EMA est la première application mauricienne pour les règles et le cycle menstruel, une initiative de l’association Ripple Project. Donner aux femmes suffisamment d’information et d’éducation pour qu’elles puissent prendre les bonnes décisions pour leur santé, telle est le but de Djemillah Mourade, fondatrice de Ripple Project. L’association participe à la Digicup cette année. Et une équipe de trois jeunes développeuses de Polytechnics Mauritius aide pour les fonctionnalités comme le calendrier menstruel.
Pour lutter contre la précarité menstruelle à Maurice, Ripple Project collecte et distribue des serviettes menstruelles et d’autres produits d’hygiène depuis 2016 à une dizaine d’Ong tout en réalisant plusieurs ateliers éducatifs sur la santé et l’hygiène menstruelle, notamment avec la National Empowerment Foundation. Ripple veut permettre aux femmes dans la précarité d’avoir un accès gratuit aux serviettes hygiéniques.
Racontez-nous la démarche de l’association Ripple Project de mettre en place, EMA, une première application dédiée à la santé menstruelle ?
Ripple existe depuis 2016. Avec les années, à travers différents ateliers et rencontres avec les travailleurs sociaux sur le terrain et dans les prisons, les éducateurs et les personnes vivant sous le seuil de pauvreté, il est devenu évident que l’éducation sur la santé menstruelle était devenue une nécessité. Trouver un outil moderne pour répondre à cette problématique était crucial.
Aujourd’hui les jeunes et moins jeunes utilisent tous des portables. C’est aussi devenu un moyen personnel de s’informer et de s’éduquer. Il était donc normal pour nous d’utiliser ce moyen à travers le développement d’une application mobile. En lançant le prototype d’EMA, c’est cela que nous avions comme objectif. Permettre aux personnes d’avoir directement accès aux informations nécessaires sur tout ce qui touche à la santé menstruelle, au cycle menstruel, mais aussi comprendre la pauvreté menstruelle et comment cela impacte la vie des femmes et filles qui en font l’expérience.
Pourquoi avoir choisi ce prénom féminin, EMA ? Était-il urgent de lancer cette plateforme mobile ?
J’ai choisi cet acronyme, EMA, pour Educational Menstrual App car je voulais que cela soit simple et efficace, facile à prononcer et surtout à mémoriser. Dans plusieurs langues, ce nom se réfère à la mère, le swahili traduit EMA par bonté… Mais la signification qui m’a plu, c’est que dans plusieurs langues ce nom veut dire « universel », comme en allemand ou en arabe. Cette plateforme se veut justement universelle, car elle s’adresse à tout le monde, pas juste aux femmes et aux filles. Un papa peut utiliser l’application tout comme un éducateur.
Le constat à Maurice est que chaque année les cas de cancers liés aux femmes comme le cancer des ovaires ou du col de l’utérus sont en hausse. Le nombre de grossesses précoces aussi. Il n’existe aucun chiffre sur le nombre de femmes à Maurice qui souffrent d’endométriose ou encore du syndrome des ovaires polykystiques. Tout cela fait dire que les femmes, elles-mêmes, ne sont pas suffisamment informées sur le fonctionnement de leur corps, de leur cycle et, par conséquent, ne peuvent prendre des décisions réfléchies. C’est cela qu’EMA cherche à faire : donner aux femmes suffisamment d’information et d’éducation pour qu’elles puissent prendre les bonnes décisions pour leur santé.
Nous faisons aussi face à un autre phénomène qui rend cette application encore plus importante. Les filles ont leurs règles de plus en plus tôt, souvent au primaire. Parler de santé sexuelle vient plus tard dans l’éducation à l’adolescence, mais parler de santé menstruelle devrait commencer très tôt. Nous avons souvent eu le témoignage de parents qui ne savaient pas comment s’y prendre pour aborder la question des premières règles. Et quand en plus cela arrive à huit ans, c’est encore plus délicat d’aborder dans une société pleine de tabous. Tout commence par le cycle menstruel et la connaissance de comment fonctionne son corps de femme.
Fondatrice de l’association Ripple Project, pourquoi ce projet vous interpelle au point d’en faire un combat ?
Mon engagement citoyen remonte à l’école. En 2016, j’ai fondé The Ripple Project qui deviendra une association en 2021. Ce n’était alors qu’une initiative citoyenne.
La pauvreté menstruelle m’avait interpellée lors de la création du foyer Passerelle. Les mamans qui subissent la violence prennent souvent seulement les affaires de leurs enfants quand elles fuient. Elles ne prennent ni un peigne, ni un déodorant et parfois même pas de sous-vêtements de rechange. Cela m’a interpellée car la dignité se trouve dans les petites choses et pouvoir se sentir propre, c’est aussi retrouver sa dignité. Je souhaitais aider mais n’avais pas de moyens car la tâche était (elle l’est toujours d’ailleurs) immense.
Ripple qui signifie ricochet en français démarre sur une petite échelle avec quelques amis et collègues qui m’aident. Une page Facebook voit le jour et de fil en aiguille, l’initiative grandira. Je ne m’étais pas rendue compte à quel point la pauvreté menstruelle est présente à Maurice. Il a fallu lancer cette initiative et entendre les différents témoignages pour en comprendre l’ampleur. Une ampleur qu’on ne peut toujours pas quantifier à l’heure actuelle, car il n’existe aucune étude sur la question.
Nous sommes à ce jour encore régulièrement contactées pour des demandes de dons. Ensuite toute la partie de plaidoyer est venue avec le temps quand nous avons commencé des ateliers éducatifs sur la santé menstruelle.
La question des congés menstruels fait aujourd’hui débat dans plusieurs pays. Votre avis sur ce sujet…
Pour moi, la question des congés menstruels est extrêmement importante. Je souffre moi-même du syndrome des ovaires polykystiques et récemment, j’ai passé quatre jours alitée à cause de mes règles surabondantes. Pour être plus explicite, je ne pouvais pas marcher tant les saignements étaient abondants. J’ai dû rester alitée pour ne pas subir une transfusion sanguine.
À la même époque en 2022, j’ai subi une opération qui m’a clouée au lit pendant six semaines, encore une fois liée au même souci de santé. Je ne crois pas qu’aucune femme ait envie de se retrouver volontairement dans une telle situation handicapante. Perdre sa mobilité, risquer l’hospitalisation, être constamment sous médicaments et être prise en charge, c’est sérieux.
Je vois les commentaires qui ridiculisent ce type de congés, mais c’est nier la réalité de milliers de femmes à Maurice et dans le monde. Il faut comprendre le contexte médical et humain. Celles qui souffrent de syndromes, comme l’endométriose, souffrent atrocement. Et dans la plupart des cas, il faut au moins sept ans avant de pouvoir être diagnostiquée. Imaginez la douleur de non seulement être malade mais en plus de ne pas trouver de réponse adéquate, donc pas de traitement adapté.
Ridiculiser la question des congés menstruels, c’est nier l’accès aux soins aux patientes car le repos fait aussi partie du traitement. Après quatre jours au lit, j’étais sur pied. Maintenant pour celles et ceux qui pensent que les femmes vont abuser de ces congés, je pense que c’est justement une excuse patriarcale. Les femmes sont différentes des hommes, elles ont donc des besoins différents. C’est comme dire que la maman va abuser de son temps d’allaitement ! C’est absurde tout simplement.
Comment l’association Ripple Project vient lutter contre la précarité menstruelle à Maurice ?
Ripple Project collecte et distribue des serviettes hygiéniques et d’autres produits d’hygiène depuis 2016, à une dizaine d’Ong et nous avons réalisé plusieurs ateliers éducatifs sur la santé et l’hygiène menstruelle, notamment avec la National Empowerment Foundation. Nous distribuons les dons à Maurice mais aussi, quand c’est possible, à Agalega et même à Rodrigues. En donnant accès aux produits, cela allège la pauvreté menstruelle. Les femmes et filles qui ne peuvent s’acheter des produits utilisent des chiffons ou des chaussettes. Mais le plus souvent, elles utilisent une serviette au-delà du nombre d’heures recommandées pour ne pas avoir à en utiliser trop car elles ne peuvent s’en acheter.
Revenons-en à l’application EMA. Combien de femmes ont eu recours à ce service ? Quelles sont aujourd’hui leurs attentes par rapport à cette application ?
EMA en est toujours au stade de développement malheureusement par manque de financement. C’est-à-dire qu’il existe une première version que l’on teste avec des utilisateurs pour pouvoir faire des ajustements et surtout comprendre leurs besoins. Nous espérons que d’ici quelques mois, l’application elle-même sera disponible sur les plateformes de téléchargement dans une version plus complète. Nous y travaillons.
Ripple Association participe justement à la Digicup cette année et une équipe de trois jeunes développeuses de Polytechnics Mauritius nous aide pour les fonctionnalités comme le calendrier menstruel. C’est une des fonctionnalités phares de l’application mobile EMA, car il est essentiel de pouvoir suivre son cycle.
Près de 90% des jeunes filles et des femmes ne sont pas bien préparées à accueillir sereinement leurs premières règles. Alors qu’il s’agit d’un processus naturel qui est un signe de bonne santé. EMA vient aussi répondre à cette problématique. Nous avons d’excellents retours sur notre première version de la part des parents, éducateurs et des utilisatrices elles-mêmes et y compris des hommes et garçons. Cette application va jouer un rôle énorme dans la démystification des règles chez les jeunes filles. Il y a aujourd’hui énormément d’attentes et on souhaite que les bailleurs suivent aussi. Les écoles nous contactent, les associations nous contactent, preuve qu’il y a une demande. On doit vite pouvoir y répondre.
EMA vise aussi la population mauricienne dans son ensemble. Quelle y a été la réaction des hommes ?
Elle a été très bonne. Les pères y voient le moyen de commencer à aborder la question et de s’éduquer eux-mêmes sur un sujet qu’ils ne maîtrisent pas forcément. Ils apprennent ainsi à reconnaître les produits qui existent sur le marché, ou encore les troubles de santé. Beaucoup d’entre eux ont grandi dans une famille ou c’était tabou ou cela l’est encore.
Parlez-nous des facilités qui découlent de l’application EMA ?
Les différents onglets sont conçus pour donner les informations nécessaires à la compréhension du cycle menstruel, des problèmes de santé qui peuvent surgir et une compréhension des différents produits qui existent comme la coupe menstruelle. Avec EMA, les femmes et filles peuvent mieux gérer et comprendre leur cycle menstruel grâce à leur téléphone.
Femtech est une place de marché qui soutient la création et la mise en œuvre de projets innovants dans le secteur de la santé des femmes. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?
Femtech est quasiment inexistante à Maurice alors que c’est un secteur technologique en pleine expansion dans le monde. Ce sont des technologies spécialement conçues pour les femmes et pour les accompagner dans la gestion de leur santé. EMA veut à terme devenir une plateforme qui permettra de démocratiser l’accès aux femmes pour les soins.
Souvent les femmes hésitent à se faire soigner. Par exemple, si elles souhaitent prendre rendez-vous pour faire un frottis ou une palpation avec un professionnel de santé. Ou encore connaître la liste de médecins spécialisés dans l’endométriose. L’application de la Femtech à Maurice a sa place.
Il y a encore ce besoin de briser le tabou concernant le sujet de la menstruation. Qu’en est-il de votre constat sur un plan personnel et sur la réalité qui en découle sur le terrain ?
En sept ans, Ripple a permis de faire évoluer les mentalités. Quand je démarre ce projet en 2016, on me pense folle. On me dit que cela n’existe pas à Maurice. Aujourd’hui, notre plaidoyer a permis que des associations reprennent notre combat, on discute du congé menstruel. Le gouvernement a mis la question de la pauvreté menstruelle pour la première fois sur son agenda en annonçant des serviettes hygiéniques aux filles sur le Social Register Mauritius. Les entreprises et écoles nous sollicitent pour venir parler du sujet. Il y a donc eu une évolution.
Mais il y a encore énormément à faire pour briser les tabous, bien sûr, mais notamment en termes de recherches. Nous souhaitons comprendre la pauvreté menstruelle qui existe à Maurice et connaître le nombre de femmes qui souffrent de maladies liées à l’utérus. Les tabous restent encore bien ancrés à Maurice et cela traduit bien tout le travail qu’il reste à faire dans la lutte pour l’égalité des genres.
L’objectif de Ripple Project est aussi de permettre aux femmes défavorisées, généralement celles qui sont sans abri, d’avoir accès à ces produits de nécessité première (serviettes hygiéniques, shampooing, dentifrice). A ce jour, combien de femmes en ont bénéficié ?
Recevoir des dons à un moment permet à n’importe quelle femme dans le besoin ou qui vit la pauvreté menstruelle de retrouver un peu de sérénité et de dignité. Surtout pour celles qui se retrouvent dans des abris d’urgence, ou encore celles qui sont incarcérées, qui souffrent de cancer, ou qui simplement vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les besoins sont différents et vastes.
Nous avons distribué des milliers de packs durant nos sept ans d’existence, en essayant de faire des packs complets avec des pads mais aussi du savon, des dentifrices et déodorants. Malheureusement, toujours à petite échelle avec le soutien de quelques partenaires fidèles. Peu d’entreprises comprennent que les règles arrivent tous les mois chez une femme, et que l’aide doit s’inscrire dans la durée. Par exemple, parfois quand nous arrivons à soutenir une Ong pour un mois, pour le mois suivant, c’est difficile de trouver encore des dons. Et pourtant, nous répartissons les dons entre plusieurs associations.
Pour nous, travailler avec les associations est aussi essentiel. Car il ne suffit pas de venir déposer une boîte de dons. C’est aussi le contact humain qui prime. Et il importe de faire valoir le respect mutuel en disant à la personne qu’on veut voir les choses dans sa perspective et de nous y aider. C’est pour cela aussi que je ne suis pas sûre que cela change leur vie.
Ce qui changerait leur vie serait d’avoir un accès gratuit aux serviettes hygiéniques. C’est une des choses pour laquelle Ripple fait un plaidoyer. Pour que les serviettes hygiéniques soient disponibles au même titre que les préservatifs et les autres contraceptifs de manière gratuite. Car avoir ses règles n’est pas un choix, c’est inévitable chaque mois et d’ailleurs un signe de bonne santé. Et pourtant tant de femmes doivent faire le choix entre manger ou payer leur transport pour aller travailler plutôt que d’acheter le nombre de serviettes dont elles ont besoin.
Peut-on avoir quelques témoignages pour avoir un aperçu de la manière dont cela a changé le cours de leur vie ?
Souvent les gens nous disent : « Si li ena larzan pou aste enn kart telefonn li bizin kapav aste pad. » Ce n’est pas vrai. Les menstruations sont cachées car c’est une affaire personnelle. Si j’ai mes règles et que j’utilise du papier toilette ou des chaussettes, qui va le savoir ? Alors que tout comme manger, prendre les transports en commun, communiquer aussi est un besoin basique, souvent essentiel pour le travail et pour vivre.
Il y a aussi celles qui sont contraintes de rester à la maison pendant leurs règles, car elles n’ont pas les moyens de s’acheter des serviettes hygiéniques. Donc, elles craignent de tacher leurs vêtements, et d’être pointées du doigt. Certaines ratent ainsi l’école ou manquent le travail. Ce sont là des témoignages que nous avons en général sur le terrain.
Si dans un foyer vous avez la maman et deux filles, c’est déjà un coût. Il n’y a pas que les serviettes, tout ce qui a trait à l’hygiène coûte plus cher, surtout pour une femme car il y a la « taxe rose », c’est-à-dire une majoration du prix car le produit s’adresse aux femmes. Il est donc facile de juger, et plus difficile de comprendre.
Manquer d’hygiène peut aussi entraver l’accès aux opportunités. Nous avons eu comme témoignage que certaines femmes ou filles se voyaient mises de côté pour un travail car dans le cadre professionnel on ne peut pas sentir mauvais. On parle là de femmes ou filles qui n’ont soit pas accès à l’eau courante ou qui n’ont pas suffisamment d’argent. Avoir un travail leur permettrait d’avoir plus d’argent. Pourtant l’opportunité leur passe sous le nez, c’est un cercle vicieux. Cela ajoute encore à la honte de faire l’expérience de la pauvreté. Dans toute cette problématique, c’est un meilleur accès économique qui changerait leur vie, pour qu’elles puissent s’acheter ce dont elles ont besoin.
Pour donner suite au lancement d’EMA, Ripple Association a choisi les enfants de Future Hope Association Mauritius pour un meilleur regard sur le résultat final. Qu’en est-il de la collaboration de Ripple avec cette Ong ?
Ripple a toujours travaillé avec les Ong car elles sont au plus près des problématiques, elles connaissent les besoins de leurs bénéficiaires et surtout il y a un suivi. Ripple veut s’assurer que les dons aillent aux personnes qui en ont vraiment besoin. À Future Hope, nous avons pu rencontrer des adolescents, une période cruciale dans la construction de leur personnalité et de leur vie. C’est justement à cet âge que notre intervention est nécessaire. Pour justement démystifier les tabous autour de ces questions. Pour des adolescents, rencontrer des adultes ouverts et prêts à répondre à leurs questions est essentiel pour trouver les bonnes informations et ainsi prendre les bonnes décisions sur son corps à l’avenir.
Dans un monde où les enfants s’éduquent à travers le virtuel, cette approche est salutaire. C’est une des raisons aussi pourquoi il ne suffit pas de lancer une application mobile. Le travail de terrain restera toujours important. Il l’est d’autant plus qu’il nous permet de réadapter notre stratégie.
Par exemple, un des meilleurs retours que nous avons eu sur la première version de l’application est justement venu d’un enfant de Future Hope qui nous demandait de mettre du contenu aussi en vidéo car sa maman ne savait pas lire. C’était en projet mais cela nous a permis de comprendre pourquoi les vidéos étaient aussi importantes.
Quels sont les projets de Ripple en 2023 ?
Pour 2023, Ripple souhaite se professionnaliser davantage. Nous avons désormais nos bureaux qui sont situés aux Kocottes à Saint-Pierre. Notre objectif, c’est de pouvoir y donner le maximum de formations sur la santé menstruelle au public. Plusieurs campagnes sont aussi prévues tout au long de l’année, notamment en mai pour la Journée mondiale de l’hygiène et la santé menstruelle. Alors que le mois d’octobre sera dédié aux cancers féminins. Il y a aussi le lancement de plusieurs EMA Clubs dans les écoles prévues cette année.