Notre invité de ce dernier dimanche de 2022 est Percy Yip Tong, artiste engagé, découvreur de talents, mais également militant, activiste et candidat indépendant aux élections du Numéro 14, depuis l’an 2000. Dans l’interview qui suit, il explique son parcours, justifie ses choix, partage son analyse de la politique mauricienne et fait un appel pour un changement de mentalité des électeurs. Une interview qui fera grincer des dents dans le landernau politique.
Essayons de résumer votre parcours personnel et professionnel. Après des études universitaires en France, vous êtes rentré à Maurice, où vous avez découvert le seggae et lancé Kaya…
— Avant, il faut préciser que je suis né d’un père sino-mauricien et d’une mère indonésienne, que j’ai été baptisé et que j’ai fait mes études au Lycée La Bourdonnais. Ce qui fait que je parlais anglais à mes parents et à l’église presbytérienne d’Écosse, français au lycée et kreol avec mes copains et mes cousins chinois, ce qui a fait de moi un Mauricien à part entière. À l’université, j’ai commencé par faire le droit, puis de la psychologie, du cinéma, de la musique et une licence en communication. Après avoir voyagé quelque temps, je suis rentré à Maurice pour des vacances au cours desquelles j’ai travaillé dans l’équipe d’animation d’un hôtel dont je suis devenu le directeur des relations publiques. Un an après, je rencontre Natir à Chamarel et je découvre le seggae qui, comme le reggae, fait partie des contest songs. Avec le matériel son du Centre Culturel Charles Baudelaire, on enregistre la première cassette de Natir. C’est un succès qui pousse Kaya à me rencontrer. Je quitte l’hôtellerie pour lancer Kaya qui, parce qu’il est rasta, « avec un nid d’abeille dans les cheveux », est rejeté de partout. Sauf de Jacques Rivet, qui nous ouvre les pages de Week-End Scope. Je pars pour La Réunion où a lieu le vrai lancement du seggae et de Kaya, qui devient une star. Avec le succès sont arrivées les arnaques et on m’a accusé d’être parti avec la caisse. Découragé, je décide de quitter Maurice pour retourner en Allemagne, où m’attend mon épouse, en traversant seize pays d’Afrique, du sud au nord, en stop.
Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir à Maurice plus tard ?
— Je suis devenu père à mon retour en Allemagne et tout en travaillant dans des homes pour vieillards, j’ai entrepris des études en sciences sociales et j’ai fini directeur d’un centre. En 1996, à 35 ans, je décide de revenir à Maurice en famille pour que mes enfants intègrent le système scolaire. Je travaille dans le tourisme écologique et comme interprète de conférences. J’ouvre une boîte d’événementiel, organise des concerts, dont ceux du parcours de la flamme des JIOI en 2003 et la cérémonie de clôture, qui est une catastrophe parce que les politiques m’ont obligé à modifier le programme prévu.
Pourquoi après ce parcours remarquable et précurseur dans le domaine culturel et musical êtes-vous entré en politique ?
— Après la mort de Kaya et les émeutes, j’ai décidé de poser en indépendant à Rivière Noire avec un slogan qui n’a pas changé depuis : aret vot blok, vot dimounn ! Poser ma candidature me donnait l’occasion de faire des meetings, et donc faire une campagne pour sensibiliser l’électorat. J’étais et je suis toujours convaincu que les alliances électorales — les mêmes — se succèdent au pouvoir depuis cinquante ans parce que les Mauriciens ne savent pas voter.
Mais ça n’a servi à rien du tout, puisqu’aux élections générales de 2000, vous n’avez pas été élu…
— Je n’avais pas posé ma candidature pour être élu, mais pour semer une graine vers un changement de mentalité. C’est ma seule solution, la seule tribune pour essayer de faire changer les gens.
Est-ce que, pour être réaliste — au niveau politique —, vous n’auriez pas dû intégrer un grand parti pour vous faire élire ?
— Bien sûr, et j’ai eu des propositions de tous les partis suite à mes résultats de 2000 : je suis sorti septième, juste après les candidats des deux grandes alliances. J’ai refusé parce que je préfère être perdant, mais indépendant, que de gagner une élection avec des dinosaures politiques. Je ne peux pas au fond de moi m’associer à des gens en qui, pour diverses raisons que je peux développer, je n’ai pas confiance. On m’a dit d’être réaliste, de poser avec eux pour, après avoir été élu, démissionner et siéger en député indépendant. Mais je ne peux pas le faire et je continue donc à chaque élection à poser en indépendant. Pour essayer de continuer à changer, petit à petit, les mentalités.
Est-ce que la graine pousse avec les résultats des élections de 2005 où vous êtes encore candidat indépendant dans la circonscription Numéro 14 ?
— Oui et non, dans la mesure où je suis toujours à la septième place, sauf en 2019, où j’étais absent du pays et je n’ai donc pas participé à l’élection.
Mais ça ne sert à rien, dans la mesure où la logique du système électoral est de remporter les élections pour siéger au Parlement. Pas d’être un candidat indépendant populaire…
— Je suis plus idéaliste que réaliste, mais je ne le regrette pas. Paradoxalement, je ne suis pas crédible à cause de ma sincérité ! J’ai aujourd’hui 62 ans et j’ai été témoin de beaucoup de choses qui me font rester idéaliste et continuer à n’avoir aucune ambition politique. Si j’avais rejoint un parti, une alliance, j’aurais été élu avec ma popularité à cause de la musique et le fait que je suis né Sino-Mauricien.
Vous posez votre candidature dans des élections hyper politisées sans avoir d’ambition politique ? Comment voulez-vous que les gens votent pour vous !
— Je ne pose pas pour être élu, mais pour pouvoir passer un message de sensibilisation aux électeurs sur leur manière de voter. Je suis peut-être trop en avance sur mon temps, mais mes messages de 2000 sont encore valables en 2022, puisqu’une majorité est en train de dire ni Pravind ni Navin.
Depuis quelques années, la nature de votre combat a changé : vous êtes devenu un manifestant ou un activiste professionnel que l’on retrouve dans toutes les manifestations…
— Ce n’est pas un métier, on ne gagne pas un salaire en manifestant, on n’a que des problèmes, dont la possibilité d’être arrêté et poursuivi. On le fait soit pour se faire voir — sur les réseaux sociaux — soit parce que l’on croit dans la cause. Bruneau Laurette, Darren et autres Ivan Bibi viennent de faire leurs débuts sur la scène. Moi, j’y suis depuis l’époque de Kaya et les gens m’appellent Ton, l’ancien à qui on demande des conseils. Eux sont connus à cause des réseaux sociaux, moi à cause de mon passé, de mon vécu. Je ne suis pas un professionnel de la manif, comme vous dites, moi je fonctionne à la passion, au coup de cœur. Je suis un de ces rares Mauriciens qui s’engagent spontanément genuinely pour une cause, pas pour réaliser un agenda ou une ambition politique. Avant j’étais reconnu comme un artiste, maintenant on m’appelle l’activiste. Mais je suis resté le même, puisque je continue à faire et à dire la même chose depuis des années, c’est mon image qui a changé. Pas mon discours.
Ça sert à quoi d’être activiste aujourd’hui ?
— D’abord c’est ma nature de m’impliquer dans la défense des causes dans lesquelles je crois : l’avortement, la légalisation du gandia, l’écologie, etc. Cela ne sert à rien de critiquer si on ne propose pas des solutions. Qu’est-ce qu’on fait après avoir Bour Li Deor ? Sortir d’une forme de dictature stable avec Pravind pour arriver à une forme de dictature plus démocratique mais totalement instable avec Navin, dans un contexte économique hyper grave ?
Cela veut dire qu’il vaut mieux garder la « dictature stable » avec Pravind ?
— Moi, je pose la question et je n’ai pas de solution crédible comme alternative. Certains sont en train de mettre en avant Navin, qui vient de se ridiculiser avec son histoire d’envoyer le troisième âge en vacances à La Réunion. Pravind est le bon élève de tous les systèmes de gouvernance qu’on a eus depuis l’indépendance. Il est venu, avec son papa, proposer le Viré Mam qui consistait à accepter tout ce qu’il avait passé sa vie à critiquer. Il fait mieux que tout le monde dans tout ce qui détruit ce pays et ses habitants. Il est arrivé au summum de l’art de tout ce qui est négatif.
Si ce n’est ni Pravind ni Navin, c’est qui alors : vous ?
— Non. Je ne suis qu’un artiste engagé qui se sent impliqué, concerné par les problèmes de son pays. C’est le néant qui découle de notre système électoral qui oblige l’électeur à choisir entre deux principaux pôles. Les partis dinosaures ont tous fait alliance, ont connu la décadence, la renaissance et continuent à répéter les mêmes slogans. Cela ferait du bien d’avoir Seegobin, Soubron et Bizlall au Parlement, mais comme ils ne vont jamais mettre de côté leur ego pour faire une alliance… La solution c’est un changement du mode de scrutin avec une dose de proportionnelle qui mettrait fin à la polarisation politique à Maurice.
Vous mettez la responsabilité du système sur le dos des politiciens qui ne veulent pas le changer, surtout quand ils en ont l’occasion. Mais que faites-vous des électeurs qui contribuent à perpétuer le même système depuis l’indépendance ?
— Vous avez entièrement raison. Les Mauriciens sont les premiers responsables de cette situation. Il faut changer leur mentalité et c’est la raison de mon combat, mais cela prend le temps de plusieurs générations. Comme j’ai vu que les résultats sont mitigés, j’ai décidé de changer d’angle et de m’adresser aux 33% de Mauriciens qui disent ne pas se retrouver dans un parti politique. Pour commencer, ils doivent aller voter, car ne pas le faire c’est laisser la place aux autres, comme cela a été le cas en 2019. Ils disent ne pas se retrouver dans les partis, alors qu’ils suivent le mot d’ordre que j’ai donné depuis l’an 2000 : na pa vot blok, vot dimounn !
Si ce n’est ni Navin ni Pravind, c’est Roshi alors ?
— Il ne faut oublier que ce dernier traîne quelques casseroles de son passage au gouvernement. Mais aujourd’hui, c’est l’image qui compte et il est celui qui maîtrise le mieux les réseaux sociaux, la communication et ses dossiers. Mais avoir une bonne image peut être dangereux. On a connu dans le passé des politiques avec une maîtrise de la parole qui se sont révélés des dictateurs.
Que pensez-vous de Bodha ?
— Il traîne lui aussi des casseroles. Il était avec le MSM pendant des années et connaît donc tous leurs péchés, mais curieusement, il n’en parle pas.
Et Paul Bérenger dans tout ça ?
— Il a malheureusement raté son coup en créant Anerood Jugnauth et en créant Navin Ramgoolam après. Et puis, ce dernier l’a jeté pour faire Anerood Jugnauth sortir du placard. Celui-ci a remercié Ramgoolam en faisant Viré Mam pour mettre son fils à sa place. Et aujourd’hui, pour le moment, Bérenger soutient Navin contre Pravind ! Les Mauriciens semblent avoir oublié tout ça ou alors ils s’en sont très bien accommodés !
Est-ce que Bruneau Laurette serait une solution ?
— C’est un phénomène qui a été lancé par l’affaire du Wakashio…
Ou c’est plutôt quelqu’un qui a récupéré l’affaire Wakashio…
—… Récupéré ou pas, le Wakashio a été l’élément détonateur qui a provoqué la marche des citoyens à Port-Louis. Bruneau Laurette est un activiste qui voulait faire un parti politique qui s’est un peu frotté avec tout le monde.
Avec votre description du milieu politique où on est alliés aujourd’hui et ennemis demain, comment ne pas comprendre ces 33% d’électeurs qui se disent dégoûtés de la politique et qui refusent d’aller voter ! ?
— Je les comprends, et c’est pour cette raison que je prends et garde mes distances avec les politiciens. Et aujourd’hui, quand je vois les positionnements et les revirements des uns et des autres… on ne sait pas qui est avec qui, qui a fait des alliances secrètes et qui soutient qui dans l’opposition. C’est le désordre total et la méfiance est de règle. Moi, je suis cohérent du début à la fin. C’est pourquoi au lieu d’essayer de changer la mentalité des électeurs, ce que je fais depuis l’an 2000, je me concentre désormais sur les 33%. Si on arrive à convaincre ne serait-ce que 40% d’entre eux à voter pour l’individu, pas pour le parti ou l’alliance, on peut faire la différence.
Pour qui ces 40% des 33%, doivent-ils voter aux prochaines élections, selon vous ?
— D’abord pour un candidat qui habite la circonscription. Depuis 2005, je dis que tout candidat doit poser dans la circonscription qu’il habite parce qu’il a une connaissance et un amour de sa région que les autres n’ont pas. Ensuite, il faut se rappeler qu’un député, c’est un job à Rs 250 000 par mois pour cinq ans. Et pour cette somme puisée des fonds publics, il faut prendre les meilleurs, ceux qui ont de l’expérience, un CV et pas seulement des promesses de ce qu’ils comptent faire après. Si on veut changer vraiment les choses, les Mauriciens doivent voter pour les meilleurs députés possibles. Ceux qui vont se battre pour l’intérêt de la circonscription, pas ceux qui vont voter toutes les lois que le parti ou leur alliance va leur demander de voter.
Vous pensez que c’est possible ?
— Il faut en tout cas arrêter d’accepter n’importe quoi ! Comment peut-on accepter que des ministres, qui n’ont pas suffisamment de temps pour gérer un portefeuille, en disposent de plusieurs comme Alan Ganoo, qui est ministre des Affaires étrangères et ministre des Transports ? Comment humainement un homme — ou une femme — peut gérer efficacement deux portefeuilles ministériels ?
Ne parlons pas des hauts fonctionnaires qui siègent sur on ne sait combien de comités ! Et que dire du Premier ministre qui a, lui, au moins une demi-douzaine de portefeuilles ministériels à gérer…
— C’est pour cette raison que la police et les garde-côtes fonctionnent aussi mal. C’est pour cette raison que nos institutions ne fonctionnent pas. Non seulement en raison de ce que nous venons de dire, mais aussi parce qu’ils sont peuplés de nominés politiques. À Maurice, la chatwacratie domine la méritocratie. C’est le PM qui nomme à tous les postes importants, donc ces nommés sont ses vassaux, ses petits toutous qui ne peuvent, qui ne savent pas prendre les décisions nécessaires.
Les Mauriciens veulent-ils vraiment que le système change ou est-ce qu’ils essayent d’en profiter ?
— Ils sont beaucoup plus nombreux à vouloir le changement qu’on ne le croit. Je participe aux manifestations depuis des années. Je me rends compte aujourd’hui que le slogan de 2000 Pa vot blok, vot dimounn est beaucoup plus écouté, comme l’a démontré la marche pour le Wakashio. Il y a aujourd’hui beaucoup de Mauriciens qui ne veulent ni de Pravind ni de Navin. Ils ont la possibilité d’échapper à la malédiction bipolaire politique en choisissant des gens qui ne font pas partie des alliances et qui ont des qualités qui vont hausser le niveau du Parlement et du débat politique à Maurice. Et nous en avons bien besoin ! Si on améliore la qualité du Parlement avec un nombre important de députés valables, on va améliorer la qualité de la démocratie à Maurice. Il ne faut pas oublier que ce sont les députés qui votent les lois et s’ils ne se comportent pas comme des rubber stamps, on peut faire bouger les choses.
Donnez-nous un exemple de ce qu’il faudrait faire…
— Il faut changer la Constitution pour instituer une deuxième République, et ça aucun des politiciens actuels ne le veut, parce que le système les arrange et ils en tirent des avantages. Il faut se poser les vraies questions, comme celle-ci : pourquoi faudrait-il que Maurice ait toujours un Premier ministre vaish ? Étudions la question : si les musulmans et les chrétiens s’associent, les hindous — déjà divisés entre PTr et MSM — deviennent minoritaires, d’autant plus que les tamouls, les télégous et les marathis ne se disent pas tous hindous. Et dans ce qui reste des hindous, combien y a t-il de vaish pour justifier que le Premier ministre doit être toujours issu de cette caste ?! Voilà encore un mythe électoral bâti sur du vent que l’on respecte comme parole d’évangile !
Croyez-vous que les jeunes Mauriciens pensent politiquement comme leurs parents ?
— Dans ces 33% de Mauriciens qui disent ne pas vouloir voter, les jeunes sont la majorité. Dans les années 1980, les jeunes Mauriciens avaient un idéal, ont participé à des manifestations pour changer la société. La majorité des jeunes d’aujourd’hui ne pensent qu’à leur carrière et à la réussite sociale. Mais il faut reconnaître qu’avoir à choisir entre Pravind et Navin, soutenu par Bérenger et Duval, ce n’est pas galvanisant ! C’est à ce niveau que Bruneau Laurette est venu casser la donne en ralliant les électorats du PMSD et du MMM et les jeunes. Il y avait un manque, un vacuum qu’il a su remplir. Il est beaucoup plus présent sur le terrain — et sur les réseaux sociaux — que ces deux partis et, du coup, Ramgoolam a voulu l’avoir dans son camp, juste avant de changer. Le jour même où Bruneau Laurette passait en cour en décembre, Ramgoolam, Bérenger et Duval faisaient une alliance pour les municipales qui auront lieu on ne sait pas quand ! Mais il n’y a pas que la politique, il y aussi l’avenir du pays. Je dis qu’en utilisant les meilleures pratiques en énergies renouvelables, en agroécologie et en économie circulaire existant dans le monde, Maurice avec ses 60 kilomètres sur 30 peut-être 100% écologique et devenir un exemple pour le monde. On dit que Maurice est un exemple de la coexistence pacifique, on sait que c’est une façade avec le communalisme, mais au niveau écologique, tout peut être encore fait.
Malgré votre constat lucide mais effrayant de la situation, reste-t-il un peu d’espoir ?
— Oui, et c’est pourquoi je dis keep smiling. Car si on se laisse aller dans la déprime, on va subir les énergies négatives. Il faut des énergies positives pour que Maurice s’en sorte. Il faut utiliser plus le pour que le contre. J’ai encore de l’espoir avec les centaines de milliers de Mauriciens qui sont descendus dans la rue pour le Wakashio. Avant, une manifestation c’était entre 10 et 50 personnes au grand maximum. Le Wakashio était un drame écologique qui a touché la fibre de tous les Mauriciens. Une fibre enracinée en chacun de nous, mais qui est étouffée par la politique, le communalisme. J’espère qu’il ne faudra pas une autre catastrophe, naturelle ou humaine, pour inciter les Mauriciens à faire entendre leurs voix !