Vasenden Dorasami : « Maurice accuse 15 ans de retard en matière de digitalisation »

Vasenden Dorasami, directeur de DoraCrea a rencontré cette semaine, Le-Mauricien, pour parler d’un sujet complexe qu’est la Big Data et la digitalisation. Il considère que Maurice accuse déjà 15 ans de retard sur la digitalisation. Pourtant les autorités disposent de toute une masse de données dans tous les domaines et une variété d’équipements pour le faire. Ce qui lui manque, c’est la volonté politique et les compétences. D’où l’importance de la formation du personnel existant. Il souligne également l’importance d’un meilleur marketing afin de mieux communiquer avec les citoyens.

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Pouvez-vous nous parler de votre compagnie DoraCrea ?
DoraCrea aura dix ans en mars de l’année prochaine. C’est un concept que j’ai appris aux États-Unis. En 2010, j’avais obtenu une bourse Fullbright de l’ambassade des États-Unis comme Research Fellow dans l’économie digitale à la Michigan State University qui est très connue en la matière ainsi que dans l’agriculture. À cette occasion, j’avais côtoyé beaucoup d’organisations et avais fait beaucoup d’études communautaires.
Comme des étudiants professionnels, on nous avait placés dans des entreprises pour travailler. Je me souviens être allé au Centre for Creative Leadership en Caroline du Nord. On m’avait demandé d’agir comme juge pour identifier cinq meilleurs étudiants parmi ceux qui suivaient des cours. C’est vous dire que les cours étaient d’un niveau très élevé.
Lorsque j’ai obtenu cette compétence et côtoyé des personnes de ce niveau, je me suis dit que je devrais être en mesure de faire quelque chose à Maurice. Ce qui m’avait donné l’idée de créer Dora Crea. À mon retour j’ai été recruté comme Senior Adviser et j’étais rattaché au ministère des TICS et de l’Innovation. C’est le ministre Tassarajen Chedumbrum Pillay qui était affecté à ce ministère. Nous avons pris beaucoup d’initiatives qui ont très bien marché.
Au niveau du Global Innovation Index, nous sommes passés de 87 à 50. J’ai eu l’occasion d’organiser des conférences comme je l’avais appris aux États-Unis et avais incité ceux responsables de cet indice à venir à Maurice afin de voir ce que nous faisions. À cette époque, la carte d’identité commençait à entrer en vigueur. Pour le cellulaire, on est sorti de sept chiffres pour passer à huit chiffres malgré les résistances. Il a fallu une campagne d’information, de communication de marketing. J’avais constaté alors que le marketing était une compétence qui faisait défaut au niveau du gouvernement. Ce dernier pouvait avoir de bons produits mais ne savait pas les promouvoir.

Est-ce à cette époque qu’on avait commencé à parler de digitalisation des services gouvernementaux ?
En fait, à cette époque on parlait d’e-government alors qu’aujourd’hui on parle de Digital Government. L’e-government a déjà fait son temps. Il s’agissait alors d’améliorer les services en considérant que le gouvernement est un fournisseur de services. C’est ce qui a été fait tant bien que mal. Le problème est que le marketing n’a pas été fait et beaucoup de gens ne savent pas que ces services sont disponibles.
Après l’e-government, on est passé à une étape supérieure comme l’a fait la Mauritius Revenue Authority et qui s’est avérée être un succès. À ce propos, je dois souligner que si cette organisation a réussi à le faire, c’est parce qu’elle disposait d’une grande autonomie par rapport à ce qui se passe au niveau des services gouvernementaux. Le Digital Government consiste à créer des données et à travers les données disponibles, on peut rechercher la valeur ajoutée et créer de nouveaux services.
Le digital government concerne également son administration à travers des plateformes de création de valeurs. Alors que dans l’e-government, on se limite à la fourniture de services, au niveau du Digital Government, il y a une interaction entre l’administration et le citoyen qui ensemble créent les valeurs. Nous ne le faisons pas suffisamment parce que nous ne sommes pas en mesure de prendre avantage des données disponibles pour créer des nouveaux services.

Donnez-nous des exemples concrets…
Prenons l’exemple d’un jeune qui atteint ses 18 ans. Normalement un mois auparavant, les parents de ce jeune devraient pouvoir être informés par les services gouvernementaux concernés quelles sont les démarches à entreprendre pour obtenir sa carte d’identité. En comparaison, si vous aviez un compte dans une banque privée, elle vous envoie une lettre un mois à l’avance, vous indique les démarches à entreprendre. Elle vous donne un numéro de contact afin que vous puissiez prendre un rendez-vous afin que le jeune en question puisse ouvrir son propre compte bancaire.
Pourquoi le gouvernement ne peut-il pas faire la même chose pour ce jeune qui atteint ses 18 ans ? Peut-être qu’il existe des moyens de commencer des démarches en ligne pour obtenir un rendez-vous. Malheureusement, cela ne se fait pas. Nous disposons d’une variété de technologies, le citoyen est déjà digitalisé. Toutefois, le prestataire de services, à avoir le gouvernement, n’est pas encore prêt.

Pourquoi ne le fait-il pas ?
Il ne le fait pas parce qu’il lui manque la compétence. D’où l’importance de la formation des effectifs gouvernementaux. À mon avis, deux postes doivent être créés dans les ministères clés comme l’Éducation, la Fonction publique, la Santé, la Sécurité sociale et le Tourisme : d’une part, une personne responsable du marketing et du Customer Service et, d’autre part, un Data Scientist.
Lorsqu’on parle de marketing, cela ne veut pas nécessairement dire la vente des services mais le développement d’une stratégie pour donner un service gouvernemental. Une personne responsable du marketing peut aller sur le terrain pour comprendre la demande et les besoins du citoyen. L’autre poste importante est celui de Data Analyst qui est en mesure d’analyser les données obtenues.

Le gouvernement dispose d’une série d’institutions dont la National Computer Board, etc. Est-ce insuffisant ?
Ce sont des techniciens qui traitent des projets techniques mais ils ne s’occupent pas du marketing. Il y a encore beaucoup de progrès à voir. Est-ce possible qu’on doit encore faire la queue à la NTA ou pour avoir une carte d’identité, ou pour obtenir un permis ou Learner aux Casernes centrales ou pour une série d’autres démarches ?
Je dis toujours qu’à Maurice on opère In Line et non pas On Line. Or une bonne partie de ces démarches peuvent être accomplies en ligne. Si tout se passe bien, le citoyen sera en mesure de faire son déplacement sur la base d’un rendez-vous pris en ligne pour conclure ses démarches ou pour signer un document final.
Je voudrais, à ce stade, introduire un concept que j’ai appris au États-Unis : Manage the Exception. Il arrive souvent qu’en raison des problèmes rencontrés avec une personne, 99 autres sont pénalisées. En vérité, le Digital Government est essentiel pour la transparence. Personne ne peut frauder. Il y a plus de bénéfices pour les uns et les autres. Je ne dis pas que les fonctionnaires ne sont pas compétents mais ils doivent bénéficier d’une formation appropriée après avoir effectué un Digital Test.

Voulez-vous dire que les fonctionnaires passent un examen avant d’obtenir une formation appropriée dans le digital ?
Le Digital Test est loin d’être un examen. C’est simplement une évaluation pour mesurer votre compétence élémentaire dans le domaine digital. L’Union européenne le pratique déjà de manière à assurer une formation continue comme cela se pratique en France. Le gouvernement Macron exige entre 10 et 20 heures de cours chaque semestre afin d’être à la hauteur des innovations. Ce sont là des projets pratiques qui peuvent commencer dès demain.

Vous avez été partie prenante conjointement avec la MCB Consulting et la MCB Institute of Finance d’une conférence consacrée au big data. Qu’est ce que ce terme big data englobe ?
Nous avons organisé une conférence sur la Big Data et la Responsible Artificial Intelligence (AI). Les deux marchent de pair. La Big Data veut dire que beaucoup de données sont disponibles. Google l’utilise à merveille. Il a été en mesure d’optimiser les données. Il est en mesure de vous indiquer combien de personnes sont connectées à Internet, combien de jeunes sont entrés sur Internet à 5h du matin. Il peut se faire une idée de vos revenus potentiels. Il utilise votre comportement en ligne. Il le fait par rapport à votre comportement en ligne. Si vous êtes quelqu’un qui cherche un hôtel cinq-étoiles à Singapour, ou voyagez en Business Class, il n’est pas difficile pour Google à travers son AI de se faire une idée de vos revenus.
On peut toujours dire que Google viole votre Privacy. En vérité dès vous êtes en ligne, vous êtes une personne exposée. On comprend bien cela au départ. Il faut donc vous protéger à travers des garde-fous et des contrôles. La Big Data est, en fait, cette masse de données dont disposent les autorités gouvernementales sur la population. Il a les données démographiques dont dispose l’État Civil.
Au niveau de la santé, les autorités disposent d’une masse de données officielles sur ceux qui ont été infectés par le Covid. C’est là qu’interviennent les data scientists qui aident le gouvernement à faire de la Data Driven Decision Making. Ce qui peut empêcher les abus. Actuellement, qu’est-ce qui empêche une personne d’aller consulter à l’hopital Jeetoo où elle a reçu un traitement avant de se rendre à l’hôpital Victoria pour recevoir les mêmes soins et obtenir les mêmes médicaments ? Or un système digitalisé aurait dû pouvoir centraliser ces informations et exercer un meilleur contrôle des malades tout en évitant les gaspillages. Nous sommes au moins 15 ans en retard sur la digitalisation.

Vous avez plus tôt parlé d’un changement concernant les numéros de téléphone mobile qui sont passés de sept à huit chiffres. Qu’est ce que cela a changé ?
On était obligé de le faire en raison de l’Internet of Things qui permet d’avoir un contrôle sur votre maison à partir de votre téléphone. Pour cela, il faut avoir une carte SIM. Je me souviens avoir rencontré le président de l’ACIM pour lui expliquer cela. Il a compris. À Maurice, nous avons au moins 1,9 million de connexions téléphoniques aujourd’hui. Sans ce changement, on aurait dû attendre longtemps pour obtenir une cate SIM. Ce qui n’est pas convenable pour un pays à vocation touristique. C’est la raison pour laquelle je dis qu’il faut pouvoir communiquer et expliquer aux citoyens la raison des choses grâce au marketing.
J’ai été à Madagascar et j’ai constaté que dans son service de sécurité sociale, il y a des personnes ayant une formation de marketing pour traiter avec le public. Lors de la conférence sur la Big Data, les intervenants se sont penchés sur une série de domaines qui sont directement concernés.
Il a été question de l’économie, du commerce, de la protection des données, de la Data Centricity et de la Customer Centricity. Le représentant de CIM Finance a expliqué clairement comme lorsqu’une personne fait une demande, il est possible en quelques heures de lui dire si elle est viable ou pas parce qu’il maîtrise les données disponibles. Or, au gouvernement, on devrait pouvoir le faire parce que le public a légitimement plus de données que le privé. Il a le droit de circuler ses données entre les départements gouvernementaux.
Est-ce que les prix des services de communication sont abordables à Maurice ?
Alors que j’étais affecté dans la Project Management Team de BPML à la cybercité, les investisseurs trouvaient que le coût des télécommunications était trop cher. Mauritius Telecom disposait à cette époque d’un monopole au niveau des télécommunications. Sir Anerood Jugnauth, avec beaucoup de tact, avait annoncé qu’il comptait libéraliser le secteur des télécommunications. Ce qu’il a fait. Je me souviens qu’il y a eu une connexion satellitaire avec Thaicom de Thaïlande qui offrait des services à moitié prix.
Aujourd’hui, nous avons la fibre optique et avons trois compagnies de télécommunications. Il y a de la place plus que d’autres. Aujourd’hui, nous avons une bonne connectivité et, pour être réalistes, il nous fait dire que les prix ont bien baissé. Nous sommes une destination fiable. J’ai déjà assisté à des conférences sur le continent qui se sont heurtées aux problèmes de coupure d’électricité et d’Internet. Nous avons des atouts mais il faut tout faire améliorer la compétence.

Toujours en parlant de Big Data, est-ce que nous avons suffisamment de personnes formées dans ce domaine ?
C’est un nouveau métier qui a commencé à se développer il y a quatre ou cinq ans. Aux États-Unis et au Canada, ils ont besoin d’au moins 200 000 professionnels pour les trois prochaines années. À Maurice, nous n’avons pas grand-chose. Nous avons quelques professionnels postés dans les entreprises mais il leur manque un système structuré. Encore une fois, il faut de la formation.
Prenons le domaine du Digital Marketing. Ma compagnie est une des rares à donner des cours dans ce domaine. C’est un cours certifié au même titre qu’au Canada ou en Australie. C’est cela qu’on appelle la certification. Les établissements scolaires produisent une intelligence académique dont nous avons besoin. Aujourd’hui, nous avons une économie du savoir, une économie libérée, il nous faut avoir des certifications.
À l’époque, Microsoft avait besoin de Microsoft Engineers. Une personne avec son HSC pouvait suivre un cours certifié à Maurice et trouver facilement de l’emploi au Canada ou ailleurs. Il nous faut pourvoir former les gens à l’intelligence artificielle et à la Big Data aujourd’hui. Dire qu’on est Computer Literate ne suffit pas, il faut d’autres compétences.

En matière de sécurité. Est-ce que les données à Maurice sont bien protégées ?
Il y a un débat global à ce sujet. Il faut comprendre que nous sommes un petit pays. Il y a un certain nombre de données à Maurice. Certains pays, dépendant de la loi en vigueur, peuvent conserver leurs données sur Cloud. Lorsqu’on parle de cybersécurité, c’est strictement confidentiel, on peut savoir si les données sont à Maurice ou à l’extérieur.
Aux États-Unis, les données des banques sont sur Cloud. A Maurice, en raison des législations en vigueur, peut-être que ce n’est pas le cas. Tout cela dépend des régulateurs, etc. C’est ce qu’on appelle l’écosystème. Qu’est ce que notre écosystème nous permet de faire ? Est-ce qu’il nous permet de contrôler toutes nos données pour qu’elles ne s’éparpillent pas ? En tant que citoyen, j’aurais souhaité que mes données soient sécurisées et ne sortent pas en dehors.

Est-ce une bonne chose que les données du gouvernement soient centralisées dans un seul lieu ?
Comme je vous le dis, c’est confidentiel. Je ne peux vous dire où est-ce qu’elles sont conservées. Avec la masse de données dont nous disposons, je ne pense pas qu’il y ait eu de gros problèmes jusqu’ici.

Certaines personnes s’étonnent que des institutions telles que l’Electoral Commission ne disposent de leurs propres serveurs qui seraient placés sous leur propre protection. Qu’avez-vous à dire ?
Outre la nécessité pour les organisations gouvernementales de disposer des personnes responsables du Digital Marketing et des Data Scientists, il leur faudrait aussi avoir des personnes responsables de la Digital Policy dans ce genre d’institution. Il se trouve que des institutions indépendantes ne disposent pas de compétences digitales. Ce qui les amène à confier leurs données à d’autres institutions. Ce sont des parents pauvres.
Le temps est venu pour que chaque institution gère ses données confidentielles. En cas de problème, elles ne pourront dire que les autres sont fautifs. Elles sont également en tort puisqu’il leur revient de gérer les données dont elles disposent.

Lors de la conférence sur le big data, il nous a semblé comprendre que le Data Protection Commissionner considère qu’il y a “room for improvement”…
Le DPO est responsable de la protection des données, mais ce sont les utilisateurs qui disposent des données. Prenons le cas d’une banque, c’est le citoyen qui dispose de son numéro de compte. La banque ne fait que traiter ces données. La gestion des données, c’est autre chose. Je suis d’avis qu’il faut une assise s’échelonnant sur deux, trois jours réunissant toutes les parties prenantes pour se pencher sur l’amélioration de cet écosystème. Dans cet écosystème, il faut qu’il y ait des décideurs responsables des Policy Decisions, il faut qu’il y ait des citoyens. Dans cet écosystème, la formation et la volonté des institutions sont critiques.

Vous parlez de formation professionnelle mais quid du système d’éducation ? Est-ce que ces questions sont prises en compte ?
Il nous faut revoir le système d’éducation. On ne peut pas continuer à appliquer un programme conçu il y a 20 ans. C’est pourquoi à la fin du cycle pédagogique certains ne sont pas à la hauteur. Est-ce que le MIE prend en compte dans ses cours la science, l’innovation, la technologie et l’entrepreneuriat ? Cet enfant qui va à l’école doit savoir ce que sont l’innovation, la science, la technologie. Il doit savoir ce qu’est le Coding, comment créer des valeurs en utilisant les données.

 

ACCROCHES
« L’e-government a déjà fait son temps. Il s’agissait alors d’améliorer les services en considérant que le gouvernement est un fournisseur de services. C’est ce qui a été fait tant bien que mal. Le problème, c’est que le marketing n’a pas été fait et que beaucoup de gens ne savent pas que ces services sont disponibles »

« Les investisseurs trouvaient à l’époque que le coût des télécommunications était trop cher. Mauritius Telecom avait à cette époque un monopole au niveau des télécommunications. Sir Anerood Jugnauth, avec beaucoup de tact, avait annoncé qu’il comptait libéraliser le secteur des télécommunications. C’est ce qu’il a fait »

« Outre la nécessité pour les organisations gouvernementales de disposer des personnes responsables du Digital Marketing et des Data Scientists, il leur faudrait aussi avoir des personnes responsables de la Digital Policy dans ce genre d’institution. Il se trouve que des institutions indépendantes ne disposent pas de compétences digitales. Ce qui les amène à confier leurs données à d’autres institutions »

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