Notre invité est le Senior Counsel Antoine Domingue, à qui nous avons demandé de faire un tour d’horizon de l’actualité judiciaire et policière très chargée ces derniers temps. Ce qu’il a accepté de faire, vendredi dernier, avec le franc-parler qui est sa marque de fabrique
l On pourrait avoir l’impression qu’en proposant de nouvelles lois ou en amendant celles existant que le gouvernement est en train de vouloir tenter de contrôler ou carrément museler les divers métiers de la profession légale. C’est une impression ou la réalité ?
— C’est la réalité. Il y a certainement une tentative de l’exécutif de contrôler, mais ce sera bien difficile, sinon impossible, de museler la profession. Et en plus, les nouvelles lois sont mal faites et certaines d’entre elles sont actuellement contestées en cour. Comme celle qui permet au Premier ministre de déchoir de la nationalité mauricienne n’importe quel étranger sans obligation de justifier sa décision. Dans cette série, le dernier texte en date, le Law Practitionner Disciplinary Bill, a été circulé par l’Attorney General à trois branches de la profession légale pour qu’elles donnent leur avis. C’est un texte un peu simpliste à mon avis. Il est vrai qu’on a besoin d’une réforme pour établir un regulatory framework et créer, comme en Grande-Bretagne, un Bar Standard Board, parce que les associations d’avocats, d’avoués et de notaires ne peuvent pas défendre les intérêts de leurs membres et en même temps les discipliner. Structurellement, ça ne fonctionne pas. Le plus gros du travail de ce board n’est pas la fonction disciplinaire, mais le regulatory framework, la régulation des professions citées.
l Par conséquent, les structures actuelles pour s’occuper de ces questions sont, comme l’a déclaré une ancienne présidente de la Law Society, lourdes et dépassées ?
— Elles le sont. Comme je viens de le dire, structurellement, on ne peut pas demander à une organisation de professionnels de s’occuper en même temps du bien-être et de la discipline de ses membres, ça ne marche pas ensemble. Donc, il faut scinder bien-être et discipline, et en ce faisant, créer un organisme indépendant qui soit un régulateur jusqu’à un certain point et qui s’occupe aussi des questions de discipline. Il faudrait à mon avis constituer cet organisme en agglomérant le Council for Legal Education, l’Institute for Judicial and Legal Studies dans le nouveau Standard Board.
l Si la proposition du ministre de la Justice est correcte dans le fond, pourquoi dites-vous qu’elle est simpliste ?
— Elle l’est dans la mesure où, dans la proposition, n’importe quelle plainte contre un des membres des trois professions citées va être envoyée au bureau de l’Attorney General pour enquête avant d’être référée à un tribunal disciplinaire. Non seulement la procédure envisagée prendra un temps infini, mais le bureau de l’Attorney General n’est pas outillé pour faire ce travail. De par sa position, l’Attorney General est mal placé pour faire ce travail, qui doit être fait par un organisme indépendant du politique. C’est tout ce qu’on demande. Je suis entièrement d’accord qu’il y a grand besoin de mettre de l’ordre dans les secteurs dont nous parlons. Mais, et je le répète, cela doit être fait par un organisme indépendant dont les membres — par exemple d’anciens juges — inspirent confiance. C’est la régulation et la mise en marche de la procédure disciplinaire qui posent problème. Cela ne peut pas être sous le contrôle ou dans les mains de l’Attorney General.
l Les professions légales n’ont-elles pas confiance dans l’Attorney General ?
— Je n’ai pas dit ça. La principale réserve émise contre cette proposition de loi, c’est que l’Attorney General ne peut pas être la cheville ouvrière de ce processus.
l Une autre polémique a surgi avec la réclamation d’une redevance à ceux qui pratiquent le métier de la profession légale par la municipalité de Port-Louis. Dans la mesure où ces professions vendent leurs services et les produits, comme les autres commerçants, n’est-il pas normal qu’ils payent une taxe municipale ?
— Il ne s’agit pas de ne pas payer une redevance, d’une question d’argent ou de montant, mais d’un principe. Dans le passé, ce problème avait été soulevé et réglé entre le Bar Council et la municipalité de Port-Louis à la satisfaction des deux parties. Maintenant, et sans qu’on sache vraiment pourquoi, la municipalité de Port-Louis a envoyé une lettre pour dire qu’il faut payer une redevance au Registrar of Compagnies. Est-ce que c’est une façon déguisée de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État ? On peut se poser la question. En tout cas, une rencontre aura bientôt lieu entre la municipalité et le Bar Concil pour renouer le dialogue et trouver un terrain d’entente, et c’est une bonne chose.
l La grosse polémique de ces dernières semaines concerne la non-divulgation du rapport de l’enquête judiciaire sur la mort de Soopramanien Kistnen, l’ex-agent du MSM. Est-ce que le rapport ou les conclusions d’une enquête judiciaire qui a eu lieu en public doivent être divulgués, rendus publics ?
— Selon moi, oui. Cela a été fait, il y a quelques années, par le bureau du DPP pour l’enquête sur les inondations à Port-Louis en 2013. Le rapport et tous les documents qui vont avec ont été remis aux familles des victimes, et c’est sur cette base qu’elles ont pu engager des plaintes et loger des réclamations qui sont actuellement entendues en Cour suprême. Si on prend la peine de remonter dans l’histoire, on découvre qu’en 1966, dans le cas d’un accident de train, Me Jules Kœning s’était basé entièrement sur les dépositions recueillies dans l’enquête judiciaire pour conduire une affaire au nom d’une des veuves de l’accident. Depuis, à chaque fois qu’il y a litige dans une affaire, les représentants des ayants droit convoquent le représentant du DPP en cour pour demander une copie du rapport de l’enquête judiciaire. C’est une procédure routinière.
l Mais alors pourquoi le refus de publier les conclusions de l’enquête judiciaire sur l’affaire Kistnen ?
— J’avoue que je ne comprends pas ce refus. D’après ce que j’ai compris, le rapport a été soumis depuis novembre de l’année dernière au DPP et en janvier 2022, il a donné certains conseils à la police concernant l’aspect homicide du décès de Soopramanien Kistnen. Le DPP n’a pas envoyé le rapport en tant que tel au commissaire de police.
l Ah bon ! On avait cru comprendre le contraire, que le DPP avait fait parvenir une copie au commissaire de police en janvier de cette année…
— C’est là que réside une confusion qui a été levée au Parlement la semaine dernière, quand le Premier ministre a dit, en se basant sur un papier de la police, que le rapport n’avait pas été remis au commissaire. On vient aussi d’apprendre, de sources policières, qu’il y a un mois, le DPP a recommandé l’ouverture d’une procédure d’enquête contre Yogida Sawmynaden. Cette demande découlerait d’une partie du rapport sur l’item emploi fictif.
l Le DPP a fait une déclaration surprenante, pour dire le moins, en demandant qu’on laisse l’enquête ordonnée par le Premier ministre à la police sur le rapport respirer. Que pensez-vous de cette demande de respiration ?
— Je ne comprends pas trop le sens du mot « respiration » dans le contexte, et surtout je ne vois pas comment ça va faire avancer les choses. Ça sert à quoi de laisser « respirer » l’enquête, d’autant que le rapport de la magistrate n’a pas été divulgué ? Je ne partage pas du tout cet avis, parce que je pense qu’après deux ans, l’affaire Kistnen est devenue un court case. Par ailleurs, pourquoi demander encore du temps alors que l’affaire a pris deux années ? Je ne vois pas ce que la respiration de l’enquête a à faire avec la publication du rapport. On est en train de tout mélanger et d’entretenir la confusion. D’autant plus que le rapport ne peut être que le reflet de tout ce qui s’est dit durant les audiences de l’enquête judiciaire qui était publique et qui a été largement répercutée dans la presse.
l Peut-on parler de tentative de cover-up dans cette affaire ?
— Je ne le pense pas. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, on a l’impression que, pour des raisons obscures, le DPP a un problème à divulguer ce rapport. Je vous rappelle que les conclusions de la magistrate ont été soumises depuis le mois de novembre de l’année dernière !
l Il n’y a pas que les prises de position du DPP qui surprennent dans cette affaire. Comment interprétez-vous le fait que le ministre de la Justice se prononce contre la publication du rapport, tandis que son collègue, le ministre des Affaires étrangères, soutient le contraire ?
— Il n’y a rien dans la loi qui supporte l’argumentaire de ceux qui prétendent qu’on ne devrait pas publier le rapport. D’autant que le rapport a été largement diffusé et que c’est son authentification qui pose problème.
l L’Attorney General a déclaré qu’il voulait rencontrer la cheffe juge pour demander à la Legal and Judicial Service Commission de prendre des sanctions légales contre ceux qui ont divulgué le rapport. Votre réaction ?
— Comment l’Attorney General peut aller discuter de mesures disciplinaires avec la cheffe juge qui est présidente de la LJSC, qui est une institution dont l’indépendance est protégée par la Constitution ? Il y a beaucoup de choses qui clochent dans les récentes déclarations de l’Attorney General.
l L’une de ses critiques souligne qu’il lui arrive, de plus en plus, de se comporter davantage comme le secrétaire général du MSM que comme le ministre de la Justice du pays, dans un curieux mélange de genres…
— C’est tout à fait vrai, comme le prouve la chronologie des évènements. Une bonne partie du soi-disant rapport est rendue publique un vendredi. Le lendemain, les dirigeants du MSM donnent une conférence de presse au cours de laquelle Maneesh Gobin, qui porte la casquette de SG du MSM, parle longuement du rapport. Dimanche, il met sa cassette d’Attorney General pour sortir un communiqué, mal inspiré comme ses déclarations de la veille. Lundi matin, il renchérit dans une autre conférence de presse au cours de laquelle il dit qu’il n’y aura pas de cover-up dans l’enquête de la police suite aux recommandations du rapport. Mais il dit aussi, et c’est grave et inquiétant, « je suis l’enquête de la police et de l’ICAC, je connais leurs progrès. » Comment est-ce que l’Attorney General peut être au courant de l’avancement d’une enquête de la police ou de l’ICAC, qui doivent être confidentielles ? C’est un aveu de taille. En entendant parler Maneesh Gobin, on finit par avoir l’impression qu’il est en train de vouloir chasser sur le terrain du DPP et de braconner sur ceux du commissaire de police et de la LJSC.
l Le DPP avait réagi vigoureusement sur les attaques de l’Attorney General contre son bureau. Il avait fait publier un communiqué dans lequel il parlait d’initier des poursuites légales à cet effet. Nous nous serions retrouvés dans une situation inédite avec un ministre de la Justice traîné en cour par le DPP !
— En tout cas, sur ce point, le DPP avait raison. Le communiqué de l’Attorney General de dimanche a été perçu comme une menace pour le bureau du DPP et les magistrats. Le communiqué disait que l’exécutif avait l’intention d’aller mettre la pression sur la LJSC pour obtenir des enquêtes et des sanctions disciplinaires contre la magistrature debout et la magistrature assise. Ce communiqué a créé un climat de terreur dans l’esprit de ces fonctionnaires. Le DPP a eu raison de réagir.
l Mais il n’a pas dépassé le stade de la réaction…
— C’est son droit le plus strict de revenir sur ses propos et de changer d’avis.
l Comment avez-vous réagi quand vous avez appris qu’un faux avocat avait réussi à berner des avocats chevronnés, la police et avait même paru en cour ?
— Il y a eu d’autres cas similaires dans le passé et également dans d’autres professions. Je me souviens, par exemple, d’un faux prêtre qui prenait l’argent de la quête et qui a été finalement arrêté par la police, alertée par des fidèles. Pour que cela ne se reproduise pas, au niveau de la profession légale, il faudrait que, désormais, la photo de l’avocat et une copie de sa carte d’identité figurent sur le registre des avocats en Cour suprême, registre dont copie doit être envoyée aux autorités concernées. Cette affaire ne m’a pas beaucoup amusé, dans la mesure où une journaliste a trouvé que le faux avocat s’exprimait mieux en cour et face à la presse que les vrais avocats et qu’il fallait lui venir en aide ! Mais il y a dans cette affaire un fait qu’on oublie : le faux avocat était présent quand son “client” a été interrogé par la police. Est-ce que ces dépositions vont être maintenues ou faut-il qu’on recommence l’enquête depuis le début ? C’est une des conséquences des agissements de ce faux avocat qui semble avoir impressionné au moins une des vos collègues.
l Qu’est-ce que vous avez pensé de cette perquisition par la Special Striking Team au domicile des beaux-parents d’un avocat ? Une fouille, faite selon les règles, mais au terme de laquelle les limiers sont revenus bredouilles…
— Je ne comprends pas cette affaire. Il faut avoir une bonne raison et une autorisation pour effectuer une perquisition. On ne sait toujours pas pourquoi la fouille a été faite et pour trouver quoi ? La Striking Team a été décrédibilisée lors de l’arrestation d’un avocat et de sa compagne. Elle vient de l’être une deuxième fois en allant fouiller chez les beaux-parents d’un autre avocat. Si la Special Striking Team continue avec ses perquisitions sans résultats concrets, elle va finir par encore se décrédibiliser. On va finir par dire que cette « team » ne vaut pas un clou !
l Que pensez du transfert, du CCID à l’école de police, du DCP Jangi, que l’on disait l’homme fort et de confiance du gouvernement, et dont on disait également qu’il était le commissaire de police bis ?
— Le DCP a probablement déplu quelque part. Est-ce que, comme on a pu l’entendre, il aurait refusé de faire certaines choses ? Nous avons un système qui prévoit l’indépendance totale de certaines institutions comme la police, le judiciaire, le DPP, entre autres, de toute ingérence politique. Cela veut dire que le politicien n’a rien à faire, de loin ou de près, avec les enquêtes de la police. Ce n’est pas le cas à Maurice, puisque l’Attorney General dit qu’il est au courant des étapes de l’enquête de la police ! Le responsable de la police c’est le commissaire, pas monsieur Jangi. Le commissaire est responsable de tout ce que fait la police, les bonnes arrestations comme les mauvaises fouilles. Si le commissaire de police n’est pas au courant de ce que font ses subordonnés, si une interpellation ou une perquisition peuvent être décidées sans son accord préalable, cela veut dire qu’il n’est pas un vrai CP. Qu’il pourrait être considéré comme un guignol !
l Un jugement vient d’être rendu par la Cour suprême, après douze ans de procédures, et condamne la police pour avoir maltraité un prévenu en l’attachant avec des menottes à un lit d’hôpital. Acte que certaines ONG qualifient de torture. Est-ce que cela veut dire que la torture est une pratique normale dans la police ?
— Je ne dirais pas que c’est une pratique normale, mais il est vrai qu’on a souvent vu des dérapages, qui ne finissent pas tous en cour. Il faut dire que la loi protège indûment ceux que l’on pourrait qualifier de « tortionnaires », car la procédure pour engager la responsabilité de l’État est un long chemin semé d’embûches. Il faut aussi souligner que la responsabilité de l’État est trop souvent engagée sans celle de ses agents qui sont responsables de certains faits. La force policière n’a pas d’immunité et ne doit pas agir en toute impunité. En cas de dérapages, il faudrait que les responsables assument leurs responsabilités et payent pour leurs fautes au lieu de laisser l’État le faire à leur place.
l Cela étant, les sanctions ne sont pas toujours prises contre les « tortionnaires » de la police. On pense par exemple à ceux qui étaient les acteurs des vidéos diffusées récemment sur les réseaux sociaux…
— Je vous corrige : il y a eu quelque chose puisqu’un officier de police a été démis de ses fonctions dans l’intérêt public. Mais il a déclaré qu’il ne voulait pas être le seul à porter le chapeau et qu’il ferait des révélations. Attendons voir. Mais, par ailleurs, et vous avez raison sur ce point, les autres policiers, ceux qui ont été pointés du doigt avec des images à l’appui comme des tortionnaires, n’ont pas été sanctionnés. En tout, la police ne l’a pas annoncé. Selon la Constitution, le commissaire de police est seul maître à bord de la force. S’il y a des problèmes d’indiscipline ou de dérapages, il doit prendre ses responsabilités. Le problème, c’est que nous avons des institutions qui ont été créées pour gérer ce genre de problème et qui ne fonctionnent pas, n’inspirent pas confiance. Comme la Commission des Droits Humains ou l’Independent Police Commission pour qui on dépense tous les ans des millions de roupies. Elles ne servent à rien, c’est un gaspillage de fonds publics. Je vais vous raconter une histoire vraie. Un avocat avait porté plainte à l’une de ces institutions parce qu’il avait été arrêté par la police à son domicile au milieu de la nuit sur la base d’une fausse plainte. Savez-vous ce qu’on lui a dit quand il est allé porter plainte dans une des institutions : « Tir sa zafer-la, aret sa lamem. » Après des histoires de ce genre, comment veut-on que le citoyen ait confiance dans les institutions du pays qui ont été créées pour faire respecter ses droits ?