Judex Ramphul : « La communauté des pêcheurs victime de discriminations »

« Discrimination », « triste », « charité », « chagrinant »… Le président du Syndicat des pêcheurs, Judex Ramphul, ne tarit pas de superlatifs pour décrire la situation dans laquelle évoluent les pêcheurs actuellement. Dans l’interview qui suit, ce syndicaliste de Bain-des-Dames, qui compte 45 ans de service comme pêcheur, explique pourquoi nos supermarchés regorgent de poissons importés, alors que Maurice dispose d’une vaste zone économique exclusive, où la pêche est abondante. Aujourd’hui âgé de 63 ans, son combat continue pour améliorer le sort des gens de la mer. Pour que les poissons venant de nos eaux territoriales puissent se retrouver en nombre dans nos points de vente, il demande au gouvernement de mettre à la disposition de la fédération des coopératives de pêcheurs une île à Saint-Brandon afin de fournir du poisson à Maurice. Il profite de l’occasion pour expliquer que le Fishermen Welfare Fund, dans sa forme actuelle, « doit être mis au frigo ».

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Comment se présente la situation des pêcheurs actuellement ?
J’ai comme impression que les autorités n’ont pas à cœur la situation des pêcheurs. On n’accorde pas assez d’importance à ce secteur. Il est triste de constater que la communauté des pêcheurs se sent discriminé, et c’est très chagrinant. À notre niveau, nous continuons à militer pour voir dans quelle mesure on peut obtenir des facilités et des aides financières pour aller de l’avant.
Maurice dispose d’une vaste zone économique exclusive, et elle est très poissonneuse. On a plusieurs îles et bancs de pêche que l’on pourrait exploiter pour nos besoins. Les autres pays et régions de l’océan Indien – comme les Seychelles, les Maldives, le Sri Lanka et La Réunion – ont pris beaucoup d’avance sur nous par rapport à la gestion de leur environnement marin et le développement du secteur de la pêche. Mais à Maurice, on a l’impression qu’on veut toujours garder un système de pêche artisanal, malgré que l’on parle sans cesse du développement de l’économie bleue.
Selon mes statistiques, le pays compte actuellement environ 700 à 800 pêcheurs artisanaux en activité. Ce sont ce qu’on peut appeler des Genuine Fishermen. Au total, plus de 2 000 pêcheurs disposent d’une carte pour pêcher, mais parmi eux, combien sont de vrais pêcheurs ?… Je préfère m’arrêter là pour ne pas envenimer les choses, car nous évoluons déjà dans une situation critique.

Pourquoi dites-vous que la situation des pêcheurs est critique ?
Pour vous répondre, il faut remonter dans le temps, et plus précisément sur les exercices budgétaires depuis 2001. Pendant tout ce temps, on nous a dit que le secteur de la pêche méritait d’être valorisé pour faire face à une éventuelle crise alimentaire. Aujourd’hui, nous sommes en octobre 2022, et donc à la veille de 2023. On a entendu beaucoup de mesures dans le budget 2021-22 pour le développement du secteur de la pêche et pour combattre la crise alimentaire. Me dimounn pre pou mor san manze la. Finn ariv oktob la. Selon moi, dès la présentation d’un budget, on doit décaisser le plus vite possible les fonds nécessaires pour que les pêcheurs d’ici la fin de l’année aient en leur possession trois ou quatre bateaux. Nous avons soumis des projets au ministère de la Pêche, mais proze finn perdi, et c’est assez grave.
Nous avons écrit une lettre au ministre des Finances, Renganaden Padayachy, pour faire des propositions afin de lutter contre la crise alimentaire. Nous lui avons expliqué que le secteur a un énorme potentiel dans notre zone économique exclusive de 2 à 3 millions de kilomètres de mer. Qu’il y a beaucoup de poissons dans nos bancs et que nous pouvons aider à lutter contre la crise alimentaire et protéger notre population.
Dans cette perspective, nous avons décidé de préparer un plan de travail pour protéger la population. Nous avons donc demandé un fonds d’investissement pour le développement de la pêche semi-industrielle, une subvention sur l’assurance salvage, une subvention sur le diesel et l’essence, de même que de confier la gestion du centre de formation aux pêcheurs pour former des pêcheurs capables de pêcher en haute mer. Nous avons aussi demandé de délocaliser le secteur de la pêche vers la pêche hauturière, ainsi que de mettre à la disposition de la fédération des coopératives de pêche une île à Saint-Brandon pour pêcher. Parmi nos autres requêtes, nous avons aussi réclamé une place pour pratiquer la vente à la criée afin que la population puisse avoir accès aux poissons frais, de même qu’une place dans le port pour le débarquement et l’embarquement.

Le Fishermen Welfare Fund a pourtant été mis sur pied pour le bien-être des pêcheurs…
À mon avis, il est temps d’éliminer ce fonds dans sa forme actuelle. Il faut le mettre entre les mains des pêcheurs, au lieu de le confier à des fonctionnaires. On ne peut pas créer une institution de charité pour nous accorder des aides sociales, car trois quarts des fonds du Fishermen Welfare Fund vont dans les poches des fonctionnaires. Que fait-on avec une telle institution, qui a été créée tout simplement pour donner de l’emploi aux fonctionnaires ? Je ne suis pas d’accord avec le fonctionnement de ce fonds, qui accorde à l’enfant d’un pêcheur très peu d’argent.
Le Fishermen Welfare Fund aurait dû être transféré à la Sécurité sociale. Le Fishermen Welfare Fund dispose d’un fonds de Rs 6 millions, et Rs 4 millions vont dans les poches des fonctionnaires. Seulement Rs 2 millions vont donc aux pêcheurs. C’est de la charité, cela n’en vaut pas la peine. C’est cela la discrimination que l’on évoque. Je sais ce que je dis, j’ai des preuves. Je ne suis pas en train de bluffer.

Il était question qu’un Consultative Committee soit mis sur pied pour écouter les problèmes des pêcheurs sur une base régulière. Où en est-on avec ce comité ?
C’est un comité dont on a entendu parler, mais il ne siège pas. Mon point de vue est simple : si on met the right man at the right place, on peut s’attendre à quelque chose, mais si la personne qui est à la tête de ce ministère ne comprend pas les rouages de l’environnement marin, comment peut-on s’attendre à des résultats ? Est-ce que cette personne s’intéressera aux pêcheurs comme Judex Ramphul, où à l’Union européenne, aux Taïwanais et aux Japonais, qui veulent exploiter nos eaux ? Aujourd’hui, dans le monde, les pêcheurs sont en train de devenir des entrepreneurs. Pourquoi a-t-on peur de laisser les pêcheurs devenir des entrepreneurs ici ?
Cela dit, malgré les obstacles qui se dressent devant nous, nous faisons de notre mieux pour devenir des entrepreneurs. Nous avons d’ailleurs réussi à mettre à nos dispositions deux à trois bateaux, soit le Perfect One, le Serenity et le Renaissance. Ce sont de petits pêcheurs locaux qui gèrent de petites entreprises. Ils sont arrivés à la conclusion qu’ils ne peuvent pêcher dans le lagon et qu’ils doivent le faire en haute mer. À part ce grant, auquel on a droit, on n’a aucun soutien. Kouma dir bann sarite sa. Finn zet sa ou, al get to zafer.
Or, que voit-on ? C’est nous-mêmes qui faisons construire notre bateau. C’est nous-mêmes qui payons nos billets d’avion pour voir comment on construit nos bateaux. Et c’est encore nous qui choisissons les moteurs. Et pourtant, il y a une institution, qui est appelée Shipping, et qui opère sous l’égide du ministère de la Pêche. C’est eux qui auraient dû faire le déplacement ou choisir les moteurs. Nous sommes des pêcheurs, et à ce titre, nous voulons tout simplement un bateau pour travailler. Zordi nou mem pe vinn mekanisien. Nou mem pe al donn nou model bato dan Sri Lanka.
Voilà pourquoi, je dis que les pêcheurs n’ont pas d’accompagnement. Je donne un exemple : nous venons de recevoir le bateau Perfect One après avoir beaucoup lutté pour retirer ce bateau au Sri Lanka et l’amener à Maurice. Cela fait trois semaines que le bateau est arrivé. Et pourtant, le gouvernement a accordé un Grant de Rs 4 millions pour la société de coopérative des pêcheurs puisse procéder à l’acquisition de ce bateau. C’est un bateau que le gouvernement a financé en partie et des pêcheurs ont pris des emprunts pour l’achat de bateaux. Mais des procédures administratives sont en train de retarder la sortie du port de ce bateau, alors que les pêcheurs doivent commencer à rembourser leurs emprunts à partir de décembre. En attendant, les fonctionnaires qui ont travaillé sur ce dossier, eux, ont déjà touché trois à quatre mois de salaire, zis pou donn enn ti bout papie e met nimero bato.

Tout le monde trouve étonnant que nos supermarchés grouillent de poissons importés. Pourquoi une telle situation ?
Nous luttons contre cette pratique depuis des lustres. Je ne suis pas un nominé politique, juste un pêcheur. C’est peut-être cela notre faiblesse et celle du pays. Savez-vous combien d’obstacles ont été mis sur le chemin des petites sociétés de coopératives ? On les empêche de démarrer, car elles causent du tort quelque part (rires). La réflexion est pourtant simple : croyez-nous que le pays ne dispose pas de pêcheurs professionnels ? Le pays compte des pêcheurs qui ont une vaste expérience et des connaissances dans le domaine de la pêche. Si aujourd’hui vous voyez que les centres de formations n’ont pas formé des pêcheurs, vous devriez vous demander pourquoi. Les gens doivent comprendre qu’il y a de grandes entreprises qui doivent importer du poisson à Maurice. Comme dirait l’autre, bizin enn kickback.
On ne peut malheureusement pas gérer nos eaux de cette façon. Il faut démocratiser le système, donner des opportunités à nos pêcheurs, délocaliser la pêche, aller en haute mer, donner de l’emploi à nos jeunes, transformer cette industrie en un secteur viable pour que la pêche devienne un pilier de notre économie, et prendre l’exemple sur les Seychelles. Avec Agalega, la population aurait pu avoir chaque jour du poisson frais. Mettre un Processing Plan à Agalega pour que les poissons qui sont pêchés soient dans des Ice-box pour être livrés par voie aérienne à Maurice. C’est tout à fait faisable, car Agalega est à une seule heure d’avion. Il fallait mettre l’emphase sur ce genre de développement, comme le font si bien les Seychelles, qui se focalisent également sur la pêche et le tourisme pour vivre. Maurice aurait pu exporter beaucoup de poissons, plutôt que d’en importer. Notre mer est très riche en poissons.

La Bad Weather Allowance a été révisée à la hausse dans le dernier budget. Êtes-vous satisfait du nouveau quantum ?
Si un pêcheur gagnait bien sa vie, pensez-vous qu’il aurait besoin de cette allocation pour vivre ? Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas payer la Bad Weather Allowance, mais avec la situation qui prévaut à Maurice au niveau des prix des commodités, on se demande comment une personne peut vivre avec Rs 575. « Si ou aste enn kari, fini kout ou Rs 300, e aste enn boutey dilwil. Diri pour gayne la ?. C’est pour cela que je dis qu’il faut donner l’opportunité aux pêcheurs pour qu’ils puissent exploiter nos eaux.
Pour le budget 2022-2023, j’avais envoyé un document au Grant argentier pour lui expliquer comment il faut développer le secteur de la pêche. Par exemple, il n’y a pas, a priori, de professionnels pour former nos jeunes pêcheurs, et ce sont d’anciens pêcheurs qui dispensent des cours aux jeunes lors des parties de pêche. J’ai donc demandé que l’on mette à la disposition du mouvement des syndicats des pêcheurs cette école de formation. Elle peut aussi être confiée à fédération des coopératives. À ce moment, le gouvernement ne se serait pas retrouvé dans une situation où il devrait accorder des cartes de pêcheur à n’importe qui.
Avec notre idée, les cartes de pêcheurs auraient été accordées aux pêcheurs ayant suivi des formations dispensées par nous. À travers cette école, quelqu’un qui aspire à devenir pêcheur sortirait comme pêcheur, et non pas comme laboureur ou éleveur. En faisant cela, un pêcheur passé par notre école aurait éprouvé de l’amour pour ce métier. Nous avons aussi demandé une île à Saint-Brandon pour que la population mauricienne puisse avoir du poisson salé ou du poisson frais. Or, le pays est en train d’importer même du poisson salé. Au niveau du syndicat des pêcheurs, nous disons haut et fort que si le gouvernement n’est pas capable et ne dispose pas du personnel approprié pour donner des formations, nous ferons le travail à leur place. Nous ne nous sommes pas des nominés politiques et nous n’aimons pas être dirigés par télécommande.
La fédération des coopératives des pêcheurs peut faire ce travail. En mettant à notre disposition une île, on aurait pu développer ce secteur et arrêter de dire : « Enn tan pwason sale ti pe trene dan kwin simin. Zordi pena, La Perle pena ! » Pour ceux qui ne le savent pas, le poisson La Perle n’a jamais existé. C’est le bateau qui s’appelait La Perle. Nous sommes définitivement en train de reculer dans ce secteur en important du poisson. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut aller pêcher en haute mer. Croyez-vous qu’avec une pirogue on puisse le faire ? Et pourtant, on est en train demander aux pêcheurs de prendre avantage du Canot Scheme. Il y a des gens qui ont péri au large de Poudre-d’Or. Que veut-on faire maintenant avec les pêcheurs ? Leur accorder des canots ? Voilà pourquoi les pêcheurs sont découragés. Pourquoi ne prend-on pas exemple sur les Seychelles et La Réunion, où des bateaux convenables sont mis à la disposition des pêcheurs. Là-bas, on leur offre des bateaux avec des cabines et des embarcations bien conditionnées, où les pêcheurs peuvent rester deux ou trois jours en mer lorsque la mer est démontée.

Comment voyez-vous l’avenir des pêcheurs ?
Je ne suis pas pessimisme de nature. Les pêcheurs ont un bel avenir dans nos eaux territoriales. Sinon, comment expliquer cet empressement des grosses compagnies à venir chercher des permis pour pêcher dans nos eaux ? Il n’y a qu’a voir ces tonnes de poissons qu’elles retirent de nos eaux. Pourquoi devrait-il y avoir un avenir pour les grosses boîtes et pas pour les pêcheurs locaux ? Si cette situation persiste, les pêcheurs locaux ne pourront pas s’épanouir. Ils continueront à attraper enn dibout gal dan kwi lakot ek enn ti golet.

Etes-vous d’accord avec la politique visant à reprendre les cartes des pêcheurs ayant atteint un âge avancé ?
Pas du tout. C’est pour cela que je dis que les gens qui administrent notre système manquent d’expérience. Le ministère de la Pêche doit être géré par des intellectuels qui comprennent le métier, des gens de la mer. Il faut être proche avec cette communauté pour pouvoir comprendre le mécanisme. Ki kart ou pe ramase ? Pourquoi faut-il d’ailleurs ramasser les cartes des pêcheurs ? Oui, il est vrai que des pêcheurs sont âgés. Et alors ? J’en connais qui ont 65 ou 70 ans et qui continuent de pêcher. Ils ne montrent aucun signe d’affaiblissement. Je prends mon propre exemple. J’ai 63 ans et je continue de pêcher. J’ai fait mon test médical et mon médecin m’a dit que mon cœur est bon et que je n’ai aucune complication de santé.
Il faut savoir que les gens qui ont de l’expérience n’ont pas besoin de se servir de leur courage. Le ministère de la Pêche n’aurait pas dû venir avec une telle mesure. C’est une erreur monumentale. Depuis de nombreuses années, nous militons en faveur d’un système de retraite pour les pêcheurs. Nous avons à plusieurs reprises dit que lorsqu’un pêcheur prend sa retraite, il devrait avoir droit à une bonne compensation. Malheureusement, cet aspect ne figure pas dans la Fisheries Act. Aujourd’hui, le gouvernement est venu de l’avant avec une formule pour accorder à chaque pêcheur qui souhaite rendre sa carte une somme d’environ Rs 54 000. Ce n’est pas suffisant. Et nous avons expliqué pourquoi cette somme ne suffit pas. En 2000, on a demandé aux gens de cesser de retirer du sable dans la mer. En retour, on leur a accordé à chacun une somme de Rs 200 000. Pourquoi ne pas accorder une telle somme maintenant aux pêcheurs qui souhaitent prendre leur retraite ? Ça leur permettrait de faire face au coût de la vie.
Ce faisant, nous pourrons renouveler le secteur avec du sang neuf. C’est malheureux de le dire, mais le gouvernement pe pran bann peser pou bann b… avec cette somme de Rs 54 500. Les pêcheurs sont des gens intelligents, qui utilisent l’Internet et des ordinateurs. Je le redis : il faut accorder de l’importance à nos pêcheurs. Les pêcheurs de la région de Roche-Bois ont récemment soulevé un problème lié à une tentative de délocalisation de leur métier, et plus précisément à Mer-Rouge. Beaucoup d’oiseaux migrateurs font escale dans cette région. Toute cette bordure côtière a été envahie par la Mauritius Port Authority. Maintenant, on veut délocaliser les pêcheurs de l’endroit.
Au contraire, il fallait réhabiliter cette partie du pays en empêchant l’érosion des sols et en créant une sorte de marina. Environ 80 pêcheurs opèrent dans cette région. Maintenant, après avoir élevé la voix dans notre dernière conférence de presse, le gouvernement vient dire qu’il n’avait pas l’intention de délocaliser les pêcheurs de cet endroit. En tout cas, nous sommes contents que le gouvernement soit revenu à de meilleurs sentiments et que notre conférence de presse ne soit pas tombée dans les oreilles de sourds.

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