Assis en face de la mer à son domicile de Pointe-aux-Sables, Robert Steulet scrute l’horizon. Tantôt il regarde aussi ses mains. Puis ses pieds. Il cherche ses béquilles. Il a envie de bouger. Faut dire que l’homme de 76 ans n’a jamais aimé rester en place. En dépit de son âge, c’est un homme pétillant et enthousiaste qui nous reçoit. Sportif dans l’âme, il a connu des années de gloire. Aujourd’hui encore, même s’il en doute un peu, son nom résonne comme un « Grand ». Un grand de la zone franche, un grand du cyclisme, un grand des rallyes… Robert Steulet est tout sauf un inconnu. Au contraire. Il a un parcours des plus inspirants. 55 ans déjà que ce Suisse de naissance a adopté l’île Maurice et a apporté le meilleur de lui-même au pays !
L’aventure de Robert Steulet a commencé il y a 55 ans. C’était un 19 janvier. Une date qui reste gravée dans sa mémoire, car à l’époque, en 1968, lorsqu’il débarque à Maurice avec un contrat de trois ans pour assister son grand frère Gérard dans la direction technique de Micro Jewels — la première usine de la zone franche à Maurice —, il ne pensait pas que plus de cinq décennies plus tard, il y serait encore. Pourtant, bien des années se sont écoulées, et bien de projets se sont concrétisés. Et Robert Steulet en est, on ne peut plus fier.
En effet, en plus de sa carrière professionnelle au sein de Micro Jewels, où il eut à prendre des responsabilités deux ans à peine après son arrivée — son grand frère préférant rentrer au bercail —, le Suisse a connu une évolution fulgurante au sein de la communauté mauricienne qu’il a adoptée pour patrie. Non seulement parce qu’il s’est marié à Audrey, une Mauricienne qui lui a donné quatre enfants, et qu’il a été naturalisé depuis 1976, mais aussi parce qu’il a largement contribué à l’évolution de plusieurs domaines d’activités qui ont fait honneur à Maurice, le pays qu’il a adopté et qui l’a adopté !
Pourtant, au début, personne ne pouvait penser à cet amour mutuel entre un étranger et un pays. Robert Steulet n’est venu à Maurice, au départ, que pour prêter main-forte son frère. « Je terminais quatre ans d’études en mécanique de précision en Suisse. C’est un peu automatiquement que ce poste d’assistant à la technique m’a été proposé, car à l’époque à Maurice, la main-d’œuvre n’avait aucune expertise dans d’autres domaines mis à part les cylindres de canne à sucre. Le perçage de rubis, comme on le faisait, était une opération minutieuse qui nécessitait du temps et beaucoup de main-d’œuvre. » José Poncini, qui venait lui aussi un peu plus tôt de terminer ses études en Suisse, avait eu l’idée d’importer cette matière à Maurice.
C’est ainsi qu’est née Micro Jewels, dont l’expertise consistait à percer le rubis de montres. Des montres de renommée internationale et sur lesquelles le montage du rubis devait être d’une précision irréprochable. « Mon frère avait un besoin urgent de technicien pour pouvoir le seconder. Du coup, je suis venu », raconte-t-il. Robert Steulet s’attelle à la tâche avec rigueur et passion. Tant et si bien que son frère le laisse prendre les commandes en tant que directeur, alors que lui, deux ans plus tard, pliait bagage pour rentrer en Suisse. « C’était une aubaine. Imaginez qu’à 23 ans vous devenez directeur technique. Malgré mon diplôme, je n’étais pas prêt pour une telle expérience ailleurs qu’à Maurice. Je suis donc resté », dit-il.
Un vrai challenge, car son équipe était constituée alors d’une quarantaine d’ouvriers, dont 99% de femmes. « J’avais des employées qui auraient pu être ma mère », rigole Robert Steulet. « Ce n’était pas facile au début, mais heureusement, avec beaucoup de psychologie et de savoir-faire, j’ai gagné le respect des employées et nous avons réalisé des résultats exceptionnels », se souvient celui qui s’est fait un nom, mais aussi une réputation de vainqueur dans la zone franche.
Le foot d’abord, puis les rallyes automobiles
Mais s’il est reconnu dans le secteur de la zone franche, c’est surtout dans le domaine sportif, que Robert Steulet s’est fait connaître du grand public. Déjà, cet orphelin de père alors qu’il n’avait que cinq ans, puis orphelin complet à 15 ans, avait développé une passion pour le foot et avait été repéré par une équipe en Suisse au sein de laquelle il a évolué durant son adolescence. Ainsi, c’est naturellement qu’il se remet au foot à son arrivée à Maurice. Surtout que l’adaptation ici, où il ne connaît pratiquement personne, est plutôt, au départ, difficile.
À l’époque, Robert Steulet évolue au sein du Racing Club avec un groupe qui s’agrandit au fil des années. « J’ai joué avec Michaël Glover, avec John Glover aussi, Louis Kenny… tous les noms connus à l’époque. C’était des grands du foot et certains d’entre nous évoluaient même au sein de l’équipe nationale », confie le Suisse. Et d’ajouter, non sans grande fierté, qu’il a aussi été entraîneur de l’équipe Père Laval. Cependant, en raison de ses responsabilités grandissantes au sein de l’entreprise Micro Jewels, il devenait plus difficile pour Robert Steulet de se contraindre à un entraînement régulier pour sa passion du foot qu’il délaisse peu à peu.
Mais Steulet n’est pas quelqu’un qui puisse vivre sans rien faire. Ainsi, lorsqu’un de ses amis lui suggère de participer au rallye automobile des débutants, même s’il n’y connaît rien, il fonce. « J’avais juste mon permis de conduire. Mais je me suis dit pourquoi pas ! » se souvient-il. Sa première voiture de course, c’était une Fiat 1500 de couleur blanche, en l’occurrence la voiture de la compagnie Micro Jewels, immatriculée M357, se souvient-il.
La déformation professionnelle aidant, le technicien s’intéresse de près à l’activité, si bien qu’il se classe à la 5e place. « Quand je me lance dans quelque chose, j’essaie d’analyser la chose et de comprendre rapidement ce qu’il faut faire. Mes amis m’ont indiqué les coins où il fallait passer et me disaient qu’il fallait faire comme-ci et comme-ça, mais quand il y a eu le classement, ceux qui me montraient étaient derrière et nous nous étions à la 5e place », sourit Robert Steulet. Il confie toutefois que lors de cette première course, « il y a eu cette coïncidence terrible, une fameuse panne qui allait me sauver… ! J’étais tombé en panne et je m’étais arrêté dans une boutique à Mahébourg pour acheter un fil de fer pour racoler le tuyau d’échappement qui s’était décollé. Et je fus ainsi un des seuls à ne pas avoir été pris dans le speed trap. C’est cela qui a fait que j’ai réussi le parcours », rigole-t-il, heureux que les résultats, proclamés cinq jours plus tard, l’annonçaient parmi les gagnants.
Et puis le vélo… et le club 52×14
Une première réussite qui lui donne le courage de continuer dans les rallyes et de se perfectionner et à développer une passion. « Au début, il y avait des rallyes de régularité. Ce n’était pas tellement la vitesse qui comptait, mais il fallait passer devant telle ou telle place à telle heure. C’étaient des rallyes de précision. Je participais avec Raymond Duvergé et par la suite, on a fait des rallyes comme maintenant, avec des rondes », précise notre interlocuteur, ajoutant « une fois qu’on est dedans, on y prend goût, et par la suite, on a une réputation à défendre, et donc on se donne au maximum. »
Toutefois, avec les nombreuses augmentations de l’essence et du fait que parallèlement il avait pris un peu de poids, Robert Steulet abandonne peu à peu les rallyes où il était devenu un des incontournables et se met à faire du vélo. « J’ai commencé à faire du vélo pour maigrir et en cela, j’ai perdu 25 kilos. J’avais 31 ans. Plus je perdais du poids, plus je trouvais que ça allait mieux. Et comme j’étudiais aussi un peu la technicité pour le vélo, je me suis inscrit à certaines compétitions et j’ai fini dans la sélection de Maurice, avec les Quéland, Larhubarbe… qui étaient 10-15 ans plus jeunes que moi, pour le Tour de La Réunion », raconte-t-il modestement.
Se faisant rapidement un nom dans le secteur, Robert Steulet est élu à la présidence de la FMC lors d’une réunion visant à relancer le cyclisme qui se mourrait alors. Et avec quelques amis, dont Yves Fanchette et Maurice Enouf, il révolutionne complètement ce sport. « Une des premières choses qu’on a faites, ce fut de retirer le cyclisme de la Mauritius Sports Association (MSA), qui chapeautait à l’époque tous les sports Maurice. Jean Roland Delaître qui en était alors le président et nous a donné ainsi l’occasion de développer nous-mêmes le cyclisme. C’est ainsi qu’on a créé la Fédération mauricienne de cyclisme (FMC) », se souvient-il.
Ainsi, avec son club qu’il créé, le 52×14, Robert Steulet étudie et met au point des méthodes d’entraînement modernes qui profitèrent aux meilleurs cyclistes locaux de l’époque, dont les frères L’Entêté, Piat, Louison, Lebon, L’Introuvable, Labone, Pharmasse et autres. « Ces garçons ont dominé le cyclisme local durant plusieurs décennies », rappelle-t-il, ajoutant qu’à cette époque, le cyclisme gagnait du terrain, devenant même plus populaire que le football. Devenu par la suite entraîneur, c’est au Tour de La Réunion qu’il savoure les premiers fruits de son travail, quand Patrick Piat endosse le maillot jaune devant des coureurs français pour le moins étonnés des progrès des Mauriciens.
Sa famille, sa plus belle réussite
En 1985, il épousa Audrey et par la suite il fonda sa famille qu’il considère comme sa plus belle réussite. Le Suisse est en effet père de quatre enfants, deux filles et deux fils ,et aujourd’hui grand-père de deux petits-enfants. Au début des années 1990, en tant que parent responsable, il pense bien évidemment à l’éducation de ses enfants. C’est ainsi que Robert Steulet rejoint le groupe qui créa l’École du Centre comme membre fondateur, et fit partie également des comités qui créèrent le collège Pierre Poivre et le Lycée des Mascareignes. Parallèlement à l’éducation scolaire, il s’occupe aussi des loisirs des jeunes et il crée alors des écoles de cyclisme, et organise également des compétitions pour ces petits futurs champions.
Comme loisirs pour ses enfants, il les dirigea vers la pratique du karting dans lequel ils excellent. Robert (Jr) puis Bertrand et Géraldine décrochèrent même leur titre de champion de Maurice. Le père au réglage et les enfants au volant firent une équipe redoutable durant ces belles années.
Entre-temps, Micro Jewels Ltd continuait son expansion. Toutefois, l’évolution prenant place, les montres à quartz sont venues remplacer celles avec les rubis. « Il n’y avait plus de tic-tac. Le mécanisme changeait et du coup, les rubis n’étaient plus percés comme nous on les perçait mécaniquement, mais au rayon laser », explique Robert Steulet. Si le métier dans lequel Micro Jewels s’était spécifiquement spécialisé était menacé, lui ne se décourage pas. « Nous avons trouvé un Allemand qui avait besoin de faire faire des éléments de bijouterie. C’est ainsi que nous nous sommes mis à faire des fermoirs, jusqu’à 3 millions par mois ! », dit-il. Robert Steulet souligne qu’au départ, l’usine a assisté sa quarantaine d’employées dans cet exercice de recyclage afin que personne ne perde son emploi et que Micro Jewels ne mette pas la clé sous le paillasson. Ils se sont ainsi adaptés en travaillant avec du laiton puis l’argent, ensuite le plaqué or et enfin même l’or.
En 2003, la société fut rachetée par un groupe américain et Robert Steulet et sa femme Audrey ont ouvert une autre usine à Pointe-aux-Sables, pour la confection de bijoux pour le compte d’une entreprise réunionnaise. Cependant, avec le Covid et la fermeture des frontières et les difficultés associées, l’usine a dû cesser ses activités.
« Je suis bien vissé ici »
Aujourd’hui, Robert Steulet « savoure » une retraite bien méritée auprès de son épouse, ses enfants résidant tous en Suisse. Et si pour des raisons de santé il a subi une ou deux opérations, et même si pour l’instant il se déplace à l’aide de béquilles, ce n’est pas pour autant qu’il a perdu son énergie débordante. Après 55 ans passés à Maurice, il en est tout aussi amoureux de son pays d’adoption et de ses passions. « Je ne suis pas habitué à ne rien faire. Pour l’instant, je m’occupe avec internet et je me documente. Les choses viendront d’elles-mêmes », dit-il. Ce qui est sûr, c’est que lui et ses proches sont on ne peut plus fiers de ce qu’il a accompli depuis son installation à Maurice. « Je suis bien vissé ici », se plaît-il à dire.
En guise de conclusion, il souligne avec une pointe de nostalgie que lorsqu’il a débarqué, il venait d’un pays super organisé et qu’ici tout était à faire. Outre le climat, c’est ce challenge qui l’a plu, conquis et convaincu. « Que ce soit dans le sport, le travail, le social… il fallait construire. Et en cela j’ai construit à Maurice, mais Maurice m’a aidé à me construire »… Tout comme sa muse Audrey et la famille qu’ils ont construite ensemble !
Robert Steulet, une véritable ode à une vie réussie !