vous êtes venu sans avocats pour veiller que vos propos soient politiquement corrects !

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