Priya Doobaree (pilote de MK et psychologue de l’aviation) : « Pendant deux ans, on n’a pas eu beaucoup de soutien… »

Pilote d’avion et psychologue de l’aviation. Dans le cadre de la Journée mondiale de la Santé mentale célébrée en début de semaine dans le monde, la capitaine Priya Doobaree quitte le cockpit pour nous parler de la santé mentale des employés du secteur de l’aviation, aujourd’hui plus que jamais. Actuellement, au Canada, où elle occupe le poste de Technical Officer — Air Mauritius lui a accordé des congés — et est la représentante de la Fédération internationale de l’association de pilotes à l’International Civil Avation Organisation (ICAO), elle est la voix de tous les pilotes à l’ICAO pour les Technical Topics. Elle est d’ailleurs la seule femme pilote et Africaine à occuper ce poste.

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Derrière les uniformes nickel chrome des pilotes et des hôtesses de l’air toujours sur leur 31 se cachent des êtres humains, des pères et des mères de famille, parfois épuisés, qui travaillent sous stress et dans des conditions difficiles, loin de leurs proches… « Il est important de parler et d’en parler », nous dit Priya Doobaree d’emblée. Persévérante, résiliente et avide de connaissances, Priya Doobaree a su garder les pieds sur terre après toutes ces années passées dans les airs. Malgré le décalage horaire entre Maurice et le Canada, la pilote chevronnée habituée aux jet lags a accepté de nous accorder cet entretien malgré son emploi du temps très chargé. Consciente des problèmes auxquels le personnel navigant doit faire face, Priya Doobaree a choisi de remettre l’humain au centre de ce métier et d’aborder, sans langue de bois, la question de la santé mentale, avec notamment des cas de stress, d’anxiété, de dépression (voir encadré) chez le personnel navigant. Des maux souvent passés sous silence par ces professionnels de l’aviation qui ont pourtant la lourde responsabilité de centaines de passagers sur leurs épaules.

En effet, le secteur de l’aviation reste un des enfants pauvres lorsqu’il s’agit de santé mentale. Étonnamment d’ailleurs, car la gestion du mental est un aspect important de ce métier qui demande concentration, rigueur et précision.

Un Peer Support Programme à MK

Dans un article du journal français Le Figaro, il est indiqué qu’à « l’École nationale d’aviation civile (ENAC), seule formation publique française, on prend en compte le mental dès le recrutement des futurs pilotes. Le concours, accessible après deux ans de classe préparatoire scientifique, intègre des entretiens psychomoteurs et psychotechniques ainsi qu’une épreuve de gestion du stress, prenant la forme d’un jeu de rôle. » Un aspect essentiel qui est pourtant mis de côté.

Priya Doobaree explique que tout comme le secteur de la santé avec ses nombreux médecins et infirmiers, ces frontliners souffrent en silence depuis des années, et ce, bien avant l’arrivée du Covid. « Les gens du secteur de l’aviation travaillent dans des conditions difficiles, et sont constamment sous stress. Ils ont besoin de parler à quelqu’un qui puisse les comprendre », dit-elle. Par ailleurs, Priya Doobaree explique que les études ont démontré qu’une personne sur six connaîtra au moins une fois dans sa vie un épisode de détresse psychologique. « Imaginez maintenant la population des médecins et des cabin crews et pilotes, forcément, il y aura une personne sur six qui souffrira de dépression et autre. »

Ainsi, en octobre 2020, avec l’aide de la Mauritius Air Line Pilot Association (MALPA), Priya Doobaree met en place un Peer Support Programme pour les employés de MK, lourdement touchés par le Covid. « Il faut avouer que pendant ces deux ans de Covid, comme employés de l’aviation, nous n’avons pas eu beaucoup de support. C’est pour cela qu’en 2020, avec l’aide de mon syndicat et du Centre of Aviation Psychology, j’ai mis en place cette plateforme qui permet aux pilotes et aux cabin crews d’appeler une helpline pour parler », explique-t-elle. À l’autre bout du fil, un pilote comme eux est à l’écoute. Formé par un psychologue, il écoute, et si besoin est, a recours à des professionnels pour aider la personne en détresse. Aujourd’hui encore, malgré la zone de turbulences dans laquelle se trouve MK, le Peer Support Programme tient bon… « C’est d’ailleurs obligatoire et toutes les compagnies d’aviation d’Europe et autres ont des plateformes d’écoute pour les pilotes et autres », dit-elle.

Membre de l’association anglaise Resilient Pilot, Priya Doobaree est une Human Factors Specialist, Mentor et Facilitator, et est formée pour former d’autres pilotes à rester à l’écoute de leur corps. « J’ai toujours été fascinée par l’aviation et la psychologie », nous dit-elle. Priya Doobaree a intégré l’équipe d’Air Mauritius en 1998 en tant que cadet. « Depuis que j’étais au collège, j’étais fascinée par l’aéronautique et je voulais être pilote », dit-elle. Originaire de Quatre-Bornes, elle confie que sa soeur « était cabin view pendant quelque temps et donc on avait quelques amis dans le métier. Et c’est ainsi que j’ai côtoyé de monde des pilotes », dit-elle.

À 21 ans, elle pilote son premier ATR42

Après des études en sciences pures et dures à Lorette de Curepipe, puis à Lorette de Quatre-Bornes, elle s’envole pour… la Saint Louis University, université américaine, pour un Bachelor in Aviation Science. « Sauf que j’étais à Madrid pour la première année », dit-elle. « J’avais bénéficié d’une bourse et mes parents avaient accepté de me soutenir financièrement, même si les études en aviation coûtent vraiment très cher », confie-t-elle. Elle avait donc la pression de bien réussir. Pendant sa première année d’études universitaires, elle apprend que la compagnie nationale mauricienne lançait son Cadet Programme et décide de postuler. Elle est alors la seule fille sélectionnée et bénéficie d’une formation de deux ans en aviation en France, à la célèbre école de pilotage Amaury de la Grange, l’EPAG/IAAG. « J’ai décidé de stopper mes études pour intégrer l’équipe d’Air Mauritius », dit-elle. Arrivée à Maurice, âgée seulement de 21 ans, elle pilote son premier ATR42 en 2000 et gravit depuis les échelons.

En 2012, elle rejoint Jetstar Asia à Singapour et intègre la CRM/Human Factors Team. Priya Doobaree commence alors un diplôme en counselling, alors qu’elle est promue au titre de capitaine, pilotant l’Airbus 320. « J’avais des cours du soir pendant que je travaillais à plein temps. Ce n’était pas évident, mais j’y suis parvenue », dit-elle. Elle enchaîne avec un Bachelor en psychologie à la Murdoch University, puis un Masters en Organisational Psychology à la University of London. « J’ai obtenu ma maîtrise en mars 2020, donc juste avant les confinements », se souvient-elle. À l’époque, elle était loin de se douter que ce changement de direction allait être sa planche de salut. « Je suis restée deux ans sans emploi, presque sans salaire parce que j’étais en part-time, il fallait que je me réinvente ! » dit-elle.

À l’occasion de la Journée de la santé mentale, Priya Doobaree souhaite que les compagnies aériennes, mais pas seulement, soient davantage à l’écoute de leurs employés et que la parole se libère enfin autour de la santé mentale.

Selon une étude anglaise sur le personnel de l’aviation :80% du personnel souffrent
d’épuisement professionnel

The Guardian, journal anglais, publiait l’an dernier les résultats d’une étude initiée par le Trinity College Dublin sur la santé mentale des employés de l’aviation. Les données indiquent qu’un certain nombre de pilotes avaient des difficultés avant Covid, mais qu’ils ne divulgueraient pas un problème de santé mentale à leur employeur en raison de la stigmatisation et de la peur de perdre leur licence et leur salaire.

Par ailleurs, l’équipe de chercheurs a mené une enquête auprès de plus de 1 000 pilotes dans le monde en 2019 et a constaté que 18% souffraient de dépression modérée et 80% d’épuisement professionnel modéré. Plus de trois quarts des répondants ont déclaré qu’ils ne divulgueraient pas ces problèmes à leurs employeurs et 81% ont déclaré qu’ils ne se sentaient pas valorisés par les employeurs. Une deuxième enquête menée en août 2020 auprès de plus de 2 000 travailleurs de l’aviation — principalement des pilotes, du personnel de cabine, des contrôleurs aériens et des ingénieurs — a révélé qu’ils avaient plus souffert que la population générale pendant la pandémie. Un cinquième des pilotes et 58% du personnel de cabine ont signalé une dépression modérée, contre 23% pour l’ensemble des populations irlandaise et britannique.

Ils sont ainsi nombreux à tirer la sonnette d’alarme sur ce mal invisible qui ronge les gens de l’aviation et demandent que les employeurs soient davantage à l’écoute et que le problème de santé mentale soit déstigmatisé pour faire redécoller le secteur.

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