Dans le cadre d’une interview accordée au Mauricien cette semaine, le leader des Verts Fraternels, Sylvio Michel, propose que la cité de Plaisance soit rebaptisée au nom de Serge Lebrasse. Le ségatier, qui est décédé au début du mois, y a en effet habité pendant pratiquement toute sa vie, et continue de faire la fierté des habitants de cette région de Rose-Hill. Sylvio Michel ouvre le rideau également sur quelque 56 ans de vie politique et sociale. Il parle des circonstances dans lesquelles les Organisations Fraternelles ont été créées. Et évoque la lutte de l’organisation afin que le 1er février soit proclamé congé public, l’introduction des informations en créole à la radio et à la télévision, ainsi que son engagement auprès des Chagossiens.
Vous venez de célébrer le 55e anniversaire de la création de l’Organisation fraternelle. Quels sont les souvenirs qui vous viennent en tête ?
Avant d’aborder ce sujet, je voudrais avoir une pensée spéciale pour deux personnes : mon frère Elie Michel, décédé en juillet 2014, et mon ami Serge Lebrasse, mort le 6 avril dernier. Alors qu’il était conseiller à la municipalité de Beau-Bassin/Rose-Hill, il avait tout fait pour que la région de Plaisance dispose d’une foire. Son projet a abouti sans toutefois qu’il ait l’occasion de l’inaugurer.
Après son décès, Paul Bérenger, à travers un conseiller municipal, a demandé qu’on donne son nom au bâtiment abritant cette foire. Sa famille était d’accord. Mais comme nous étions en pleine campagne électorale, en 2014, nous avions souhaité que cela soit reporté après les élections. Malheureusement, les autorités municipales ont donné à la foire le nom d’une autre personnalité. Prenant en compte la contribution de mon frère pour Maurice, malgré son niveau intellectuel, car il était un ouvrier pâtissier, j’ai un pincement au cœur.
En ce qui concerne Serge Lebrasse, personne ne peut nier sa contribution au développement du séga, un élément incontournable de la culture mauricienne. Je demande donc à la municipalité de Beau-Bassin/Rose-Hill de considérer la possibilité que la cité de Plaisance, où il a toujours habité, porte son nom. Je souhaite que la Mediclinic, qui sera inaugurée bientôt dans la région, porte également son nom. Pour que le public mauricien se souvienne de lui.
Pourquoi pas le nom d’Elie Michel ?
Ce n’est pas dans notre nature. Je prends mon cas. Un jour, le Premier ministre d’alors, Navin Ramgoolam, m’avait appelé pour me dire qui souhaitait me donner une décoration. Après une hésitation, j’ai accepté. Durant cette même année, les Verts Fraternels avaient organisé un Sit-In au Morne. C’était un dimanche 31 janvier. Dans l’après-midi, vers 14h, un coup de vent a subitement jeté la tente par terre où on se trouvait. Tenant compte que des cérémonies officielles devaient avoir lieu dans la région le lendemain, nous avons donc levé le camp et nous sommes partis. Voilà qu’alors que nous étions arrivés dans la région de Rivière-Noire, on m’a appelé pour me dire que deux fourgons de la police étaient venus sur les lieux pour nous embarquer tous. Nous étions là-bas plus tôt et n’avions pas l’intention d’y rester. On avait d’ailleurs informé la police auparavant. J’étais tellement choqué que j’ai rendu ma décoration. J’ai rendu ma médaille et je me suis senti mieux.
Revenons à l’anniversaire de l’OF…
Je dois en premier lieu dire merci à Dieu. J’ai commencé mes activités publiques à l’âge de 26 ans et le 8 mai, je célébrerai mes 82 ans. Je reconnais qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui ont eu cette chance en restant en pleine activité de manière ininterrompue. J’ai l’impression que c’était ma mission dans la vie. Après avoir fait mon HSC au collège du St-Esprit, j’avais demandé à être prêtre. Mgr Liston, évêque de Port-Louis, a décidé que je l’accompagne à Rome. J’y suis resté quatre ans et j’ai eu la chance de fréquenter un des plus importants séminaires d’Europe et une des plus importantes universités catholiques à Rome, la Grégorienne. J’ai ainsi obtenu une licence en philosophie et un BAC en théologie.
Au bout de cinq ans, j’ai senti que ce n’était pas ma vocation. J’ai donc écrit à l’évêque pour lui dire que je prenais une année de réflexion en me rendant à Paris. Bien que je m’étais inscrit à La Sorbonne pour une licence en lettres et à l’Institut catholique de Paris pour terminer mes études en philosophie, au bout de six mois, j’ai ressenti un besoin très fort de rentrer à Maurice. Je suis retourné à bord du Ferdinand de Lesseps. À mon arrivée, je rencontre un douanier que je connaissais et qui me demande ce que je venais faire ici, alors que tout le monde partait pour l’Australie ou ailleurs. Je lui ai répondu que mon devoir était d’être ici.
Voilà qu’en 1968 ont éclaté les bagarres raciales à Port-Louis. C’est alors que j’ai compris que mon devoir était ici, et pas à Paris. Nous avons vu des Mauriciens de Roche-Bois et de Sainte-Croix monter vers les Plaines-Wilhems pour chercher refuge. D’autres étaient bloqués aux Casernes centrales. Après la mort de Subratty à Ste-Croix, il y a eu une réplique à Madame Azor, à Goodlands, où des personnes innocentes ont été tuées. Ce qui a amené beaucoup de Mauriciens à rester sur leurs gardes en créant des groupes d’autodéfense.
Mon frère Elie se demandait alors qui s’occupait des personnes bloquées aux Casernes centrales. Une réunion a été organisée à l’insu de la police, parce que c’était l’époque de l’État d’urgence. Un bal a été organisé, bal qui a été un succès. Les recettes recueillies ont été remises aux réfugiés de Roche-Bois. C’est dans cette condition que, sous l’impulsion de Mme Olga Lebon, l’Organisation Fraternelle a été créée avec, pour objectif, de recréer l’harmonie sociale dans cette région, où les gens de différentes communautés vivaient en paix avant l’éclatement des émeutes intercommunautaires provoquées pour des raisons obscures et inconnues jusqu’ici, et dont personne ne connaît les commanditaires.
L’OF a opté pour la voie de la non-violence et du dialogue. Les statuts de l’organisation ont été rédigés par Rivaltz Quenette. Il fallait en premier créer une unité parmi nous-mêmes parce qu’il y avait tellement de dispersions que les gens quittaient le pays. C’était la grande désolation. Nous avions voulu créer un mouvement fort. Le premier rassemblement que nous avons organisé a eu lieu le 13 avril 1969 à Mont-Choisy. Je me souviens que Gaëtan Duval avait essayé de venir hisser le drapeau choisi pour cette occasion, mais qu’il a été empêché par les dirigeants des Organisations Fraternelles. Ce sont Louis Mercure et Jacqueline Castor, choisis en assemblée générale, qui l’ont effectué. Mgr Jean Margéot, nouvellement nommé évêque de Port-Louis, et sir Veerasamy Ringadoo, alors ministre des Finances, étaient également présents. Ce que nous retenons de l’expérience vécue durant cette période, entre 1968, après l’accession de Maurice à l’indépendance, et 1969, c’est l’apaisement qui a régné. Nous avions réussi à amener la réconciliation. D’ailleurs, aujourd’hui, dans les Verts fraternels, il y a beaucoup de musulmans.
Qui faisait partie de l’Organisation Fraternelle à l’époque ?
Les organisations fraternelles étaient une organisation essentiellement créole, mais il y avait aussi beaucoup de Tamouls. D’ailleurs, le rassemblement du 13 avril 1969 coïncidait avec la fête de Varusha Pirappu. Le jour du rassemblement, nous avions levé un drapeau marron, alors qu’à l’époque, il n’y avait que les drapeaux rouges et bleus. Alors que j’étudiais à Rome, j’avais observé que dans sa librairie, il y avait une littérature incroyable sur l’esclavage. Je me suis toujours demandé pourquoi nous ne faisions rien sur l’esclavage, d’autant que je suis moi-même descendant d’esclaves. Il faut toutefois se souvenir que ce sont les marrons qui étaient les premiers libérateurs. Je pensais qu’il fallait rappeler leur souvenir. C’est la raison pour laquelle nous avons pris le marron comme couleur. C’est cette idée qui nous a guidés tout ce temps.
En 1976, nous avions demandé à la municipalité de Port-Louis l’autorisation de créer la première stèle dédiée à l’abolition de l’esclavage. Nous avions eu toutes les peines du monde. M. Moollan, qui était commissaire à la municipalité, nous avait refusé ce droit. J’ai donc écrit une lettre à sir Seewoosagur Ramgoolam, qui nous a tout de suite appelés. Il a tout de suite affirmé qu’il fallait donner cette autorisation. Le commissaire Moollan a dû céder. Nous avons été les premiers à Maurice à faire mémoire de l’abolition de l’esclavage depuis l’abolition, à l’occasion de son 141e anniversaire, avec cette stèle au Jardin de la Compagnie.
Tout cela se déroulait durant ce qu’on appelle les années de braise…
De 1971 à 1973, Maurice a vécu sous l’État d’urgence et sous un régime dictatorial après la suspension de deux clauses constitutionnelles. Les rassemblements intérieurs et extérieurs à caractère politique et social étaient interdits, et on avait instauré la censure de la presse. Tout cela prenant comme prétexte la grève générale de la General Workers Federation (GWF), pourtant révoquée. Tous ceux qui participaient à la grève, que ce soit dans les docks , les municipalités ou les usines, avaient perdu leur travail.
Par la suite, il y a eu la visite de la Reine Elizabeth II et du duc d’Édimbourg. À cette occasion, il y a eu des arrestations, tant parmi les syndicalistes que parmi les politiciens. Paul Bérenger, Dev Virahsawmy, Élie Michel et d’autres membres de l’OF, Yves Frappier, Ramdath Jaddoo, se sont retrouvés en prison. Anerood Jugnauth, qui était avocat nouvellement nommé à la tête du MMM, était resté dehors. L’OF et le MMM ont été contraints de travailler ensemble pour faire libérer les détenus et lever l’État d’urgence.
Une lutte colossale dans la non-violence durant laquelle nous avons surmonté la peur, avec des actions audacieuses et une solidarité inattendue : manifestation des femmes menées par Marraine, la mère de Paul Bérenger. Des prières ont été dites sans permission en l’église Notre Dame de Lourdes à l’initiative du Père Reynolds Michel. Par la suite, les détenus ont été libérés. J’ai beaucoup appris durant cette période. J’ai compris ce que voulait dire l’esclavage, être prisonnier. C’est à cette époque qu’est née l’idée de stèle au Jardin de la Compagnie. Il a fallu attendre le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage pour voir la création d’un lieu de mémoire à Pointe-Canon.
Quels ont été les autres moments forts de l’OF ?
Un autre moment fort pour nous aura été la manifestation organisée le 1970 place Mgr Jean Margéot, à Rose-Hill, à laquelle le Père Philippe Fanchette avait participé. À cette occasion, des résolutions avaient été adoptées, notamment sur la réforme de la société mauricienne et la lutte contre le sectarisme. À la suite de cette manifestation, il y a eu plusieurs réunions et échanges entre les dirigeants de l’OF et Mgr Margéot. À la dernière réunion, l’évêque a proposé que l’OF intègre la Ligue ouvrière d’action catholique (LOAC). Ce que nous avions refusé. Par la suite, le diocèse de Port-Louis a mis sur pied l’Institut pour le Développement et le progrès (IDP), placé sous la responsabilité de Mgr Amédée Nagapen, vicaire général, et d’un secrétaire général, Jean-Noël Adolphe.
Par la suite, nous avions également refusé d’intégrer le MMM. L’Organisation Fraternelle a connu des fortunes diverses. Nous avions au départ 54 branches. Après le conflit avec Gaëtan Duval et Mme Lebon, ces derniers sont partis avec 28 branches. Après les divergences de vues avec le MMM, il ne nous restait plus que seulement trois branches. Cela ne nous a pas découragés. Lors des élections générales de 1976, j’ai été candidat sous la bannière du MMM dans la circonscription No 4 face à Gaëtan Duval, et j’ai été élu. Au Parlement, j’ai travaillé étroitement avec le Clerk d’alors, Rivaltz Quenette, qui m’a aidé à rédiger mes interpellations parlementaires. C’était un guide pour moi. C’est lui qui m’a demandé un jour pourquoi on ne célébrait pas l’abolition de l’esclavage le 1er février. Il a drafté une motion dans ce sens pour être débattue au Parlement.
Anerood Jugnauth avait déposé, lui aussi, une motion en faveur d’un jour de congé pour les travailleurs engagés et voulait remplacer la motion que j’avais présentée. Après discussions, ma motion a été amendée pour inclure la question des travailleurs engagés. En fin de compte, je me suis dit que c’est une bonne chose.
À cette époque, il y avait 23 congés publics, et il y avait une forte pression pour réduire le nombre de jours fériés. Le projet de congé ne s’est pas réalisé. En 1982, lorsque le MMM est arrivé au pouvoir, le nombre de congés a été réduit sans prendre en considération le 1er février. J’en ai parlé à SAJ, mais il a été intransigeant et a refusé d’accorder un jour de congé.
En 1983, après la cassure, il m’a appelé pour me parler des misères qu’il a subies avec Paul Bérenger. Il m’a dit qu’il était disposé à étudier la question de congés et qu’il se pencherait sur la question de logements. À cette époque, beaucoup de personnes avaient brisé les scellés des maisons ex-CHA pour y vivre. Il était d’accord de régulariser leur situation et d’allouer des portions de terres pour des projets de l’OF. Mais en fin de compte; on n’a rien obtenu. Zero plonbaz. Avek to 50/60 dimounn, to pe reklam mwa tou sa zafer-la ? avait-il dit.
Un jour, il m’a appelé en présence de Gaëtan Duval. C’était en 1984. Lorsque je suis entré dans son bureau, je lui ai demandé ce que Duval faisait là. Il m’a dit que c’est lui le chef. Je suis revenu sur ma demande de congé. Il a répondu : To trouv sa laport-la ? Li pa tro larz pou to sorti la ? J’ai démissionné par principe et par respect pour les gens qui ont voté pour nous. J’ai fait 40 jours de grève de la faim. Je voudrais rendre hommage à feu Kader Bhayat et à Gaëtan Pillay, qui était dans le port, et qui nous ont soutenus. C’est grâce à eux qu’aucun squatter de la CHA n’a été expulsé.
Vous avez finalement obtenu votre congé public ?
En 1985, je ne sais pas par quel remords de conscience, SAJ a finalement donné un congé public à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Cette date a été célébrée à Pointe-Canon. C’est à cette occasion que le diocèse a décidé de célébrer une messe à Ste-Croix. À cette époque, nous luttions aussi pour les Chagossiens. Ils ont obtenu une première compensation, et la deuxième a été obtenue après 27 jours de grève de la faim. Ils ont également eu un moratoire de cinq ans pour ne pas poursuivre le gouvernement.
La lutte a repris après ce moratoire en 1986. Il y a eu une manifestation devant l’ambassade des États-Unis. Il y a eu une autre grève de la faim, qui a été un échec. La bataille a été portée en Angleterre. À Londres, la délégation – comprenant Élie Michel et Me Hervé Lassémillante – a rencontré Me Stephen Grosz, avoué, et le Pr Anthony Bradley, Q.C. Elle a aussi rencontré Donald Cairns et Tom Harris, respectivement administrateur et commissaire du British Indian Ocean Territory. Le sujet abordé a été l’autorisation pour une visite dans l’archipel par un groupe de Chagossiens. Londres a accepté la requête et il a fallu trouver un bateau pour une telle visite.
Nous avons commencé à entreprendre une démarche pour nous rendre aux Chagos en juillet 1995 lorsqu’est intervenu l’incendie de la pâtisserie Fraternelle. Cela a eu des répercussions inattendues sur nos relations avec Hervé Lassémillante. Nous nous sommes séparés, mais les Chagossiens lui ont apporté leur soutien. Ce qui a entraîné notre désengagement concernant la question des Chagos.
Quel regard jetez-vous aujourd’hui ?
L’organisation a évolué au fil des années. En 1987, l’OF s’est transformée en parti politique sous le nom de Front des travailleurs socialistes et participe aux législatives dans une alliance avec le MMM et le Mouvement des travaillistes démocratiques. Aucun élu parmi les deux candidats du FTS dans les deux circonscriptions imprenables offertes par le MMM.
En 1989, le FTS s’est joint aux partis écologistes en prenant le nom de Verts Fraternels. En 2018, nous avons créé la Green Réparations Foundation, qui œuvre pour obtenir des réparations économiques juridiques et sociales pour les Mauriciens dont les ancêtres ont été déportés en tant qu’esclaves au cours des différentes périodes colonisatrices. Ces réparations relèvent de la responsabilité des trois anciens pouvoirs coloniaux, entités privées et gouvernement mauricien ayant tiré profit de l’esclavage.
Nous sommes fiers de notre réalisation dans tous les domaines, que ce soit pour le congé public, la reconnaissance du Morne, l’utilisation de la langue créole à la MBC, la régularisation des habitants des maisons CHA, l’institution de la Truth and Justice Commission… Le parti les Verts Fraternels poursuit son chemin et sera présent aux prochaines élections générales, seul ou en alliance.