Il est 6h15 ce matin de juin, il fait frais et le ciel est couvert. Sur la route, les passants s’activent déjà d’un pas décidé, capuchon ou bonnet sur la tête, alors que des chiens errants peinent à s’extirper de leur sommeil, malgré les véhicules qui passent à cinquante centimètres d’eux.
En ce doux matin d’hiver, je fais une rencontre particulière et inattendue : celle d’une petite fille d’une douzaine d’années, toute souriante.
Elle est assise sur une balançoire en bois et, bien calée sur un des sièges abîmés par la pluie et rongé par le temps, elle se balance lentement. Ses yeux sont noir de jais ainsi que ses cheveux dont la frange bâton brède frôle ses paupières. Les fossettes sur ses joues la rendent encore plus mignonne. Son air innocent m’interpelle, puis me ravit. Tel un tableau placé au centre d’un mur, la fille est posée, là, au milieu d’une plaine à côté d’un camphrier. Elle est comme seule au monde, ce qui me pousse à m’approcher.
« Bonjour, comment tu t’appelles ? » – « Anne. Ma maman s’appelle Mary-Anne, ma sœur Jeanne et mon papa, devine… Il s’appelle Yohann. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes des ânes ! » Et elle éclate de rire ! C’est sûrement une blague qui lui a été faite maintes et maintes fois. « J’habite de l’autre côté de la rivière. J’aime les fleurs et jouer à la marelle avec mes petites cousines. Mes parents sont gentils et on aime passer du temps en famille. Et toi comment tu t’appelles ? »
« Camille ! » – « Bonjour Camille, tu veux bien t’asseoir toi aussi pour te balancer à côté de moi, comme ça on peut cause-causer ? »
Je suis intriguée par l’aisance avec laquelle elle s’adresse à moi et émerveillée par sa personnalité. Elle est pleine de vie, a le verbe facile et est d’une fraîcheur que je lui envie presque. Sans me faire prier, je me plie à sa demande.
« Anne, tu n’es pas scotchée à un téléphone portable, tu es une petite fille pleine de joie de vivre et bien agréablement causante. Ce n’est pas chose courante pour les jeunes de ton âge. Dis-moi, quel est ton secret ? »
« Mon secret ?
C’est que j’aime la vie, les gens et la nature. Tous les dimanches matin, je vais voir ma grand-mère qui habite là-bas, tu vois la maison blanche avec un toit en tôle rouge, avec à l’arrière plein de cocotiers ? Là-bas même ! Elle nous prépare du thé et du pain beurre-pistache pour le petit déjeuner et je l’écoute me raconter des histoires de longtemps et des souvenirs de mon grand-père qui est parti il y a 6 ans.
La semaine dernière, elle m’a parlé du monsieur qui, lui, est mort parce qu’une voiture l’a percuté à Orchard. Elle m’a raconté comment sa femme et son jeune fils sont tragiquement décédés dans un incendie il y a belle lurette. C’est une histoire terrrrible et je crois comprendre qu’en 2023 encore, il y a des gens qui sont toujours marqués par ce qui s’est passé cette nuit du 6 juin 1994. Mais comme me dit ma grand-mère , Dieu seul connaît la vérité, toute la vérité ! »
Pendant qu’Anne me parle, elle se lève, nourrit une poule et ses poussins, admire les fleurettes, puis me montre un livre aux pages jaunies entre lesquelles elle place des pétales.
« Mon secret ?
C’est aussi de faire confiance à mes parents qui me parlent de la vie et de ses réalités. J’écoute leurs conseils qui inspirent l’espérance et la bienveillance. Ils me disent qu’au lieu de vouloir changer les personnes autour de moi, il est plus facile pour moi de me changer et de m’adapter. C’est un sage conseil ça, non ? »
« Ah ça oui ! » lui repondis-je. « Mais pour toi Anne, tout va bien dans le meilleur des mondes ? » Rapidement, elle se remet sur la balançoire.
« Pas du tout Camille ! J’ai un autre secret. Tu veux que je te le partage ? Sûrement que oui. Tu sais, j’entends parler des problèmes dans le pays, comme la drogue qui est saisie, les difficultés économiques, l’insécurité et j’entends même des adultes se demander si à Maurice on vit encore dans un état de droit. Tout cela m’angoisse, alors, je pose des questions à mon papa, jette un coup d’œil dans le journal et partage mes opinions à mes parents. Mais, mais, mais… Je ne laisse pas les inquiétudes prendre le dessus sur ma vie. Ça, c’est le conseil de ma maman ! J’ai appris à croire en la Providence et j’évacue mes angoisses en admirant la nature. Là, en me balançant, je balaie de ma tête ce qui m’occupe trop l’esprit. Je respire à plein poumons et j’apprécie cet air frais matinal. Je regarde les nuages et leurs formes. D’ailleurs, regarde vite en haut dans le ciel à droite, on dirait un caniche qui aboie avec un facteur avec un drôle de colis.
En observant le ciel, je laisse mon imagination m’apporter de la joie et je pense à mon prochain dimanche avec ma grand-mère. Cela me fait sourire. Je rigole même parfois toute seule. Ça t’arrive à toi, aussi ? Je suis sûre que oui ! Aussi, je préfère admirer la coccinelle qui se pose sur une feuille ou le chat qui “casse paresse” en cherchant un petit rayon de soleil, que de m’attarder sur des gens qui crient et parlent mal, comme ceux que je vois parfois le mardi à la télé. Eux, ils me font peur et je ne suis pas très rassurée de savoir que c’est eux qui décident pour mon pays. Parfois, mon papa s’exclame : « Kouma dir zot dan enn zoo ! »
Voilà ! Je suis contente de t’avoir partagé mes secrets. En fait, lorsqu’un secret est une recette efficace pour être heureux dans la vie, il vaut mieux le faire connaître à beaucoup de personnes. Cela ferait de notre monde un monde meilleur ! Et toi Camille, dis-moi, tu as un secret ? »
« Mon secret, c’est que j’ai un Trésor caché dans mon jardin ! Et tu veux savoir, Anne ? Je devine que oui ! À chaque fois que je le donne à quelqu’un, je retrouve le trésor encore plus grand dans mon jardin. Un peu comme la flamme d’une bougie qu’on peut partager à l’infini sans qu’elle ne disparaisse, ce Trésor, ni ne diminue ni ne disparaît. Alors tu as raison, le plus grand secret, c’est de savoir partager avec les autres les choses qui les rendent heureux ! »