Bernard Reber est directeur de recherche au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), docteur en recherches politiques, habilité à diriger des recherches en philosophie. Citoyen suisse vivant en France, il a été séminariste et journaliste, et a séjourné à Maurice pendant deux ans. Au CNRS, il s’est intéressé aux formes de discussions plus ou moins civilisées à mettre en place pour faire avancer le débat citoyen.
De ce fait, il s’est particulièrement intéressé au grand débat citoyen organisé par le gouvernement français et dont il nous avait longuement parlé dans une interview en 2019. Profitant du bref séjour qu’il vient d’effectuer à Maurice à la fin du mois d’octobre, nous l’avons relancé sur le grand débat et d’autres sujets de l’actualité politique française et internationale.
Le grand débat national organisé par le président Macron devait être une réponse à la crise des gilets jaunes et devait également permettre, je reprends votre expression, de « démocratiser la démocratie en France. » Est-ce que cela a été le cas ?
— Le problème de ce grand débat national est qu’il y avait beaucoup trop de contributions, plusieurs millions sur certaines plates-formes. Puis, il y a eu des réunions dans toutes les régions de France avec des citoyens tirées au sort qui ne travaillaient qu’un jour et demi par semaine sur les quatre grands sujets du débat national : citoyenneté et démocratie ; fiscalité ; transition écologique et réforme de l’État. On a ensuite débouché sur la convention citoyenne pour le climat, avec 150 personnes tirées au sort pour représenter une France en miniature. Cette convention, qui devait s’étaler sur neuf mois, a, en fait, duré dix-sept mois en raison des grèves et de la Covid-19. L’unique question sur laquelle la convention a travaillé était : comment réduire de 40% les gaz à effet de serre d’ici 2030 dans un esprit de justice sociale ? Les citoyens participants ont pu consulter des spécialistes sur les sujets connectés au thème choisi.
Concrètement, qu’est-ce que les résultats de cette convention ont apporté au débat démocratique ?
— On oublie souvent que le débat démocratique est une façon de dialoguer, de se parler et de se respecter où l’injure n’a pas sa place, de même que les jugements sans justification. Il a permis aux citoyens de se rendre compte de la complexité des structures de prise de décision et les difficultés pour faire une idée, aussi généreuse qu’elle puisse être, passer les différents caps/obstacles de la mise en pratique en changeant les lois. Qu’il faut passer par des personnes qui sont spécialisées dans ces domaines.
Autrement dit, les citoyens doivent laisser certains sujets à ceux qui les maîtrisent : les professionnels de ces professions. D’autres diraient des technocrates !
— C’est une manière de dire les choses. En démocratie, on a besoin d’associer des compétences différentes. Un citoyen ordinaire n’a pas les compétences voulues pour répondre à la question : comment réduire de 40% les gaz à effet de serre d’ici 2030 ? Ce sont de hauts fonctionnaires et des scientifiques qui peuvent le faire, et leur expertise a été mise à la disposition de la convention. Notamment quand il s’est agi de réécrire les textes de loi.
Finalement, peut-on dire que le grand débat suivi de la convention citoyenne n’a pas donné de grands résultats ou, pour être plus direct, a été un échec ?
— Non, dans la mesure où ses 149 propositions ont été écoutées, entendues, publiées et transmises aux autorités pour qu’elles soient mises en pratique. Des 149, le président Macron en a retenu 146. Il faut aussi souligner que ces propositions ont fait l’objet de délibérations au cours desquelles il fallait argumenter, expliquer pourquoi telle proposition est préférable à telle autre. Il s’agissait de discussions et de consensus : c’est ça l’expression de la démocratie. Ça n’a pas fait autant avancer les choses autant qu’on l’imaginait, mais on les a quand même fait un peu avancer, malgré les résistances.
Les citoyens ont quelque part découvert comment fonctionnent les autorités responsables…
— On peut le dire. Des sessions de travail ont été organisées entre les citoyens, les ministres, les juristes, les spécialistes, les hauts fonctionnaires, les syndicats, les associations et les lobbyistes. Les citoyens sont allés au charbon en descendant sur le terrain et ont découvert qu’il était beaucoup plus facile de dire qu’il faut changer que de le faire. Ils ont découvert que les situations sont beaucoup plus complexes qu’on ne le pense, qu’il faut faire face à des résistances et des antagonismes, tout en cherchant à trouver les compromis nécessaires.
Le citoyen français lambda a-t-il été aussi passionné par les travaux de la convention citoyenne que le philosophe et chercheur du CRNS que vous êtes ?
— Même dans un monde très défiant comme la France — où 33% des citoyens disent ne pas avoir confiance dans la politique et où 9% pensent que la démocratie est un système dépassé et un certain nombre pensent qu’il faut la reformer —, c’est déjà une bonne nouvelle que de voir que les gens acceptent de s’engager pendant dix-sept mois pour réfléchir et discuter ensemble sur un sujet de société. En dépit des conflits qui ont existé, ils ont également vécu une expérience humaine formidable en comprenant que même si on n’est pas du tout d’accord, on peut discuter ensemble, défendre ses positions tout en apprenant à faire des compromis pour avancer. Ça, c’est bon pour la démocratie, mais aussi pour la vie en société, et les Français l’ont vu et compris.
À l’époque, le président Macron avait essayé de calmer la colère des gilets jaunes, provoquée par l’augmentation du prix des carburants, en instituant la convention citoyenne. Aujourd’hui, pour calmer la colère des Français face aux augmentations des prix des carburants, il offre un chèque de 100 euros à la moitié d’entre eux.
Est-ce qu’il aurait pu éviter la crise des gilets jaunes à l’époque en sortant le chéquier ?
— À l’époque, le gouvernement a essayé de réduire les augmentations pour mettre fin à la crise, mais c’était trop tard, le mouvement de protestation était devenu trop important. Si au début on manifestait uniquement contre une augmentation du prix du carburant, bien vite, d’autres demandes se sont greffées dessus, dont la colère de ceux qui n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Il faut souligner que les Français, dont des gilets jaunes, ont été étonnés du succès du mouvement et que beaucoup y ont cru dans les premières semaines. Sans ce que j’appelle les réseaux asociaux — eu égard à ce que certains d’entre eux publient —, le mouvement n’aurait pas eu la même capacité de mobilisation. Aujourd’hui, il est plus difficile de mobiliser dans cette période de Covid et d’élection présidentielle.
Parlons justement de cette présidentielle qui est marquée par la passion de beaucoup de Français pour un journaliste qui devient homme politique en se prononçant contre la parité homme/femme, contre l’immigration, contre l’islam et, entre autres, veut “franciser” les prénoms des enfants. Comment expliquer le succès d’Éric Zemmour, qui n‘est pas encore candidat, mais que les sondages donnent présent au deuxième tour de l’élection présidentielle, ce qui ne serait pas le cas de Marine Le Pen ?
— Il y a aurait plusieurs façons d’expliquer le phénomène. Ce monsieur n’est pas un inconnu : c’est un animateur de talk-show télévisé qui peut convaincre avec des formules qui caressent certains Français dans le sens du poil. On ne fait pas de la politique uniquement avec des formules.
On disait la même chose de Donald Trump au départ. On ne fait pas de politique avec des formules, mais les principaux partis politiques français reconnaissent l’importance d’Éric Zemmour dans la présidentielle ! Mais tous les journaux couvrent ses activités…
— C’est exact, mais avec cette différence que Donald Trump était le candidat du Parti Républicain. Mais la vraie question est : sur quoi les gens s’appuient-il quand ils votent ? Pour certains, c’est une réflexion à partir d’un débat de plus ou moins bonne qualité. Pour d’autres, c’est la défense d’intérêts personnels que l’on va confier à un candidat. Pour d’autres encore, ce sont des questions d’identité. C’est vrai qu’on leur présente une menace, qu’on leur donne quelques chiffres et ceux qui sont de tendance conservatrice se disent que, finalement, pourquoi pas Zemmour ? Et puis, il ne faut pas oublier qu’il y a des gens qui votent aussi comme ils achètent des produits et changent facilement d’avis dépendant de la propagande. Mais il faudra voir si M. Zemmour obtient les 500 parrainages nécessaires pour être candidat et s’il va maintenir ses formules pour faire campagne. Pour le moment, il n’a ni programmes ni propositions : il ne fait que raconter de petites histoires et des anecdotes qui le rendent populaire. Il est d’autant plus populaire que la gauche et la droite traditionnelles sont divisées, n’arrivent pas encore à désigner un candidat unique pour la présidentielle, ce qui donne de la place, tout au moins dans le débat, aux outsiders comme lui.
En attendant qu’il déclare sa candidature, est-ce que le fait que ses arguments “identitaires” sont acceptés par beaucoup de Français ne vous inquiète pas ?
— La partie identitaire de son discours ne peut pas être complètement négligée. C’est un discours sur lequel tout un chacun peut avoir une opinion. Mais quand il parle des problèmes économiques, de la nécessité de la transition écologique, des problèmes de la vie réelle, là c’est autre chose. C’est du sérieux.
Le Français a-t-il envie qu’on lui parle de ces sujets sérieux ou préfère-t-il qu’on le caresse dans le sens du poil en lui parlant des questions identitaires et du grand remplacement des étrangers qui prennent la place des Français “de souche” qu’il faut retourner “chez eux” ?
— Il est facile d’occuper, de détourner les gens avec des questions identitaires et sécuritaires, et cela semble marcher. C’est préoccupant. Les gens fonctionnent à l’émotion, pas à la raison. Ils se laissent emporter et suivent au lieu de questionner, de se demander si les situations que Zemmour décrit sont aussi noires qu’il le prétend. Mais une campagne présidentielle est longue et nous n’en sommes qu’au tout début. Il ne faut pas oublier que tout n’est pas joué d’avance dans une élection. Il faut quand même rappeler qu’au cours de la précédente présidentielle, les sondages donnaient François Fillon largement gagnant pendant des mois. Ce n’est pas réjouissant de savoir que la seule chose palpitante comme sujet de discussion en France est la question d’identité, alors qu’on devrait plus s’intéresser à la transition écologique, qu’on a besoin de faire des analyses sur les politiques publiques, de comprendre comment les décisions qui engagement l’avenir sont prises, comment ça fonctionne.
Il n’y a pas qu’en France que les appels à l’intégrisme, au nationalisme, au refus, au rejet de l’autre se font entendre. Est-ce que nous sommes arrivés à ce que certains décrivent comme une fin de civilisation ?
— On a cru à un moment qu’avec la globalisation et la chute du bloc soviétique, le monde allait devenir plus libéral. On a eu un moment de mondialisation heureuse, de très grande ouverture, surtout économique, et puis on s’est rendu compte que dans le même pays, on pouvait avoir des gagnants et des perdants, que le monde devenant un marché unique, on est exposé à la concurrence. Il y a eu des redistributions de cartes qui ont fait remonter de vieilles façons de fonctionner : qui est avec qui, qui est avec ou contre nous. Un monde sans frontières, trop ouvert est, pour certains, insupportable. C’est insupportable d’avoir à dépendre des autres pour avancer, ce qui explique la remontée des nationalismes, alors qu’on a besoin d’être ensemble pour faire certaines choses, comme la transition écologique, qui concerne la survie de tous.
Un mot sur le conflit entre l’Union européenne et la Pologne, qui affirme que sa loi nationale est au-dessus des lois européennes. En guise de réponse, l’UE menace de geler ses subventions, ce que le président de la Pologne qualifie de « mettre un révolver sur la tempe des Polonais »…
— Vous avez beaucoup résumé la situation et on peut dire que l’image est forte. Mais il faut aussi dire qu’en demandant son adhésion à l’Union européenne, la Pologne savait quelles étaient ses valeurs et ses principes, et elle les a acceptées. C’est simple : pour faire partie du club et bénéficier de ses aides, il faut respecter ses valeurs. C’est ça la démocratie : dialoguer, dire ses désaccords, parvenir à en faire des accords et faire des compromis — pas des compromissions — pour avancer. Sinon, chacun campe sur ses positions et on ne bouge pas. La démocratie est bien constituée parce que dans les États de droit, les institutions — qui sont perfectibles — sont bien faites et quand il le faut, on amende les lois. Si les institutions font bien leur travail et se font respecter, ça marche et c’est, jusqu’à preuve du contraire, le meilleur système inventé pour faire tourner le monde.
Est-ce que l’un des problèmes principaux de la démocratie ne réside pas dans le fait qu’au contraire d’autrefois, aujourd’hui, les mots n’ont pas une seule signification ou interprétation, mais plusieurs, chacun choisissant — ou inventant — celle qui lui convient le mieux ? Ce qui rend le dialogue difficile, pour ne pas dire impossible, comme le compromis…
— Je suis en train de terminer un livre qui aura pour titre La délibération responsable, entre conversation et considération. J’ai commencé par une phrase connue citée par Albert Camus : mal nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde. Pour débloquer le débat démocratique, il faut s’intéresser à la façon dont on se parle, dont on dialogue, dont on échange, dont on considère l’autre. On a souvent entendu, pendant la crise des gilets jaunes, les expressions « nous ne sommes pas considérés », « nous ne sommes pas reconnus » ou « nous sommes méprisés ». Beaucoup de gens se retrouvent dans ces phrases. Il faudrait qu’on apprenne à débattre dans les institutions scolaires pour acquérir les outils permettant d’argumenter, de dire pourquoi on n’est pas d’accord, avant d’arriver au compromis indispensable pour avancer.
Est-ce que je me trompe en pensant que le philosophe que vous êtes est enchanté de la situation actuelle — de la nécessité de la transition écologique à Zemmour, pour faire large —, qui lui permet d’aller sur le terrain et de mesurer la solidité des outils dont vous disposez pour faire des analyses ?
— C’est vrai qu’une partie de mon métier est de discuter avec les philosophes. Il se trouve que j’ai été longtemps dans un laboratoire avec des sociologues qui faisaient pas mal de terrain et c’est comme ça que j’ai suivi de près les travaux du grand débat et maintenant de la transition écologique. Ce sont des postes d’observation pour voir comment les citoyens ordinaires et les spécialistes travaillent sur ces questions de démocratie. Pourquoi je me priverais de ce genre d’expériences pour apprendre des choses, en analysant les faiblesses, en voyant comment on aurait pu faire autrement ?
Quittons la philosophe pour l’actualité à la fois politique et écologique. Que faut-il attendre de la Cop26 qui se tient cette semaine à Glasgow, en Écosse, après l’échec de la conférence de Paris ?
— Je ne suis pas sûr que le mot échec convienne. La conférence de Paris sur le climat a réussi à faire l’unanimité sur les objectifs planétaires…
Une conférence dont les États-Unis se sont retirés…
—Pour revenir par la suite. La conférence de Paris, c’était un tout premier pas. Les décisions à prendre à Glasgow seront plus dures, plus difficiles que celles de la conférence de Paris. À Paris, il fallait fixer des objectifs. À Glasgow, il s’agit de se mettre vraiment d’accord, d’autant que depuis Paris, on a découvert que des pays signataires du traité, dont la France, ont dévié de la trajectoire définie. Glasgow sera dur, mais j’essaie d’être optimiste en disant que si on avance un peu, mais bien, sur les outils de comparabilité des engagements des uns et des autres, ce sera énorme. Ce ne sera pas facile quand on prend par exemple le président américain Joe Biden qui est assez protransition, mais qui est obligé de passer des compromis pour des raisons de politique interne.
Pour terminer, est-ce qu’on peut dire qu’avec tous les sujets abordés lors cette interview, que la démocratie est en train de s’enrichir ?
— C’est une question très délicate de savoir si on réussit la transition écologique, si on est démocrate ou si on ne l’est pas. Les enjeux sont importants et on peut se demander si la démocratie est le moteur ou le frein de la transition écologique. Cela étant, il faut quand même reconnaître les efforts des individus — comme ceux de la convention citoyenne en France — et des institutions pour faire avancer les choses en recommandant que l’on produise autrement, que l’on mange autrement, que l’on se déplace, que l’on se loge et que l’on se chauffe autrement ,pour le bien de tous. Le système démocratique, c’est le seul qui accepte de faire son autocritique, c’est donc une machine à décevoir, car on n’atteint jamais l’idéal, mais ce n’est pas une excuse pour ne pas essayer d’avancer et de l’améliorer.
De manière générale, je suis très étonné de voir que beaucoup de pays ont réussi à résister à la pandémie de Covid 19. On aurait dû avoir des populations décimées, des crises beaucoup plus importantes du point de vue économique. Dans les pays démocratiques, les gens ont quand même accepté qu’on touche à leurs libertés fondamentales pour faire face à la pandémie. Il y a quand même des raisons d’être plutôt optimiste pour l’avenir.