— « Le comité technique a oublié l’Afrique sur sa carte de pays qui ont introduit le cannabis médical […] il propose deux médicaments extrêmement coûteux »
Psychologue-addictologue reconnu pour son travail dans l’accompagnement des toxicomanes, Kunal Naik a soumis ses observations sur le rapport du comité technique sur le cannabis médical (2021) au ministère de la Santé. Kunal Naik est également membre du conseil consultatif auprès de l’International Drug Policy Consortium. Depuis, le destinataire de l’addictologue, dit-il, est resté silencieux. Il évoque ici,les manquements qu’il a relevés dans ce rapport.
Vous avez récemment envoyé vos remarques sur le rapport du comité technique au ministère de la Santé. Qu’avez-vous relevé ?
Le rapport est politiquement correct. There’s a good will behind it. Je reconnais que le comité a fait un travail très difficile, d’autant que le sujet ici est le cannabis, et ce, même s’il s’agit de son usage à des fins médicales. Cependant, le rapport ne va pas assez loin. Pour commencer, la liste de pays qui ont fait des recherches et adopté le cannabis médical ne comprend pas ceux d’Afrique. Notamment l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Malawi, le Maroc… Le comité a oublié l’Afrique, alors que le rapport doit donner des informations aux politiciens, puisque ce sont ceux qui détiendront le mot final sur l’introduction du cannabis médical. L’Afrique du Sud, par exemple, a développé des protocoles pour cultiver le cannabis à des fins thérapeutiques avec des lignes directrices très précises sur la production et la vente. Maurice a beaucoup à gagner des pays africains.
En omettant l’Afrique, que rate Maurice ?
Comme nous faisons partie des pays de la Southern African Development Community (SADC) et du Common Market for Eastern and Southern Africa (COMESA), on pourrait envisager des collaborations entre États membres. Maurice pourrait ainsi devenir un hub en matière de cannabis thérapeutique. Malheureusement, le rapport présente une carte obsolète des pays qui ont introduit le cannabis médical. Cette carte ne reflète pas l’étendue de l’accès au cannabis médical à travers le monde et les politiques qui ont été mises en place autour de celui-ci. Le Pakistan, la Jamaïque, l’Équateur ne figurent pas non plus dans ce document. Par ailleurs, je note également que dans la section 3 du rapport relatif à Efficacy, Safety and Trials, le document fait du copier-coller en reprenant les études du Center for Medical Cannabis Reports — qui est une entreprise privée où le profit prime parce qu’elle travaille avec l’industrie du cannabis — au lieu de citer des données de sources académiques et scientifiques. Et ce, pour rester dans la neutralité et l’objectivité. Nous avons besoin de sources et d’informations objectives centrées sur les patients. Si le comité avait consulté les organisations non gouvernementales et constitué des groupes techniques avec des patients, qui ont aussi leur mot à dire sur le sujet, on aurait eu un rapport un peu plus centré sur ces derniers. Or, le document n’est pas assez patient-centered.
Qu’est-ce qui vous a encore interpellé dans ce rapport ?
Je ne comprends pas pourquoi le comité s’est limité aux médicaments recommandés par la US Food and Drugs Administration (FDA). Il y a d’autres agences comme la European Medicines Agency vers lesquelles il aurait pu se tourner pour avoir une liste de propositions plus exhaustives. J’ai aussi remarqué que la médecine ayurvédique n’a pas été mentionnée dans ce rapport. Il existe des médicaments ayurvédiques à base de cannabis que nous aurions très bien pu utiliser pour certaines pathologies. De plus, nous avons de nombreuses cliniques ayurvédiques à Maurice. Par ailleurs, le rapport propose l’importation de deux médicaments, le Sativex et l’Epidiolex. Ce sont deux médicaments très efficaces, mais extrêmement coûteux. On aurait pu explorer d’autres alternatives aussi efficaces que ces médicaments et envisager la production locale du cannabis médical sous diverses formes. Maurice devrait développer des modèles pilotes, car on peut acheter des molécules peu chères pour produire localement du cannabis médical. J’ai aussi noté que le comité a limité les prescriptions sur 14 jours. Donc, les patients auront à se présenter devant un comité médical avant d’aller dans des pharmacies de l’hôpital et recommencer les procédures après 14 jours. Je suis certain que ce sera très dur pour des personnes qui souffrent de pathologies lourdes, comme le cancer, ou les handicapés. J’aurais opté pour un modèle basé sur 30 jours, voire six mois, qui peut être revu pour rendre le traitement plus efficace et centré sur les patients. Par ailleurs, l’Expert Committee on Drug Dependence de l’Organisation mondiale de la santé avait déjà suggéré à la Commission on Narcotic Drugs de déclassifier tous les produits à base de annabidiol, parce qu’ils ne sont pas psychoactifs. De ce fait, on pourrait vendre différents produits : crème, huile, pilule… à base de CBD (ndlr : cannabidiol, une des principales substances actives présente dans le cannabis) en pharmacie sans prescriptions. Ce qui serait non seulement une charge (en matière de protocole) en moins pour l’État, mais rendrait le CBD accessible dans des pharmacies privées pour des patients qui en ont besoin.
Est-ce que le cannabis thérapeutique peut entraîner une dépendance ?
Cela dépend du produit. Si celui-ci comprend un taux de THC (ndlr : Tetrahydrocannabinol, la principale molécule active du cannabis) assez élevé, il peut entraîner une dépendance. Mais en général, il y a un contrôle très strict sur le taux de THC pour le cannabis médical qui est principalement destiné aux personnes qui souffrent de diverses formes de cancer. Comme il s’agit de cannabis médical, un suivi thérapeutique devra être assuré par un médecin. Ce genre de produits sont la plupart du temps préconisés à des personnes qui sont en phase terminale de la maladie, donc, il n’y a pas de risque de dépendance à ce niveau.
Comme pour la méthadone — où malgré les paramètres qui régissent sa distribution, des patients sous le programme parviennent à faire du trafic —, y a-t-il un risque que les médicaments avec les molécules du CBD et le THC fassent l’objet de revente illégale ?
On ne peut comparer le cannabis médical à la méthadone, car ils sont, dès le départ, deux différents produits. La méthadone est un substitut à l’héroïne et c’est un médicament très fort. Pour ce qui est des produits avec du CBD et du THC, il y aura déjà une liste de patients qui en bénéficieront avec des paramètres stricts encadrant la distribution des médicaments. Ces patients-là seront suivis du début à la fin de leur traitement. Ceux-ci, je le rappelle, sont destinés aux patients qui souffrent de diverses pathologies comme des cancers avancés, l’épilepsie… Étant donné leurs besoins, je ne crois pas qu’ils seront tentés à aller vers la vente de leurs médicaments. Toutefois, un suivi en ce sens reste important, d’où la nécessité de mettre une phase pilote du projet.
Lorsque le cannabis à usage médical sera en cours, faudrait-il dans un deuxième temps développer sa culture à cette fin ? Et pourquoi ?
Avec le coût du médicament qui augmente, Maurice a tout à gagner en développant une industrie de cannabis médical à long terme. De plus, nous avons un climat idéal pour la culture du cannabis médical ou industriel. Développer ce secteur sera un plus pour l’économie. Il encouragera la création de l’emploi, notamment dans la filière scientifique, la production, l’exportation… On peut même envisager des collaborations avec des universités.