Alain Kistnen, secrétaire général de l’Union of Bus Industry Workers (UBIW), estime illogique de ne pas imposer la distanciation sociale dans les bus. Dans la présente l’interview, le syndicaliste dit regretter que le ministre du Transport, Alan Ganoo, n’ait pas accédé à la requête du syndicat pour casser la chaîne de transmission du Covid-19. « Comment se fait-il que les banques, les bureaux de poste et les caisses de l’État pratiquent la distanciation physique et que les passagers, eux, soient autorisés à s’asseoir les uns à côté des autres dans les autobus ? » demande-t-il. Le secrétaire général de l’UBIW affirme d’autre part que la nationalisation du transport public est « la » solution pour garantir l’emploi dans ce secteur avec l’avènement du métro et pour rendre le transport public « totalement gratuit pour tous les passagers », comme tel est le cas au Luxembourg. Il exprime également sa déception quant au rejet de sa demande pour l’introduction d’un Covid Leave à l’intention des employés du transport. « On est dans une période de l’année où les travailleurs ont déjà épuisé leurs congés. Maintenant, le salaire journalier est supprimé lorsqu’ils s’absentent pour cause de maladie liée au Covid. C’est pourquoi certains travailleurs ne déclarent pas leur état de santé lorsqu’ils se rendent sur leur lieu de travail », dit-il.
Comment se présente la situation dans le transport en commun avec la présence du Covid-19 dans le pays ?
Nous avons fait un constat de la situation au niveau de différentes compagnies d’autobus, notamment à la Corporation Nationale de Transport (CNT), l’United Bus Service (UBS), Rose-Hill Transport Ltd (RHT), Triolet Bus Service (TBS) et la Mauritian Bus Transport Ltd, ainsi qu’auprès d’opérateurs d’autobus individuels. Nous avons constaté que le nombre de cas de Covid-19 parmi les travailleurs du transport est en hausse. Notre constat prend en considération nos camarades qui sont en auto-isolement et ceux qui ont été testés positifs au virus.
C’est à travers nos délégués repartis dans chaque dépôt et au niveau des membres de la direction des compagnies que nous obtenons nos informations. Nous sommes quand même attristés, car la direction des compagnies d’autobus ne rend pas officiel le nombre d’employés ayant attrapé le virus. Nous, nous considérons que le nombre d’employés touchés par le Covid-19 aurait dû être rendu public. Nous considérons que les compagnies d’autobus ont le devoir de le faire, car il y va de la sécurité et de la santé des passagers et des employés de cette industrie en général.
Nous savons que les chiffres que nous avons recueillis sont réels, et cela nous incite à maintenir les chiffres que nous avons avancés il y a quelque temps. Les derniers chiffres que j’ai en ma possession indiquent que pour un seul dépôt de la CNT, on a enregistré un décès, tandis que 87 camarades sont en isolement car ayant été testés positifs. La direction cache ces informations, mais nous les obtenons autrement. Les informations que je viens de donner sont un exemple parmi d’autres. La situation, par exemple, est encore pire dans une autre compagnie située dans le centre de l’île.
Je profite de l’occasion pour dire qu’il n’est pas normal qu’on continue d’avoir deux catégories de travailleurs dans l’industrie du transport, soit ceux qui sont couverts par le Pay Research Bureau (PRB) et ceux qui le sont par le National Remuneration Board (NRB). Le gouvernement vient d’émettre une circulaire disant que ceux qui sont couverts par le PRB seront payés à partir d’un Special Leave s’ils sont atteints du Covid-19 et qu’ils doivent rester en isolement. C’est donc une garantie que les droits de cette catégorie de personnes ne seront pas lésés. Mais le fait est que nous faisons le même travail et que nous ne sommes pas couverts par les mêmes dispositions. Cela fait mal, quelque part. Donc, certaines compagnies, à l’exception de la CNT, obligent les employés atteints de Covid-19 à puiser dans leurs congés de maladie et de congés annuels, et lorsque tous les congés sont épuisés, on supprime leur salaire journalier.
Est-on arrivé à une situation où les travailleurs testés positifs ne déclarent pas leur état de santé ?
Nous sommes en décembre, période où les congés des travailleurs sont déjà épuisés pour bon nombre d’entre nous. Que se passe-t-il donc dans une telle situation ? Le travailleur sait qu’il doit travailler pour nourrir sa famille. Donc, celui qui a été testé positif ou qui sait qu’un des membres de sa famille a été testé positif n’a d’autre choix que de venir travailler, de peur que ses journées de travail ne soient supprimées en cas d’absence. Ils viennent travailler, car ils ont des engagements, même s’ils savent qu’ils ont été testés positifs. Ce faisant, ils n’ont d’autre choix que de venir infecter une entité pour être fixés sur leurs engagements personnels en termes d’emprunt. Ils préfèrent donc garder le silence par rapport à la maladie et viennent travailler. Et c’est grave.
Il faut savoir que la circulaire à l’intention des chefs de départements des différents ministères s’adresse uniquement aux travailleurs couverts par le PRB. Celle-ci aurait dû être appliquée à tous les employés à travers un fonds, disons un Covid Leave Fund. Par ce biais, les camarades atteints du Covid-19 auraient alors droit à une dizaine de jours de congé rémunérés. Ce faisant, les travailleurs du transport apporteraient aussi leurs contributions dans le combat contre ce virus. Au cas contraire, le principal vecteur du Covid-19 deviendra vite le transport public.
Que s’est-il passé lors de la dernière rencontre entre le ministre du Transport, Alan Ganoo, et les dirigeants de l’UBIW ?
Lors de notre rencontre avec le ministre du Transport, nous avons surtout insisté sur la nécessité de venir de l’avant avec un règlement où tous les opérateurs d’autobus offrent aux passagers des “sanitizers”. De même que tous les autobus, après les heures de travail, soient désinfectés. Nous avons aussi réclamé l’introduction du “flexitime”. Prenant en ligne de compte que les jeunes étudient à domicile actuellement, nous croyons qu’il y aura suffisamment d’autobus sur nos routes pour appliquer ce système et offrir aux passagers un service décent.
Nous avons aussi insisté sur la nécessité de réintroduire la distanciation physique dans nos bus. Il était de notre devoir de venir dire au gouvernement pourquoi nous insistons sur la nécessité d’appliquer un règlement clair, car parmi les passagers, il y a un certain nombre de récalcitrants. De plus, dans les autobus, il y a des échanges de conversations entre les passagers et les receveurs. Or, il n’est pas normal, en cette période de pandémie, que trois personnes soient sur un siège de trois places alors que la distanciation sociale réclame une certaine distance entre deux individus dans les supermarchés, lors du paiement des factures d’électricité et d’eau, à la poste, dans les banques, etc.
La décision du ministère du Transport de ne pas rendre obligatoire la distanciation sociale dans les autobus est un non-sens qui met en danger la santé des passagers. Nous pensons quand même que de ne pas autoriser les passagers à voyager debout est une bonne mesure, mais nous maintenons qu’il faut aussi revoir la “seating capacity” dans les bus. Il faut seulement un passager pour un siège de deux personnes.
Les opérateurs et le gouvernement n’ont qu’une seule chose en tête : faire de l’argent au détriment de la santé publique. C’est en tout cas de cette façon que nous voyons les choses. Qui sont finalement nos passagers ? Des employés qui paient leurs impôts et la TVA, et à ce titre, le gouvernement est redevable envers ses contribuables. Nous avons proposé au ministre Ganoo de venir de l’avant avec un projet pilote pendant un mois pour la distanciation sociale dans les bus pour savoir si le nombre de cas de Covid-19 diminue. La balle est dans le camp du gouvernement. Le ministère de la Santé ne pourra pas, seul, venir à bout de la pandémie. Il est temps de resserrer les boulons partout.
Avec la réouverture des frontières, beaucoup de touristes ont commencé à voyager par bus. Leur présence inquiète-t-elle les passagers ?
Le gouvernement a décidé de rouvrir nos frontières car l’économie va mal. Mais je pense que le moment n’était pas approprié pour le faire. Nous avons ouvert nos frontières à un moment où le Delta a fait son apparition. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas trouvé la solution pour combattre ce variant, et voilà que l’Omicron arrive. Les touristes vont encore une fois cesser de voyager. Sinon, oui, j’ai constaté qu’il y a une certaine réticence de la part de passagers à s’asseoir à côté des touristes en l’absence de distanciation sociale.
Les passagers respectent-ils le protocole sanitaire ?
Pas toujours. Un jour, par exemple, un chauffeur a demandé à deux passagères de bien se couvrir le nez avec leur masque et elles ont refusé. Le chauffeur a alors décidé de ne pas les laisser entrer. Après, une voiture roulant à vive allure s’est arrêtée devant le bus un peu plus loin et son conducteur a insulté le chauffeur du bus. Cela a failli tourner au vinaigre.
D’ailleurs, les cas d’agressions à l’encontre du personnel des bus sont en hausse. Nous avions l’habitude d’avoir une rencontre chaque deux mois avec les autorités pour passer en revue la situation. Mais la communication est devenue difficile maintenant. La présence des caméras n’a pas aidé à régler le problème, mais plutôt à surveiller les faits et gestes des travailleurs. Je me souviens du cas d’un receveur assis sur un siège passager parce que le bus était vide; il a dû se présenter devant un comité disciplinaire.
Les opérateurs ont affirmé lors de leur dernière rencontre avec le ministre Ganoo que la situation n’est pas alarmante dans le personnel…
Pour eux, la santé financière de leurs compagnies dépasse celle des travailleurs, qui font pourtant rouler leur business. J’ai eu l’occasion d’entendre un opérateur dire à Alan Ganoo que si le gouvernement leur accorde un subside, il n’y aura problème pour faire appliquer la distanciation physique dans les bus. Peut-être qu’ils ont raison de le dire, car de grosses boîtes bénéficient de l’aide financière du gouvernement, dont certaines affichent la profitabilité. S’il faut accorder un subside pour protéger la santé des travailleurs et celle des passagers, l’UBIW serait le premier à venir dire que c’est une bonne chose.
Concernant les deux catégories de travailleurs – l’un couvert par le PRB et l’autre par le RB –, où en est-on dans les négociations pour harmoniser les conditions de travail ?
Nous négocions depuis belle lurette pour arriver à un terrain d’entente. Un ex-juge m’a dit une fois que cette ligne de démarcation a été instaurée à la suite d’une décision purement politique. Il est difficile de remporter une bataille légale si l’on veut mettre sur un pied d’égalité tous les employés du secteur. Le fait est qu’il n’y ait pas de volonté politique pour harmoniser les conditions d’emploi. Si on réussit à le faire à la CNT, on peut se poser la question de savoir ce qui se passera dans d’autres compagnies, car nous faisons le même travail. Il y aura donc un effet domino. Nous avons profité de la rencontre avec le ministre pour soulever la question.
Depuis 2016, l’accord collectif qui existe dans ce secteur a pris fin. Nous avons démarré les négociations, en 2020, mais celles-ci ont été ralenties avec le Covid-19, et avec le confinement, on est revenu à la case départ. Lors de la dernière réunion avec le ministre Ganoo, nous lui avons dit que cinq ans se sont déjà écoulés et que, maintenant, le nouveau rapport du PRB est appliqué. J’ai demandé entre-temps à la direction de la CNT de rouvrir les négociations. Mais elle a fait savoir qu’il faut d’abord obtenir l’aval du ministre.
La loi stipule clairement que les négociations doivent se faire entre les syndicats et la direction. S’il faut rechercher une autorisation pour prouver les négociations, c’est à la direction de la CNT de prendre les devants. Le fait que le rapport du PRB a été rendu public a permis aux fonctionnaires de bénéficier de cette allocation de Rs 1 000. Nous avons demandé à la corporation d’ouvrir les négociations en attendant que cette allocation soit intégrée dans notre salaire. Cela nous aurait permis de compenser la hausse du coût de la vie, ainsi que le salaire journalier et les revenus découlant des heures supplémentaires.
Nous avions fait une proposition pour une hausse salariale en 2016/2017. Mais elle doit être revue, car cinq ans se sont écoulés depuis. Nous allons tenir le comité exécutif de l’UBIW le 16 décembre, où nous évoquerons le quantum d’augmentation salariale que nous allons réclamer, compte tenu du fait que nous avons réclamé une augmentation salariale de 40% en 2017. Je ne peux pas me prononcer maintenant sur notre demande, car il faut prendre une décision collective à ce sujet. Mais notre demande sera révisée à la hausse. Nous allons aussi prendre une décision à propos de la nécessité d’observer la distanciation sociale dans les autobus.
L’UBIW a-t-elle des appréhensions sur l’extension du réseau du métro à Ébène et Curepipe ?
Je pense que la RHT a beaucoup souffert de l’avènement du métro en termes de revenus et de baisse du nombre de passagers. Je sais que les conditions dans lesquelles les employés travaillaient en termes d’heures supplémentaires et autres bénéfices ont été retirées en raison du métro. La compagnie UBS, qui assure la desserte Port-Louis/Rose-Hill, a aussi été durement touchée par le métro. Ce dernier a de gros effets sur la santé financière des compagnies d’autobus.
Maintenant, avec les nouveaux trajets en perspective, la situation deviendra plus dure pour les compagnies, et nous nous sommes demandé s’il n’y avait pas un projet de licenciement quelque part. C’est pourquoi nous avons proposé que le gouvernement vienne signer un accord avec nous à l’effet qu’il n’y aura pas de licenciements dans ce secteur avec l’avènement du métro. Nous avions fait une proposition dans ce sens à l’ancien ministre du Transport, Nando Bodha, qui n’est plus là maintenant. J’espère que son successeur aura le courage de nous dire qu’il n’y aura pas de licenciement lorsque le projet métro sera complété.
Nous avons milité en faveur de la mise sur pied d’un comité tripartite comprenant les représentants du gouvernement, des différentes compagnies d’autobus et de l’UBIW. Nous avons aussi proposé la signature d’un accord assurant aux employés qu’ils conserveront leur emploi dans n’importe quel cas de figure. Nous avons ouvert des discussions avec l’ancien ministre du Transport qui allait soumettre notre proposition au cabinet. J’espère maintenant que Alan Ganoo le fera. S’il ne donne pas de garantie, cela sous-entendra qu’il y aura des pertes d’emplois.
Le gouvernement a décidé d’investir dans un mode de transport alternatif, que nous ne contestons pas, mais il devrait garantir l’emploi pour les employés d’autobus. Après tout, ils n’ont pas demandé le métro.
Pourquoi l’UBIW avait-elle insisté il y a quelque temps sur la nécessité de nationaliser le transport en commun ?
L’UBIW avait commencé à parler de nationalisation du transport public en 1992. Nous avions raison à l’époque. Maintenant, cette idée se confirme. Avec l’arrivée du métro, il faut s’assurer que les bus jouent un rôle de “feeder”. Les gens veulent aussi savoir à quelle heure ils doivent quitter leur domicile pour prendre les “feeder buses”. Il faut que ces derniers soient ponctuels pour faire rouler le métro. Or, à l’heure où je vous parle, dans certaines régions rurales, les autobus cessent de rouler à partir de 19h. D’après mes informations, le métro ira jusqu’à Réduit et, plus tard, Quartier-Militaire. Pour soutenir le métro, il faudrait donc des “feeder buses”.
Je pense que toutes les compagnies d’autobus doivent unir leurs forces pour rendre le métro viable. Pour qu’il y ait une harmonisation des horaires de dessertes, il faudrait une seule autorité pour tout gérer. Avec un tel système, je pense que le métro sera en mesure de rouler jusqu’à fort tard la nuit et, pourquoi pas, au rythme de 24/7. Comme dirait l’autre, gouverner, c’est prévoir. C’est pour cela qu’il faut revoir le système du transport en commun.
À travers la nationalisation, tous les bus auront une heure distincte pour la rentrée, et tous les travailleurs auront des conditions de travail identiques. Aussi, il n’y aura pas de situation où des autobus dorment dans les garages et où le propriétaire continue d’être payé pour le transport gratuit. Il est dans l’intérêt du gouvernement de venir très vite avec la nationalisation du transport en commun. Selon nos calculs, lorsque vous retirez les passagers, constitués de fonctionnaires qui perçoivent une allocation de transport, et les travailleurs du secteur privé, on se retrouve avec seulement 20 à 30% de passagers qui paient leur ticket sans percevoir d’allocations de transport. C’est le cas des petits travailleurs, comme les peintres et les maçons.
Il est grand temps que Maurice devienne comme le Luxembourg, où le transport public est gratuit pour tout le monde. Lorsque vous retirez les personnes âgées, les handicapés, les fonctionnaires et les travailleurs du secteur privé, on se retrouve avec 30% de voyageurs. Donc, le gouvernement peut offrir le transport public gratuitement à toute la population. Je sais que certains politiciens sauteront de leur siège à cette idée, mais “bribe” électoral ou pas, c’est le public voyageur qui bénéficiera de la nationalisation.
Les négociations en vue de décider du quantum de la compensation salariale sont ouvertes. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui agace les travailleurs, en ce moment, c’est la flambée des prix. Un ami m’a dit récemment que le prix du riz basmati a augmenté de façon conséquente, et ce, à un moment où les prix des produits de base ont aussi augmenté. Je parle là du lait en poudre, de l’huile comestible, etc. Comment les gens vont-ils vivre si cette situation persiste ? Je pense qu’avec une compensation salariale de Rs 700, les travailleurs pourront faire face aux augmentations. Cette somme est totalement justifiée, malgré que la hausse des prix va encore perdurer. Je pense également que le gouvernement doit venir très vite avec un système de contrôle des prix. Je me demande si le ministère du Commerce est en train de fonctionner. Ce n’est certainement pas à coup de contraventions qu’on va remplir le ventre des travailleurs. Infliger des contraventions aux commerçants n’est pas suffisant.
Propos recueillis par Jean Denis Permal